L'émergence

Revenons en détail sur une notion que nous avons évoqué plusieurs fois récemment : l'émergence.

On résume l'émergence en affirmant que "le tout est plus que les parties". Elle sert principalement à combler le fossé explicatif qui existe dans les sciences du vivant ou encore en philosophie de l'esprit : il semble bien qu'un organisme biologique soit plus qu'un agencement de molécules, à plus forte raison quand on le suppose conscient, dans la mesure où il dispose d'une certaine cohérence, d'une hypothétique unité psychologique, et interagit globalement avec son environnement. Mais cette notion est en fait problématique, quelle que soit la version (forte ou faible) qu'on en choisit.

Emergence forte ou faible

L'émergence faible, ou épistémique, consiste à voir qu'un système donnée fait apparaître des propriétés globales, et peut s'analyser de manière globale, sans pour autant que la causalité ou le réductionnisme ne soient remis en question. Le comportement global du système est en quelque sorte "dans la tête" de l'observateur, pas dans la réalité. Ainsi si un liquide chauffé par le bas fait apparaitre des courants de convection à grande échelle, il n'y a pas lieu de croire qu'une mystérieuse causalité globale soit apparue. Les courants de convection peuvent être compris sans problème comme étant causé par les interactions des éléments microscopiques du système. On peut en faire ensuite une analyse sur un plan macroscopique sans remettre en question cette correspondance.

L'émergence forte, ou ontique, consiste à penser que des propriétés globales apparaissent réellement dans le système et disposent d'un pouvoir causal qui ne se réduit pas à l'agencement des parties. Mais alors on est en droit de se demander (notamment dans un cadre déterministe), "d'où vient" cette causalité. Si elle est déterminée en fonction de la nature du système, et si cette nature peut se décrire en terme d'un agencement des parties, alors en quoi n'est-elle donc pas réductible aux parties ? Et si la nature du système n'est pas descriptible en terme d'agencement de ses parties, quelle est donc cette mystérieuse nature ? Peut-on encore parler d'émergence ?

L'émergence forte est donc très problématique, mais l'émergence faible n'est pas satisfaisante, puisqu'elle entraîne l'assimilation de la conscience ou de la vie à un épiphénomène. Alors se pose la question des aspects qualitatifs de l'existence à la première personne : quelle est leur origine ? Ils semblent bien être émergents, mais en quel sens, si ce n'est ni le sens fort (parce qu'il pose problème), ni le sens faible (parce qu'il n'est pas suffisant) ? La solution est de proposer une émergence forte qui ne soit pas causalement efficiente, c'est à dire une survenance. Encore une fois c'est peu satisfaisant, puisque cette option fait figure d'hypothèse ad-hoc, et revient à faire de la conscience un épiphénomène, à faire de nous même qui sommes en train d'y réfléchir des spectateurs du monde, y compris notre réflexion. Nous avons déjà évoqué maintes fois ce problème.

La physique quantique à la rescousse

Il existe pourtant une solution (et un prix à payer). Certes, on l'a vu, émergence forte et déterminisme ne font pas bon ménage, mais il se pourrait qu'une dose d'indéterminisme permette de sauver le tout... En physique quantique, la notion d'intrication correspond précisément à ceci : il s'agit d'une indétermination qui est répartie sur les différentes composantes d'un système et qui ne peut donc pas être attribuable à des parties du système prises séparément, puisqu'elle correspond à une corrélation entre elles.

L'intrication peut tout a fait s'interpréter comme une causalité descendante, et même (dans l'interprétation transactionnelle notamment) comme la présence d'une cause finale. Bien sûr cette vue n'a rien d'évident. On peut la qualifier de métaphysique, notamment du fait que la cause supposée finale est interne au système, elle n'agit que sur la part indéterminée non encore mesurée de l'évolution du système, et elle ne peut donc servir à modifier le passé ni à recevoir une information du futur. D'un point de vue extérieur, il s'agit simplement d'un événement aléatoire affectant l'ensemble du système de manière cohérente. Reste que ces éléments sont intéressants, dans le sens où l'émergence ainsi comprise s'interprète aisément comme lieu d'intentionnalité au sein d'un espace privé. Elle se rapproche de l'image qu'on se fait de l'existence : la possibilité de porter des projets qui se traduisent pour quelqu'un d'extérieur par une certaine cohérence a posteriori (cause finale) mais qui lui sont imprévisibles à priori, puisque se déroulant dans un espace privé (indétermination), enfin le fait que la mise en œuvre de ces projets intentionnels se traduise concrètement par une action physique, notamment sur le corps (causalité descendante).

Nous avons donc affaire, semble-t-il, à une authentique émergence forte qui ne pose pas de problème particulier (enfin, si, mais nous y reviendrons), puisque le formalisme physique en rend compte, et qui se rapproche théoriquement de l'idée intuitive qu'on se fait de l'émergence dans le domaine du vivant.

