La conscience et le temps

Il est une chose qui s'impose à nous tous de manière immédiate et permanente, mais qu'aucune description scientifique du monde n'évoque jamais d'aucune manière. Cette chose, c'est le présent.



Le présent

Nous sommes déjà revenu ici sur la conception scientifique du temps. La science nous parle du temps comme d'une dimension, au même titre que l'espace, y décrit des lois d'évolutions réversibles et explique l'écoulement du temps irréversible comme une illusion issue de l'asymétrie entre un passé "ordonné" et un futur qui ne peut en conséquence que tendre, statistiquement, vers plus de désordre (reléguant ainsi le problème aux conditions initiales de l'univers). Elle nous dote donc d'une étendue temporelle sur laquelle elle décrit l'évolution de la matière, mais sans qu'aucun instant n'y soit privilégié. La simultanéité elle même ne peut pas servir de critère pour définir un hypothétique front du temps universelle, puisque celle-ci est relative au référentiel duquel on observer les événements. Il faut donc bien se rendre à l'évidence : en dépit de toute évidence, pour la science, le présent n'existe pas... Si bien qu'on se voit obligé, ultime recours, de se ramener à la conscience pour définir ce qui semble aller de soi : le présent, c'est le moment de la conscience. C'est le moment où je suis conscient.
Ce problème en rappelle un autre qui est celui de l'interprétation de la mesure en physique quantique. Nous avons à notre disposition une fonction d'onde obéissant à des lois réversibles qui décrit la matière et son évolution, mais pour réellement faire correspondre cette description avec nos observations, c'est à dire avec la réalité empirique, nous devons procéder à l'opération de mesure, qui consiste à inférer une probabilité à partir de la fonction d'onde. La description scientifique ne nous offre pas d'emblée le résultat de nos observations. On peut faire l'hypothèse que cette opération correspond à un réel phénomène physique de "réduction du paquet d'onde", mais alors ce phénomène reste hors de notre portée d'un point de vue empirique. En pratique, il est impossible de savoir quand ni comment il se produit.

Dans les deux cas, donc, nous avons affaire à un modèle complètement réversible, doté de la notion de durée mais sans instant privilégié, et la question se pose de savoir comment "s'instancie" ce modèle, comment s'établit la correspondance avec la réalité telle qu'elle est vécue, comment y émergent le présent dans un cas, l'observation empirique dans l'autre. Dans les deux cas, ce qui semble aller de soi pour nous, être conscients, l'unicité des mesures et l'instantanéité, est absent des modèles descriptifs et doit nécessairement être posé ad-hoc, comme une "sur-couche opératoire", mais métaphysique, permettant d'inférer du modèle les prévisions souhaitées. Enfin dans les deux cas c'est parce que les notions "vont de soi" qu'elles ne peuvent pas être déterminées empiriquement. Pour savoir si un phénomène est au présent, il faut en prendre conscience, et donc de fait il est au présent. Pour savoir si un système quantique a été mesuré, il faut l'observer, et donc de fait, le mesurer...

Nous avons déjà fait le lien entre la mesure quantique et l'expérience subjective lors d'un billet précédent, et nous pourrions être tenté de penser que ces deux questions si semblables n'en font qu'une. Il s'agit pour l'instant d'une simple intuition, mais nous y reviendrons...

Avant cela voyons plus en détail l'étroitesse des rapports entre l'écoulement du temps et la conscience. Mais d'abord qu'est-ce qu'être conscient ?

Le mouvement conscient

Au niveau le plus fondamental qui soit, nous pouvons ramener la conscience à deux aspects premier, dont les différents processus cognitifs ne sont finalement que des modalités : la perception et la volonté. Quand bien même le libre arbitre serait une illusion, ce qui n'est pas l'objet de cette discussion, nous parlons ici de volonté comme l'impression, justifiée ou non, d'agir sur le monde. Être conscient, c'est donc percevoir quelque chose, par exemple une sensation provenant de l'extérieur, une émotion, un souvenir ou encore une idée, et c'est faire acte de volonté sur quelque chose (ou en avoir l'impression), que ce soit l'orientation du fil de nos idées ou l'instigation d'une action physique.

