La neutralité des sciences est-elle un idéal de droite ? (Une défense de l'esprit du positivisme)

Un certain narratif contre la zététique

Les débats publics sur les réseaux sociaux qui touchent à mon domaine d’expertise, la philosophie des sciences, gravitent souvent autour du mouvement zététique et de ses critiques. Pour rappel, la zététique, ou scepticisme scientifique, est un mouvement de défense de la rationalité scientifique face aux croyance scientifiquement infondée (religieuses, idéologiques, superstitieuses, etc.). On peut identifier une critique récurrente de ce mouvement qui prétend s’appuyer sur les sciences humaines et sociales, et donc en partie sur ma spécialité, la philosophie des sciences.

Le tableau qui est dépeint est en gros le suivant. La zététique serait fondée sur un positivisme, soit l’idée qu’on peut fonder rationnellement une connaissance objective du monde sur la vérification expérimentale uniquement. Or, est-il avancé, le positivisme, défendu notamment au sein du cercle de Vienne il y a à peu près un siècle, a depuis été battu en brèche. Selon cette critique, la raison principale de son échec serait qu’il est aujourd’hui démontré que la connaissance scientifique est historiquement et socialement située et que les valeurs sociales y jouent un rôle au moins aussi important que la vérification expérimentale. S’il y a eu des résistances envers ces thèses, notamment de la part des sciences dures, qui ont donné lieu à la “guerre des sciences” dans les années 80-90, c’est finalement une forme de constructivisme social qui l’aurait emporté sur le plan intellectuel. La zététique serait donc coupable d’entretenir une vision naïve et dépassée des sciences.

Il y a souvent un fond politique dans ce débat qui rend ses participant·e·s étonnamment engagés. Ce n’est pas un débat seulement technique. Le camp d’en face n’est pas seulement dans l’erreur. Il est aussi (pour certain·e·s au moins) politiquement dangereux. En effet, si les zététicien·ne·s défendent à tort que la connaissance scientifique est objective et neutre vis-à-vis du contexte social, ce serait, en gros, parce qu’ils ou elles sont de droite, ou bien a minima cette défense de la “sciônceTM” (en mode sarcastique) favoriserait les politiques de droite, pour ne pas dire le techno-fascisme. Défendre la neutralité des sciences occidentales vis-à-vis des valeurs politiques et sociales serait en effet une manière de légitimer de telles politiques en prétendant faussement qu’elles relèvent de la pure rationalité, alors que non, il y aurait bien un projet politique derrière, allant de pair avec une foi inébranlable envers le progrès technologique et une certaine volonté hégémonique des sciences dites dures, de la physique à la biologie, sur les sciences humaines comme la sociologie. Les bonnes gens de gauche acceptant que toute connaissance est située feraient preuve de plus de lucidité, et seraient capables de voir au-delà de ce jeu de dupe.

Bon. Il y a de quoi être assez étonné·e par ce narratif quand on connaît un peu ces sujets. La première chose étonnante, au regard de l’histoire, c’est que les fameux positivistes du cercle de Vienne était en gros une bande de communistes et de progressistes clairement situé·e·s à gauche sur le plan politique, dont le projet était de promouvoir la rationalité scientifique face aux mystiques fascistes en plein essor à leur époque. De nombreux membres ont fui la montée du nazisme et se sont retrouvés aux États-Unis, où leur positivisme a fini par se mêler à des thèses pragmatistes plus nuancées. Pendant ce temps, d’autres philosophes, comme Heidegger, beaucoup moins convaincu de l’objectivité scientifique, beaucoup plus prompt à ne pas vraiment différencier science et technologie et à entretenir une méfiance envers la notion de progrès scientifique, adhéraient au parti nazi et défendaient des thèses clairement antisémites.

Tout ça pour dire que cette association implicite entre positivisme et idées de droite est bien loin de relever de l’évidence au regard de l’histoire. J’y reviendrai dans la troisième et dernière partie de cet article. Mais avant ça, je souhaite corriger ce narratif sur un plan plus théorique et philosophique.