La biologie quantique

Premier problème... On peut se demander en quelle mesure ce phénomène microscopique existe à grande échelle, et notamment dans les systèmes biologiques. On sait que l'intrication est générée par les interactions, mais qu'elle se "dilue" dans l'environnement avec la décohérence. Si vraiment elle devait servir d'explication à la cohérence d'un organisme vivant, comment celui-ci ferait-il pour conserver sa cohérence quantique ? La décohérence n'est pas un phénomène s'appliquant uniformément à n'importe quel système physique, elle dépend fortement du contexte, mais tout de même...

Il existe quelques pistes de réponse, en rapport avec la physique du chaos. Les systèmes dissipatifs éloignés de l'équilibre (c'est à dire les systèmes qui consomment de l'énergie, comme les organismes vivants) sont réputés pour avoir une dynamique imprévisible et pour donner lieu à des comportements émergents, du fait qu'ils mettent en œuvre des boucles de rétroactions, c'est à dire une dynamique non linéaire. Ils utilisent l'énergie pour maintenir leur organisation interne, justement leur cohérence. Puisque l'imprévisibilité dans l'évolution de ces systèmes provient de l'amplification des variations microscopiques par les rétroactions, elle se nourrit donc fondamentalement des effets quantiques. De plus la faible entropie caractéristique de ces systèmes est bien la marque d'une cohérence interne, qui doit avoir pour origine des interactions microscopiques, donc encore une fois de l'intrication quantique. Certes, ceci ne signifie pas pour autant que l'intrication soit maintenue à grande échelle...

Le tout est de savoir si de tels systèmes sont capable de générer leur cohérence à une vitesse plus rapide que la décohérence qui résulte de leur interaction avec leur environnement. Un article récent du biologiste Stuart Kauffman semble montrer que c'est le cas de systèmes à la limite du chaos quantique (ce qui vient confirmer les présomptions que j'avais émise sur ce blog il y a quelque temps). D'après Stuart Kauffman, ceci expliquerait le fait que la cohérence quantique ait été mise en évidence expérimentalement dans certains systèmes biologiques, par exemple lors de la photosynthèse de certaines algues microscopiques.

C'est donc tout le champ de la biologie quantique qui s'ouvre à nous à travers ces résultats.

Comment interpréter l'émergence quantique ?

Mais la question qui nous intéresse ici (et le second problème) est celle de l'interprétation à donner à cette forme d'émergence. Elle ne va pas de soi, simplement parce qu'on touche ici au problème de la mesure en physique quantique. En effet la mise en évidence d'une intrication est contextuelle, c'est à dire que la mesure de l'intrication globale est incompatible avec d'autres aspects mesurables localement. Cette dépendance à la mesure rend donc l'interprétation de l'intrication problématique : s'agit-il d'une émergence ontique ou épistémique ? Tout dépendra de la façon dont on interprétera la physique quantique...

Or si l'on adhère à une interprétation relationnelle de la physique quantique, il faut concevoir que ce mode d'émergence n'est ni ontique, ni épistémique, mais entre les deux : les propriétés globales émergent des interactions, des mesures que l'on fait sur le systèmes. Elles n'appartiennent pas en propre à l'objet, mais pas non plus à l'observateur : elles appartiennent à une situation d'observation incluant à la fois l'observateur et son objet. L'intrication exprime en dernier lieu la dépendance potentielle du système observé à un dispositif de mesure global. C'est là le prix à payer pour l'obtention d'une authentique émergence : une dépendance intrinsèque aux modes d'observation, aux interactions avec l'environnement. Mais on va le voir, cette dépendance n'a rien d'incompatible avec la conscience vécue, bien au contraire.

Transposons ceci dans le domaine humain : l'émergence forte correspondrait à une situation de communication. C'est la communication qui me permet de mettre en évidence que quelqu'un est un individu conscient. Dans le domaine biologique, il pourrait correspondre à certaines "grilles de lecture" comportementales, elles aussi interactives : le fait, par exemple, d'observer la cohérence du vol d'un oiseau et de le voir réagir à ma présence me laisse penser qu'il s'agit d'un individu uni.

Transposer la théorie quantique au monde humain

En physique, on observe une intrication en mesurant la corrélation de certaines propriétés locales de manière à ce que l'aspect contextuel des mesures rende impossible une interprétation en terme de variables cachées. Nous pouvons appeler ceci une "mesure globale" du système. L'intrication est mise en évidence de manière statistique. Dans le domaine humain, on ne peut avoir la certitude que quelqu'un d'autre est conscient, mais on le pense intuitivement sur la base d'une communication réussie. Nous pouvons donc faire l'hypothèse que communiquer c'est mesurer globalement une personne de manière à mettre en évidence, statistiquement, qu'il est un système émergent, une unité. Tout comme en physique quantique, cela suppose des mesures contextuelles et perturbatives du système qui rendent impossible l'interprétation en terme d'agencement classique de propriétés locales, et cela suppose que ces mesures soient en un certain sens constitutives des propriétés émergentes mesurées (celles-ci ne préexistent pas à la mesure).

