Une défense incompatibiliste du libre arbitre

On retrouve chez certains bloggers américains (par exemple le biologiste Jerry Coyne) un argumentaire visant à nier l'existence du libre arbitre sur la base de nos connaissances scientifiques. Les billets portant sur le sujet sont prétexte à nombreux débats, et notamment des réponses argumentées de philosophes. Cependant la quasi-totalité des réponses que j'ai pu lire sont compatibilistes, c'est à dire qu'elles entendent nier que le déterminisme allié au naturalisme soit un problème pour le libre arbitre. On peut vivre dans un monde obéissant à des lois strictes et néanmoins être libre.

Ces réponses ont souvent le bon goût de rappeler que la liberté n'est pas si facilement aliénable, et qu'il y a un monde entre nos représentations physiques de la nature et notre existence d'être humain. Cependant à mon sens elles n'en tirent pas assez les conséquences quant aux rapports qu'entretiennent ces existences humaines et le monde physique, et de ce fait restent non convaincante vis à vis des négationnistes du libre arbitre, qui situent justement le débat sur ce rapport. Elles acceptent trop volontiers les termes du débat quant à leurs composantes scientifiques. Le compatibiliste ne se sent pas la légitimité de remettre en question l'idée que nous vivons dans un monde déterministe, et tente inutilement de s'en arranger. Or si une réalité physique parfaitement déterminée est vraiment « tout ce qui existe », on aura beau jeu de ne voir dans ces arrangements que d'inutiles bavardages.

C'est pourquoi je souhaite ici proposer une réponse non compatibiliste (mais pas pour autant dualiste) à l'argument qui veut montrer sur la base de notre conception de la nature que le libre arbitre n'existe pas.

Commençons par proposer une formulation de cet argument. On peut le résumer comme suit :

(1) Un sujet est libre si son comportement est, d'un point de vue extérieur, à la fois imprévisible (a priori) et cohérent (a posteriori).
(2) Le comportement d'un sujet se réduit à des faits physiques.
(3) Les faits physiques sont soit prévisibles, soit incohérents à notre échelle.


(1) + (2) + (3) => un sujet (à notre échelle) n'est pas libre

Analysons ces propositions unes à unes.

(1) Un sujet est libre si son comportement est imprévisible et cohérent

Si je formule le problème de la liberté en termes de prévisibilité, c'est parce que parler de mondes possibles ou de contra-factuels, comme on le fait généralement (le sujet « aurait pu » prendre une autre décision) me semble manquer de clarté, notamment d'un point de vue empirique. C'est trop faire appel à une métaphysique qui peut venir complexifier le débat : le sujet « aurait pu » mais a condition d'avoir des désirs différents ? Mais alors parle-t-on toujours du même sujet, et à partir de quelle quantité de changements dans les désirs ne s'agit-il plus vraiment du même sujet ? Le sujet aurait-il pu avoir d'autres désirs ? Que signifie « aurait pu » quand on ne peut remonter le temps et que chaque situation est unique : est-ce que ça a vraiment un sens ? La notion d'imprévisibilité a le mérite d'être plus claire et fondée empiriquement. On peut la voir comme la simple traduction concrète de la contra-factualité.

Car au fond quelle que soit la formulation qu'on adopte, la question est subordonnée à celle de savoir comment identifier le sujet et le distinguer de son environnement. On dit que le sujet « aurait pu » agir autrement si plusieurs issues sont possible à une situation impliquant le même sujet et le même environnement, et que ces différences possibles proviennent du sujet. Autrement dit la situation est fondamentalement imprévisible en dépit d'une évolution prévisible de l'environnement. Ceci suppose donc de savoir distinguer sans ambiguïté le sujet de son environnement, et donc d'identifier le sujet sur des critères publics bien définis, c'est à dire eux aussi prévisibles (puisqu'invariants). Au final, tout ceci revient à distinguer un état externe invariant au sujet (ce qui permet de l'identifier) et un état interne variable (ce qui peut varier librement, indépendamment de l'environnement). On retrouve l'idée de sens commun suivante : les attributs extérieurs, publics, d'une personne nous permettent de l'identifier quand ses éventuels désirs intérieurs et privés peuvent varier sans que l'individu ne devienne un autre.