I. Le positivisme

Les idées fausses sur le positivisme

Une deuxième raison de s’étonner de ce narratif est qu’il assimile assez régulièrement positivisme et réalisme scientifique en les classant sous la même étiquette. Le réalisme est, en gros, l’idée que les sciences visent à décrire le monde telle qu’il est, à établir une forme de correspondance directe entre nos représentations et une réalité qui pré-existe à ces représentations, qui ne dépend pas de nous. C’est une façon particulièrement ambitieuse de concevoir l’objectivité des sciences. Or, le positivisme du cercle de Vienne n’est pas un réalisme. Il ne défend pas une vérité correspondance comme le fait le réalisme, mais plutôt un vérificationnisme, soit une identification de la vérité à ce qui est vérifiable par l’expérience : il s’agit d’une doctrine beaucoup plus proche du pragmatisme (au sens philosophique) que du réalisme.

La différence principale entre réalisme et positivisme est que les positivistes sont sceptiques vis-à-vis de la possibilité de connaître ce qui va au-delà de l’expérience. Ils ou elles ne dotent donc pas la connaissance scientifique d’une portée métaphysique. Les sciences ne révèlent pas la nature profonde de la réalité. Pour un·e pur·e positiviste, une théorie scientifique, c’est juste quelque chose d’utile pour rendre correctement compte de nos observations. Les réalistes sont beaucoup plus optimistes à ce sujet.

Est-ce une différence importante pour le débat, ou un simple pinaillage de spécialiste ? Eh bien, c’est quand même important, parce que quand il est question de guerre des sciences, les positivistes du cercle de Vienne sont finalement plus proche du camp du constructivisme social que du camp réaliste.

Carnap, par exemple, sans doute la figure la plus emblématique du Cercle de Vienne, défendait vers la fin de sa carrière l’idée que la vérité d’une hypothèse scientifique est relative à un “choix de langage”, ou choix de schème conceptuel, choix qui est fait suivant des critères pragmatiques ou questions de valeurs (de ce qui importe ou non pour nous, êtres humains, dans un contexte donné), et qui ne dépend donc pas du monde extérieur. Certes, il ne s’agit plus à proprement parler du positivisme des origines, mais il n’y a pas vraiment rupture dans la pensée de Carnap : il s’agit d’une évolution naturelle de ses idées initiales vers une forme de pragmatisme plus sophistiqué et mieux capable de répondre aux difficultés d’un positivisme naïf (proche de ce que défendra Putnam dans les années 80 avec son “réalisme interne”, bien qu’on pourrait dire que Putnam ait régulièrement oscillé entre pragmatisme et réalisme : il est également connu pour avoir formulé le principal argument en faveur du réalisme). Neurath, un autre membre influent du cercle de Vienne très porté sur les sciences humaines, défendait dès le départ des thèses pragmatistes de ce type, assez “cohérentistes”, holistique ou anti-réductionniste (l’idée que l’édifice de la connaissance forme un tout organique plutôt qu’il ne s’agirait d’un agencement de briques indépendantes). Et d’ailleurs, même si l’on remonte aux origines du positivisme chez Auguste Comte au début du 19e siècle, on n’est pas si loin du constructivisme social, au fond : le positivisme est aussi, chez Comte, une doctrine anti-réductionniste, anti-matérialiste, qui voit dans la sociologie (et non dans la physique !) la science ultime destinée à régner sur les autres. Tout ça ne ressemble pas beaucoup à l’homme de paille que le ou les détracteurs de la zététique, mais aussi, étrangement, beaucoup de réalistes, érigent en homme à abattre quand ils parlent de positivisme.

Qui est le vrai gagnant de l’histoire des idées ?

Il est donc important de différencier réalisme et positivisme, le dernier étant finalement par nature plus proche du constructivisme que le premier. Là où ça devient un peu gênant pour le narratif anti-zététique proposé plus haut, c’est qu’il a raison au moins sur une chose : le positivisme est le grand perdant de l’histoire des idées en philosophie des sciences au 20e siècle. Ce qui, du coup, ne joue pas forcément en faveur du constructivisme social…

En effet, là où le narratif que j’ai présenté plus haut a un fond de vérité, c’est qu’il y a un consensus large pour dire que le positivisme du cercle de Vienne est intenable. La raison principale en est que d’un point de vue strictement logique, l’expérience seule ne peut servir à vérifier ou réfuter formellement une théorie scientifique. On parle à ce sujet de sous-détermination par l’expérience. D’autres considérations doivent entrer en compte.