Il s'avère que précisément, la communication (le fait par exemple de demander à quelqu'un son opinion sur un sujet) est une interaction contextuelle et perturbative. Quand on pose une question, on peut affirmer que de manière générale, la réponse n'est pas déjà prête chez l'interlocuteur, qu'elle émerge de l'interaction, et que de plus elle amène cette personne à modifier son état d'esprit initialement indéterminé pour le projeter sur un état déterminé par la réponse qu'il donne. Ces aspects sont mis en évidence par les études psychologiques (voir notamment ce livre). Il est certes possible de rendre compte de ces aspects psychologiques de manière "classique", mais on peut émettre à titre d'hypothèse (qui demanderait à être approfondie) que ce ne soit pas ultimement le cas, c'est à dire qu'à la manière d'une expérience EPR en physique, la cohérence globale de l'individu ne puisse être totalement dissoute, qu'il soit impossible d'interpréter ses réponses en termes algorithmiques. Ceci suppose que l'organisme dépasse en quelque sorte la description qu'on peut en faire.

Tout comme en physique quantique, il se peut donc que la communication soit en un certain sens constitutive de la conscience, dans le sens où l'état conscient n'existe pas en tant que tel en dehors de son investissement dans la communication qui le révèle à autrui. Bien sûr, je puis être conscient sans communiquer, mais alors c'est à moi que mon état conscient apparaît, à la condition que je sois dans un état d'introspection. On peut alors affirmer que je communique avec moi même.

L'oeuf et la poule

Tout comme en physique quantique certaines mesures globales sont incompatibles avec certaines mesures locales, suivant la façon dont le système est intriqué, on peut supputer qu'il existe de "bonnes" et de "mauvaises" façons de mettre en évidence qu'un être humain est un système émergent, de "bonnes" tentatives de communications, et de "mauvaises" qui échouerons. Mais un système biologique est tellement complexe que les mesures globales possibles sont multiples. Ceci se traduit par le passage de mesures quantitatives (possible quand l'espace des états a peu de dimensions) à des mesures qualitatives, typiques des situations de communications.

La multiplicité des mesures globales possible, exponentielle, pose question quand à la possibilité même d'une communication réussie. Cette dernière suppose nécessairement un fond commun, des bases sur lesquelles communiquer. S'il m'est donné de voir que l'autre est un système émergent en communiquant avec lui, c'est donc que je dispose de capacités de communication semblables à lui : il y a donc circularité, puisque c'est mon appartenance à la communauté des hommes (ou des êtres vivants terrestre, ...) qui me permet de mettre en évidence que d'autres y appartiennent aussi. Dès lors cette appartenance n’apparaît fondée sur rien d'autre qu'elle même...

Cette circularité n'est pas fondamentalement un problème si on l'explique par une évolution commune, qu'on la conçoit comme elle-même ayant émergé au cours de l'histoire. Elle est le cadre au sein duquel il m'est donné de mettre en évidence que d'autres que moi disposent comme moi d'un monde de signification à leur disposition, semblable au mien.

Les concepts

Un concept, compris au sens large comme unité d'interaction avec le monde, correspond donc à une mesure du monde (de mon monde) plus ou moins globale. C'est une grille de lecture contextuelle qui permet d'isoler dans le monde des objets. Pour autant nos objets sont-ils tous des systèmes émergents ?

La réponse, je pense, est oui, mais cette émergence n'est pas nécessairement "forte". Elle peut être "faible", c'est à dire induite par le sujet. Ainsi quand j'utilise un objet, quand j'en fait un outil à la disposition de ma volonté (une mécanique), il y a bien émergence, c'est à dire qu'il y a une causalité descendante à l’œuvre mais cette causalité descendante prend sa source en moi. Elle est la marque de mon intentionnalité. De même quand l'expérimentateur met en place un dispositif global pour mesurer un système qu'il isole de son environnement. Le système dans son ensemble est émergent, mais au sens faible.

Il y a donc émergence faible quand je peux m'approprier l'objet, en faire une extension de ma conscience. Il y a émergence forte quand j’interagis avec l'objet, qu'il est bien objet de ma conscience mais que je sais reconnaître qu'il m'échappe en partie, irréductiblement.

Les concepts sont donc intimement liés à l'émergence. Ils semblent qu'ils aient été taillés par l'évolution naturelle (et en chacun de nous par l'éducation) pour isoler les objets du monde, tantôt manipulables, tantôt zones d'émergences clairement identifiables comme les êtres vivants. Ceci est à rapprocher d'une conception pragmatiste de la vérité (il ne s'agit pas de fonder la vérité sur une norme transcendante, mais de la voir comme toujours en construction, sans pour autant n'être rien).

Pour finir, remarquons que de manière générale, les organismes ou entités que nous avons considérés émergent(e)s, les animaux, les concepts, voir les objets techniques, semblent tous être façonnés par des mécanismes darwiniens (neuronaux, sociaux ou environnementaux). Il y a là un lien qui mériterait d'être approfondi.

Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

Commentaire sur "où doit s'arrêter la recherche scientifique"

La neutralité de la science vis-à-vis des valeurs sociales : un idéal obsolète ?