On voit dès lors que la liberté nécessite, pour être bien fondée, qu'il existe un « intérieur » et un « extérieur » au sujet, et cette nécessité ne me paraît pas amendable, pas même pour le compatibiliste (nous avions déjà relevé ce problème).

Ce dernier pourra arguer que les désirs peuvent être publiquement accessibles (par exemple en scannant le cerveau du sujet) mais néanmoins appartenir en propre au sujet, si bien qu'il serait possible de parler de liberté quand bien même un comportement serait parfaitement prévisible. Le compatibiliste entend sauver la liberté en rejetant la prémisse (1), affirmant que la liberté ne nécessite pas l'imprévisibilité. Mais alors doit-il nous indiquer comment il fonde ontologiquement la distinction entre le sujet et son environnement autrement que sur une vague intuition. Il doit lui aussi pouvoir déterminer si un acte est le fait du sujet ou d'une cause extérieur, et donc établir une limite entre ce qui relève du sujet ou non. Or si tout est public, y compris les désirs de l'individu, une telle limite devient arbitraire et rien ne nous empêche de pousser l'identification du sujet à l'ensemble de ses désirs. Rien ne justifie d'exclure les désirs de ce qui constitue en propre le sujet en un instant donné, pas plus, disons, que sa couleur de cheveux. Alors on aura beau jeu d'affirmer qu'à désirs différents, individus différents, donc que le même individu n'aurait pas pu agir autrement, qu'il n'était pas libre.

Mais, objectera-t-on, il est tout a fait possible d'identifier un objet, par exemple une voiture, quand bien même son état publiquement accessible est variable : par exemple sa portière ouverte ou non, son frein à main enclenché ou non. De même on doit pouvoir identifier une personne en acceptant que ses désirs, même accessibles publiquement, puissent varier, de la même façon qu'on acceptera de reconnaître une personne si sa coiffure a changé. Certes, mais dira-t-on d'une voiture qu'elle est libre parce que l'issue d'une situation sera différente suivant que son frein à main est enclenché ou non ? Dira-t-on qu'une personne est libre parce que l'évolution d'une situation dépend de la façon dont elle est coiffée ?

On voit que les attributs d'un objets, en tant qu'ils sont publics, sont soit assimilés à ce qui identifie l'objet, soit assimilé à la situation elle-même, et dès lors, on ne voit pas pourquoi les désirs d'une personne, s'ils sont publics et non discriminant pour identifier le sujet, ne devraient pas être considéré comme appartenant en propre à la situation dont il est question. C'est qu'au fond le problème est plus profond : nous avons besoin, pour fonder la liberté, d'une distinction nette entre l'état interne et externe de l'individu, et d'une distinction qui ne soit pas simplement une définition arbitraire, mais une réalité ontologique, sans quoi la liberté ne sera qu'un vœux pieux.

Bien sûr il ne s'agit pas pour l'instant d'affirmer qu'une telle limite entre état interne et externe existe réellement, seulement qu'elle est impliquée par la liberté. Il se peut bien sûr qu'on découvre que l'idée d'état interne à un sujet est inepte, que toute information sur un sujet est en principe public, et alors nous devrons en conclure que la liberté n'existe pas. Mais si nous nous pensons dotés d'une authentique liberté, il nous faut aussi accepter l'existence d'une telle frontière. Or cette délimitation d'un état interne se traduit, empiriquement, par un aspect imprévisible et cohérent.

Ceci nous amène au deuxième aspect de cette définition qui est la notion de cohérence a posteriori. Elle permet surtout de mieux cibler ce qui relève de la liberté, contre l'objection qu'un comportement imprévisible, par exemple aléatoire, n'est pas nécessairement libre. Ainsi la rencontre contingente d'éléments indépendants ne peut pas être l'expression d'une liberté, et la cohérence, ou l'unicité de l'origine, est un prérequis. S'il s'avère par exemple que l'imprévisibilité d'un comportement humain est basée sur un ensemble de hasards microscopiques au sein du cerveau, il sera alors difficile, en l'absence d'une quelconque unité, de parler de la liberté du sujet, disons pas moins que quand il s'agit de parler de la liberté d'un tas de sable dont le mouvement des grains est chaotique.