Il est coutume, depuis les travaux de Kuhn, de ranger toutes ces considérations sous le terme de valeur (ou vertus) épistémiques. Mais attention : ici, le terme “valeur” est un terme technique. Il fait seulement référence à quelque chose servant à évaluer. Mais il peut très bien s’agir d’évaluer la plausibilité d’une hypothèse (d’où le qualificatif “épistémique”, relatif à la connaissance). Il ne s’agit en aucun cas d’affirmer que les théorie sont évaluées sur un plan moral, par exemple : seulement de dire qu’elles doivent être évaluées autrement que par leur seule adéquation aux observations, suivant d’autres critères, comme par exemple la simplicité ou la cohérence des différentes théories et disciplines entre elles. Le fameux rasoir d’Ockham souvent invoqué par les zététicien·ne·s peut donc être considéré comme un appel à certaines valeurs épistémiques, tout comme l’idée d’une unité de la science.

Au fond, cette sous-détermination par l’expérience est un point assez formel qui ne nous dit pas grand chose sur ce que sont ces valeurs et sur leur rôle. Le débat qui s’ensuit, c’est précisément de savoir ce que recouvrent ces fameuses valeurs épistémiques, et si on doit les considérer comme :

  • des guides vers la vérité, comme le proposent les réalistes (parce que le monde serait simple, unifié, intelligible),

  • des critères d’utilité pratique (objectifs ou rationnels, mais éventuellement relatifs à des buts), comme le proposent les pragmatistes, ou encore

  • comme étant plus profondément ancrées dans un contexte socio-culturel contingent, issues d’une “négociation” y compris sociale, comme le proposent les constructivistes.

Voilà nos trois grandes options post-positivistes (disclaimer : j’ai moi-même une préférence marquée pour le pragmatisme). Il s’agit là bien entendu d’un tableau un peu caricatural, puisqu’il existe des variations et compromis entre toutes ces positions, mais il reste beaucoup moins caricatural et manichéen, beaucoup moins faux, que celui proposé par les critiques de la zététique quand ils ou elles semblent voir dans le constructivisme le seul successeur légitime du positivisme. Malheureusement pour ce type de vue, le réalisme est aussi dans la place…

Alors, qui est le gagnant dans cette histoire ? Quel positionnement est devenu “mainstream” ?

Eh bien, il n’est pas forcément évident de porter de tels jugements (mainstream pour qui : pour les physicien·ne·s, biologistes, sociologues, philosophes ?), mais si l’on se concentre sur la philosophie des sciences internationale (en langue anglaise donc), il me semble que le vainqueur incontesté de l’histoire des idées sur la seconde moitié du 20e siècle post-positiviste, c’est le réalisme scientifique, avec le pragmatisme comme outsider connaissant un certain regain d’intérêt en ce début de 21e siècle. Le constructivisme social est peut-être assez influent en sociologie des sciences, au moins comme thèse méthodologique, mais je dirais qu’il est largement minoritaire en philosophie des sciences, où certaines formes de compromis entre réalisme et pragmatisme prévalent. En effet, on peut trouver dans les articles philosophiques universitaires des débats sur le rôle exacte des valeurs épistémiques, indicateurs de vérité ou non, mais il est beaucoup plus rare de lire qu’elles seraient indistinctes de valeurs socio-culturelles (même si en effet ça a été proposé par certaines autrices).

Le fond du débat : objectivité et neutralité

Tout ceci concerne les discussions académiques en philosophie. Mais qu’en est-il du grand public, ou des scientifiques eux-mêmes, qui n’ont pas nécessairement de formation poussée en épistémologie ? Ou des zététicien·ne·s ? Sont-ils plutôt réalistes, positivistes ou pragmatistes ? Faut-il qu’ils et elles se mettent à jour en épistémologie, comme le prétendent leurs critiques ? Après tout, la guerre des sciences n’a pas été menée par des philosophes. Ces dernier·e·s ont plutôt tenté, à mon sens, d’apporter de la nuance dans les débats manichéens, ou de clarifier les enjeux potentiels des débats qui n’étaient pas toujours très clairement posés.