Une précision s'impose sur ce que nous entendons par perception et volonté. Les sciences cognitives ont montré que notre perception n'est pas un accès direct à la réalité extérieure : nous ne percevons pas un arbre comme un ensemble de points lumineux distincts, ce qui correspondrait aux signaux qui arrivent effectivement à notre cerveau, mais nous percevons sa représentation mentale, issue d'un pré-traitement inconscient, associée au concept d'arbre et à un ensemble de souvenirs qui lui sont liés. De même la volonté consciente ne constitue pas l'envoi volontaire d'un ensemble de stimulus à nos muscles, mais un processus de plus haut niveau faisant appel à la représentation mental d'une action qui débouchera ensuite sur la mise en œuvre de traitements inconscient réalisant effectivement l'action. Autrement dit la perception et la volonté s'appliquent tous deux non pas à la réalité extérieure, ni même à notre corps, mais à des états mentaux.

Ces deux aspects fondamentaux de la conscience paraissent clairement distinct à priori. Mais les choses ne sont pas si simple. En effet on peut observer que toute perception possède sa part active, qui est l'attention. Par exemple, quand on écoute un morceau de musique, on se concentre généralement sur un instrument en particulier, souvent la mélodie principale et les autres instruments font office de "fond sonore". Ils influent sur notre état d'esprit mais de manière moins consciente. Or il est très facile de déplacer volontairement son attention d'un instrument à un autre. Un autre exemple est donné par les images qui peuvent être vues de deux manières différentes : il est possible, par la volonté, de passer d'une vision à l'autre assez facilement. La perception est donc finalement inséparable d'une forme de volonté active liée à l'attention.

Et de même on peut se demander en quelle mesure la volonté ne possède pas sa part perceptive. En fin de compte, orienter le fil de nos idées, c'est amener certaines idées dans le champ de notre perception tout en en éloignant d'autres, qui ne seront donc jamais réellement perçues, si ce n'est à l'état d'ébauche consciemment refoulées. Agir c'est aussi percevoir la réalisation d'une action. L'action volontaire non plus n'est pas séparable d'une forme de perception. On observe également que quand nous sommes concentrés sur une tâche ou pris dans une action, beaucoup de choses nous échappent autour de nous : il devient plus difficile de percevoir le monde extérieur. A l'inverse, quand nous sommes contemplatifs, concentrés sur notre perception, il devient difficile d'agir volontairement. Seule une action automatisée est possible.

Il apparait donc clairement que perception et volonté, puisqu'elles sont inséparables, font partie du même processus, qu'elles participent toutes deux d'un même mouvement, qu'on pourrait appeler le mouvement de conscience.

Le flux du temps

Pourtant il existe bien une différence fondamentale entre la perception et la volonté : l'une est dirigée vers le passé, l'autre vers le futur. En effet je perçois les signaux qui me viennent d'un état passé tandis que j'agis pour modifier un état à venir.

Et finalement il s'agit là d'une façon très naturelle de définir le passé et le futur et de les différencier : le futur n'est pas perceptible, mais on pense qu'il peut être affecté par nos actions. A l'inverse le passé peut être perçu mais il n'est pas susceptible d'être soumis à ma volonté. Ainsi définir réellement le futur et le passé demanderait donc, au préalable, d'avoir défini ce que sont la perception et la volonté, de même que de définir le présent comme le moment de la conscience nous demandais au préalable d'avoir défini la conscience. Toutes ces notions liées à l'écoulement du temps semblent subordonnées à la conscience elle même...

La perception et l'action volontaire seraient donc deux aspects différents, suivant deux orientations temporelles opposées, du même phénomène : le mouvement de la conscience. Ce dernier devient assimilable à un flux continu du passé vers le futur, à la transformation permanente de la perception en action, le présent étant par définition l'instant de cette transformation, l'instant vécu.

De nouveau l'analogie est forte avec le processus de la mesure en physique quantique : celui-ci est lié à un acte d'observation et constitue une modification de l'objet observé. Lui aussi rassemble au sein d'un même mouvement l'observation et l'action, et lui aussi, en tant que phénomène irréversible, possède un instant privilégié mais inaccessible empiriquement, à même de différencier le passé du futur...

Dans ce cadre on voit à quel point la notion de présent et celle de l'écoulement du temps sont toutes deux fortement liées à la conscience. Cette dernière semble assimilable à un processus créatif de "génération du temps"...

Pourtant il va sans dire que le temps continue de s'écouler quand nous sommes inconscient, et par conséquent qu'il s'agit à priori d'une propriété de la matière, indépendante de notre existence, et non de la conscience. Il en va d'ailleurs de même du processus de mesure quantique, que seul un solipsisme radical (et une forme de dualisme) pourrait rattacher à la conscience uniquement. Nous reviendront sur ces aspects dans un prochain billet consacré à la matérialité de la conscience. Ce sera l'occasion d'explorer plus en avant les analogies entre mesure quantique et mouvement conscient que nous avons esquissé ici.

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