Je veux bien croire que de nombreux scientifiques et militant·e·s pour la rationalité scientifique n’aient pas reçu de formation approfondie en épistémologie, est c’est sans doute dommage. Ceci dit, il ne me semble pas que le camp des sciences dures (et celui de la zététique) dans cette fameuse guerre des sciences défendait forcément un positivisme naïf, en tout cas pas plus que le camp d’en face ne défendrait un relativisme radical où “tout se vaut”. Ce sont là des caricatures qu’ont pu incarner certain·e·s, et dont on a pu accuser d’autres, mais qui ne s’applique sûrement pas aux act·eur·ice·s les plus sophistiqué·e·s du débat. Après tout, les scientifiques travaillant dans les sciences dures, tout comme les zététicien·ne·s, se revendiquent souvent de Popper, qui était un grand critique du positivisme et qui défendait quelque chose s’approchant plutôt d’un réalisme faillibiliste. Donc le débat se situe sans doute plutôt entre réalisme et constructivisme, deux doctrines post-positivistes donc, avec les pragmatistes au milieu essayant de ménager les un·e·s et les autres.

Enfin, peu importe. Je n’ai pas forcément envie de rentrer dans ces question qui relèvent de l’exégèse. Quoi qu’il en soit, il existe au moins une question qui divise ces deux camps et qui en effet, comme le veut le narratif anti-zététique, rassemble assez largement, sous certains aspects, les positivistes, réalistes et zététicien·ne·s contre les constructivistes (la question est plus nuancée pour les pragmatistes). C’est celui sur le rôle des valeurs socio-culturelles en science et de l’idéal de neutralité des sciences vis-à-vis de ces valeurs.

Selon les un·e·s, les sciences devraient être neutres vis-à-vis des questions politiques et morales, puisqu’elles visent la vérité objective, une adéquation aux faits. Or les faits “se fichent” de nos valeurs et intérêts. Pour d’autre, au contraire, la production de connaissance est intrinsèquement politique, on ne peut distinguer nettement faits et valeurs, et le nier, c’est se voiler la face.

Il est vrai que cette question du rôle des valeurs sociales en science a beaucoup été débattue dans les revues universitaires de philosophie au cours des dernières décennies. Et il est vrai que certain·e·s affirment qu’il y a aujourd’hui un consensus assez large (mais pas universel) chez les philosophes s’intéressant à ces questions pour dire que les valeurs sociales ont un rôle légitime à jouer en science, dans la production de connaissances, et que prétendre à un idéal de neutralité vis-à-vis du reste de la société est illusoire.

Attention cependant à ne pas exagérer cette conclusion et sa portée. Je propose de nous pencher plus en détail sur ce débat dans la deuxième partie de cet article.

II. Sciences et politique

Bien poser le débat sur la neutralité des sciences

Pour baliser un peu le débat, commençons par remarquer qu’une critique de la neutralité ne convaincra personne si elle ne s’appuie que sur des truismes, comme c’est trop souvent le cas dans les discussions sur les réseaux sociaux.

Les théories scientifiques sont des représentations construites, proposées, défendues et adoptées par des êtres humains. Certes ! Les êtres humains, y compris les scientifiques, sont plongés dans un contexte social et historique, et font certains choix, par exemple des choix de carrière, en fonction de leurs valeurs personnelles. C’est vrai… Les laboratoires sont des institutions financées par le reste de la société et interagissant avec le monde politique ou avec des entreprises privés. Mais oui ! La recherche scientifique impacte le reste de la société, par ses résultats et ses applications. Tout à fait.

Et donc ?

Et donc les valeurs sociales ont un rôle à jouer parfaitement légitime en science, dans la mesure où ces dernières entrent sans cesse en interaction avec le reste de la société. C’est le cas notamment (1) au moment de s’investir, de défendre ou de financer des sujets ou domaines de recherche qu’on juge important, de proposer des hypothèses à tester par exemple, et (2) au moment d’appliquer les conclusions des recherches pour développer des technologies, pour prendre des décisions politiques ou simplement au moment de mettre en avant des aspects plutôt que d’autres dans la communication au grand public.

Tout ceci est indéniable. En même temps, personne ne le nie, ni le plus borné des positivistes, ni le plus borné des réalistes. Ce n’est pas là que ce situe l’enjeu du débat sur la neutralité des sciences. Si l’on veut éviter les caricatures, il faudra donc plutôt formuler la thèse de neutralité des sciences vis-à-vis du contexte social ainsi :

  • On peut isoler au moins en principe une activité purement interne propre aux sciences, qui consiste à évaluer des hypothèses, théories ou modèles, à juger si elles sont dignes d’être acceptées ou non sur la base des données disponibles (et éventuellement d’autres critères, les fameuses valeurs épistémiques). Le choix des sujets à traiter et la formulation des hypothèses à évaluer (point (1) ci dessus) se situent en amont de cette activité d’évaluation. La communication, les applications et les décisions basées sur les conclusions obtenues (point (2)) se situent en aval de cette activité. On parle de ce qu’il y a entre les deux.
  • Le ou la scientifique, comme n’importe qui, a une responsabilité moral quand il ou elle interagit avec le reste de la société, en amont et en aval de son activité interne, et il est donc normal que des jugements de valeur y interviennent. C’est uniquement entre les deux, quand il est question de cette activité purement interne de production de connaissances par évaluation des hypothèses, théories ou modèles à accepter ou rejeter, qu’une science devrait être neutre et indépendante des valeurs et du reste de la société. Elle devrait fournir un jugement objectif (qui peut prendre la forme d’un degré de confirmation) sans se laisser influencer dans ses conclusions par le contexte social et politique.
  • Les sciences, en l’état, sont sans doute imparfaites. Il peut exister des influences commerciales ou politiques ou des biais individuels qui font que les valeurs influencent leurs résultats. Il ne s’agit pas d’affirmer que la neutralité est atteinte, seulement que c’est un idéal : cette objectivité comme indépendance du contexte social, c’est ce vers quoi devraient tendre les sciences en toute circonstance.

Voilà la thèse qui est débattu dans les revues internationales de philosophie. Et il est vrai qu’elle est aujourd’hui très critiquée. L’angle d’attaque, c’est principalement le premier point : l’idée qu’on pourrait isoler une activité purement interne aux sciences.

La critique de la neutralité des sciences

Selon les détracteur·ice·s de la neutralité des sciences, il est impossible d’isoler ainsi une activité interne qui serait indépendante du contexte social. À ce titre, l’argument qui a le plus convaincu est celui dit du risque épistémique (argument qu’on peut faire remonter à Hempel : tiens, un autre membre du cercle de Vienne !).

Les applications et décisions qui sont prises sur la base des résultats de la recherche, par exemple interdire ou non une substance jugée cancérigène ou prendre ou non des mesures face au changement climatique, peuvent impliquer un certain risque pour la société. Or il est légitime de penser que ce risque doit être pris en compte pour adapter les niveaux d’exigence avant d’accepter ou de rejeter une hypothèse, en fixant des seuils de tolérance notamment. On s’y reprendra à deux fois avant d’affirmer qu’une centrale nucléaire est parfaitement sûre, par exemple, étant donné la gravité d’une erreur : intuitivement parlant, notre niveau d’exigence avant d’accepter cette hypothèse devrait être beaucoup plus important que s’il s’agit seulement de déterminer si un four à pain est sûr. Et la raison en est que nous valorisons la vie humaine.

On pourrait ici penser que le fait de fixer ces seuils de tolérance incombe au monde politique, ou aux commanditaires des études quels qu’ils soient, et que ça engage leur responsabilité plutôt que celle des scientifiques, qui devraient rester neutre. À la limite, ces dernier·e·s pourraient ne communiquer que des degrés d’incertitude (il y a une probabilité de 1 sur 1 000 000 d’explosion nucléaire sur 100 ans), et les politiques pourraient appliquer les seuils de tolérance qu’ils ou elles souhaitent pour la décision. Seulement, selon certain·e·s auteur·ice·s, cette ligne de défense est intenable, dans la mesure où les décisions potentiellement risquées peuvent être prises à de multiples niveaux dans la recherche, et pas seulement au moment de fixer des seuils statistiques : choix des hypothèses à examiner sérieusement ou à écarter d’emblée, choix de méthodes, d’instrumentation, modèles et idéalisations à utiliser, inférences inductives jugées fiables, décision de poursuivre ou d’interrompre la collecte des données, et jusqu’à l’interprétation et la classification des données qui seront utilisées pour évaluer les hypothèses. Or il est irréaliste de demander son avis au commanditaire d’une étude, qui n’y connait pas grand chose et fait justement appel au scientifique pour ça, à chacune de ces étapes.

Autrement dit, selon ces auteur·ice·s, les valeurs sociales “infiltrent” forcément le cœur de l’activité scientifique à travers la considération du risque d’erreur. Ce serait inévitable. La neutralité est un idéal inatteignable. Or il est irrationnel de se fixer un idéal inatteignable. Il serait donc plus judicieux de prendre acte de ce rôle des valeurs sociales en science et de les afficher clairement, d’en discuter démocratiquement, de promouvoir une diversité interne, etc.

Quelle portée pour cette critique ?

Beaucoup de philosophes acceptent ces conclusions, mais pas tou·te·s (je suis pour ma part plutôt sceptique sur le fait que ce ne soit pas idéalement souhaitable de faire la part des choses entre faits et valeurs, ou au moins de tendre vers ça). Mais soyons clair·e·s : même si l’on accepte l’argument, sa portée reste assez limitée. Ce risque épistémique ne s’applique a priori que dans un cadre précis : quand les conclusions de la recherche sont destinées à être directement appliquées ou utilisées, de manière à ce que le risque d’erreur soit évaluable, et quand l’incertitude sur ces conclusions est suffisamment importante et qu’on ne dispose pas de ressources ou de temps suffisant pour lever cette incertitude, si bien que le risque est significatif. C’est seulement dans ces cas, suivant ce type d’argument, que les valeurs ont un rôle légitime à jouer en science en plus des données empiriques pour mitiger le risque. Cela ne concerne donc pas la recherche fondamentale, où parler de risque ne fait plus grand sens tant les applications potentielles sont multiples et lointaines, ni les recherches appliquées dans lesquelles on peut facilement lever les sources d’incertitude. On est loin d’une conclusion qui peut être facilement généralisée à l’ensemble de l’édifice des sciences. Et c’est peut-être justement pour ça que l’argument a pu convaincre un certain nombre de philosophes.

De fait, ce rôle des valeurs sociales pour la gestion du risque épistémique est compatible avec un pragmatisme, et pas forcément incompatible avec un réalisme. En effet, l’argument n’affirme pas que les valeurs épistémiques ne sont finalement que des valeurs sociales déguisées, comme pourrait le faire un·e constructiviste, mais seulement qu’il existe des circonstances particulières dans lesquelles même ces valeurs épistémiques sont insuffisantes pour lever l’incertitude, en particulier parce que les ressources sont limitées et la décision urgente. C’est quelque chose que, finalement, même un·e zététicien·ne pourrait accepter sans forcément se renier.

Ce qui par contre ne fait pas consensus chez les philosophes des sciences, c’est l’idée que les valeurs sociales traverseraient les sciences de part en part, qu’elles prendraient le dessus même sur la confirmation empirique, qu’elles s’appliqueraient non seulement dans le choix des sujets jugés importants ou dans la manière de formuler les hypothèses, ce sur quoi beaucoup s’accordent, mais aussi au moment d’évaluer la plausibilité de ces hypothèses sur la base des données, et ce y compris dans des contextes où les résultats ne sont pas directement appliqués et où l’on n’est pas particulièrement limités en termes de ressource ou de temps. Voire que tout ceci serait souhaitable pour la société. Les arguments en faveur de ces idées plus radicales sont souvent très abstraits et non conclusifs. Ils sont je trouve beaucoup moins convaincant si l’on se concentre sur des cas concrets (quels valeurs seraient impliquées dans la théorie de l’évolution ?). Or c’est plutôt aux thèses de ce genre que les zététicien·ne·s s’opposent fermement, et à raison selon moi.

Bien sûr, on peut débattre de tout ça. Mais a minima, l’idée que la zététique s’appuierait nécessairement sur une vision dépassée des sciences ne tient pas.

III. Une défense de l’esprit du positivisme

Un débat politique

J’espère avoir montré qu’une défense de la rationalité scientifique dans la lignée de ce que proposent les zététicien·ne·s n’est pas forcément dépassée étant donné l’état de l’art en philosophie des sciences. Mais il est vrai que l’idée que les valeurs sociales traversent la construction de la connaissance de part en part est aussi parfois défendue. J’aimerais conclure, dans cette troisième partie, sur des choses qui relèvent moins d’une présentation de l’état de l’art, et plus de mes positions personnelles à ce sujet.

Le débat sur la neutralité des sciences est évidemment un débat politique, dans la mesure où il s’agit d’une question normative : comment devraient fonctionner les sciences dans l’idéal ?

Les sciences sont des institutions qu’on peut voir comme étant par essence source d’autorité épistémique. Par là, je veux dire que ce sont elles qui sont responsables de trancher, dans nos sociétés, les questions relatives à ce qu’il faut croire ou non. La question de leur neutralité n’est pas de décrire le fonctionnement actuel de ces institutions, mais bien de déterminer quel devrait être, dans l’idéal, leur fonctionnement si l’on est d’accord pour leur octroyer ce rôle d’autorité épistémique. Leur fonctionnement actuel est peut-être instructif à ce titre (si les scientifiques ne prétendaient jamais chercher la moindre neutralité, ce serait un problème pour les défenseurs de l’idéal : ils et elles sembleraient un peu déconnecté·e·s des réalités), mais il n’est pas décisif pour juger de questions normatives.

Le fait que cette question soit politique, dans la mesure où les sciences sont institutionnalisées et jouent un rôle pour la société, n’a aucune incidence sur la réponse à cette question. Ce n’est pas parce que les sciences jouent un rôle social qu’elles doivent forcément être influencées dans leurs activités internes par les valeurs sociales. C’est exactement le contraire, diront les défenseurs de l’idéal de neutralité : on devrait défendre, sur le plan politique, l’existence d’une science apolitique. On devrait valoriser l’absence de valeur dans l’activité interne des sciences. Tout ça a peut-être des airs de paradoxe, mais ce n’en est pas du tout un. C’est une position parfaitement cohérente et défendable : il s’agit de vouloir créer un espace libre d’influences extérieurs qui soit réservé à la production de connaissance, afin de faire de cette connaissance un bien commun pour chacun·e, indépendamment de ses valeurs. Ce me semble être une attitude louable en soi.

Alors, c’est de gauche ou de droite ?

Reste à savoir s’il s’agit d’une position plutôt de gauche ou de droite. Seulement il n’y a pas vraiment de raison de penser que vouloir la neutralité des sciences, c’est être de droite : cet accent sur la connaissance comme bien commun semble indiquer le contraire, et l’histoire du positivisme également.

Ceci dit, l’argument avancé par les critiques de la zététique n’est pas que souhaiter la neutralité serait de droite. C’est plutôt que croire que cette neutralité serait déjà atteinte serait de droite. Ceci semble supposer que les sciences, dures en particulier, seraient actuellement traversées par des valeurs de droite (capitalistes, techno-fascistes, patriarcales, colonialistes ?) : ça arrangerait donc celles et ceux qui adhèrent à ces valeurs de prétendre que la science est neutre quand elle ne l’est pas. Voilà en gros l’argumentaire. Mais tout ça n’a rien d’évident : même dans les sciences dites dures, les positionnements politiques dans les universités sont en général assez marqués à gauche. Alors peut-être que les zététicien·ne·s se voilent la face sur la neutralité des sciences parce que ça les arrange, mais peut-être qu’au contraire ce sont leurs détracteur·ice·s qui s’imaginent que les sciences sont orientées parce que ça les arrange de n’avoir à écouter ce qu’elles disent que quand ça leur plaît.

À ce titre, les attaques contre l’idée que les sciences seraient neutres viennent de tous bords, mais souvent de la droite extrême, du radicalisme religieux ou des lobbys industriels, pétroliers par exemple, qui prétendent que les universités sont des repères d’“islamo-gauchistes” (sic), que la théorie de l’évolution est motivée par des idées anti-cléricales, ou encore que les sciences du climat sont essentiellement une propagande produite par des militant·e·s anti-capitalistes. À trop vouloir insister sur la relativité de la connaissance aux valeurs, on risque de se retrouver en bien mauvaise compagnie (c’est ce genre de difficulté qui a poussé un Latour à un certain nombre de contorsions vis-à-vis de ses anciennes positions dans ses ouvrages récents).

Ensuite et surtout, même si c’était le cas que les sciences sont traversées par des valeurs capitalistes, colonialistes ou patriarcales, et c’est peut-être le cas en moindre mesure, il se pourrait bien que la bonne réponse face à ce constat soit de défendre plus de neutralité et d’indépendance. Ce serait de produire des connaissances que les patriarcaux, colonialistes ou capitalistes ne seraient pas en mesure de rejeter sans enfreindre eux-mêmes cet idéal de neutralité.

Car faire des sciences un terrain politique, et transformer ainsi, à la limite, les débats sur ce qu’il faut croire ou non en questions exclusivement morales (le tort des lobbys pétroliers ne serait pas de désinformer, mais seulement de se ficher de l’environnement au moment d’évaluer les faits ?), c’est courir le risque soit de perdre cette bataille des valeurs sur le plan politique, soit d’obtenir une victoire à la Pyrrhus en ayant définitivement détérioré le statut d’autorité épistémique des sciences au moins aux yeux du camp adverse (ou bien en l’ayant fragmenté si l’on est partisan d’un “anarchisme méthodologique”, chacun se servant comme il l’entend sur le marché des idées). C’est se priver d’un outil précieux face à l’autoritarisme et aux mystiques nationalistes : un bien commun qui puisse servir de référent pour tous. Les positivistes l’avaient bien compris. C’est donc céder beaucoup plus qu’on ne le devrait en cette période trouble, qui rappelle un peu trop celle qui a vu mourir assez tragiquement le cercle de Vienne.

L’esprit du positivisme

La réaction “positiviste”, celle typique du ou de la zététicien·ne, consistant à dire : non, tout ceci n’est pas une question de valeur, peut-être que vous n’aimez pas ces conclusions, mais elles sont avérées quoi que vous souhaitiez parce que la science est conçue pour viser au mieux l’objectivité, eh bien cette réaction me semble au contraire tout a fait opportune et saine. Dans la mesure où c’est vrai, bien entendu : dans la mesure où l’on s’efforce de rendre l’activité scientifique imperméable aux valeurs socio-culturelles.

Car au fond, mon point n’est pas tant que les sciences du climat ou de l’évolution sont globalement neutres vis-à-vis de nos valeurs, même si je pense en effet que c’est le cas, mais plutôt qu’il est souhaitable, dans une société traversée par des conflits de valeurs, d’avoir un référent commun dont on puisse garantir la neutralité, la validité non seulement pour la majorité, mais pour tous. Si l’on valorise l’idée de faire société ensemble sur le long terme, celle d’une tolérance envers les points de vue multiple, y compris minoritaires (selon moi des valeurs plutôt de gauche), c’est ce à quoi on devrait aspirer.

Cela ne règle pas la question des orientations de la recherche, les priorités qui sont données, les financements, allocations des ressources, les questions qu’on choisit ou non de se poser : tout ça reste ouvert à la discussion démocratique. Tout ça est en effet politique. Mais de nouveau, personne n’a jamais prétendu que choisir les questions à poser était forcément neutres. Ce qui doit l’être, une fois qu’on les a choisies, c’est la manière dont on y répond.

Voilà pourquoi je suis convaincu, à la lumière de tout ce qu’on vient de voir, qu’il est urgent de sortir des caricatures envers le positivisme (dont sont grandement responsables les réalistes) et de restaurer un peu de l’esprit du cercle de Vienne en s’appuyant sur son héritier le plus directe, le pragmatisme, c’est-à-dire de défendre, sur le plan normatif et politique, une vision pas forcément réaliste, mais foncièrement objectiviste des sciences, opposée aux mystiques de tous bords et le plus imperméable possible aux conflits de valeurs. Particulièrement, mais pas seulement, si l’on défend des valeurs de gauche.

Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

Commentaire sur "où doit s'arrêter la recherche scientifique"

La philosophie inutile ? Dépassée par les sciences ? Sur les malentendus du positivisme naïf.