Certes, la notion de cohérence peut paraître faiblement définie, et nous avons vu dans le billet précédent la difficulté qu'il peut y avoir à cerner empiriquement ce qui relève de l'intention chez autrui. Il semble y avoir, dans ces questions, une référence circulaire irréductible à un fond de connaissance commun : je pense qu'untel est libre parce qu'il est comme moi et que je suis libre. Le jugement de cohérence a posteriori lui-même se base peut-être sur une telle circularité, au moins dans le sens où il faut disposer d'un point de vue macroscopique unitaire sur le monde, de connaissances et de représentations globales, pour juger qu'il y a cohérence de comportement. On l'a vu dans l'exemple de l'informaticien : il faut disposer de connaissances en informatique pour juger que son comportement est cohérent et dirigé vers une fin ou non.

Encore une fois, malgré ces difficultés, ce critère me paraît difficilement amendable, d'autant plus qu'il est impliquée dans la possibilité d'identifier un sujet de manière non arbitraire. Il faut donc accepter une telle référence circulaire dans la définition de la liberté. Cette définition ne nous engage en rien : nous verrons ensuite si elle est défendable ou non, et il se peut qu'on découvre que toute idée qu'il existe une cohérence au comportement humain est infondée, ou que cette cohérence se réduit à des mécanismes et ne s'applique donc pas à l'aspect imprévisible du comportement. Alors il nous faudra nier la liberté.

Au passage on remarquera que nous ouvrons la porte à une réponse du compatibiliste pour distinguer ce qui relève ou non du sujet : sa cohérence. Mais c'est aller un peu vite en besogne, car de nouveau, dans une optique où toute cause est publique et tout comportement prévisible, il ne semble plus y avoir de raison de ne pas tout réduire au niveau physique le plus petit (nous avions relevé ce problème bien connu à propos de l'émergence) et alors toute notion de cohérence macroscopique paraîtra arbitraire. Ainsi le compatibiliste qui voudrait se fonder sur la cohérence pour identifier le sujet ne pourrait se passer de l'imprévisibilité propre aux états privés. Nous reviendrons sur cet aspect un peu plus loin.

Pour finir, à la question : la cohérence et l'imprévisibilité sont-elles suffisantes ? Je répondrais : que demander de plus ? Comment juger de la liberté d'une personne si ce n'est sur la base de ces critères empiriques ? Certes, une définition négative en terme d'imprévisibilité peut paraître peu satisfaisante. Mais on ne peut exiger d'une notion telle que la liberté qu'elle se soumette à des contraintes strictes, définies positivement, puisqu'elle consiste justement en l'absence de contrainte, pas plus qu'on ne peut demander à un état privé, par principe inaccessible, qu'il ait une définition empirique positive. Il faudra donc nous en satisfaire.

En conclusion, ce premier point de l'argumentation, consistant à définir la liberté en terme d'imprévisibilité et de cohérence, ne me semble pas discutable. Il nous reste donc à juger si le comportement humain peut ou non être considéré comme étant libre.

(2) Le comportement d'un sujet se réduit à des faits physiques

La deuxième proposition concerne la réduction du comportement humain à des faits physiques.

Si cette proposition est discutable, c'est que l'on utilise généralement, pour décrire le comportement de quelqu'un et notamment pour juger de sa cohérence, des mots qui ne correspondent pas directement à des faits physiques : on dit d'une personne qu'elle est rude ou polie, énervée ou calme. De plus la plupart de nos conversations et actions portent sur des objets abstraits, des représentations ou des conventions. Ce sont bien de tels objets qui déterminent nos comportements : je vais à la banque pour retirer de l'argent, à la bibliothèque pour me renseigner sur la philosophie politique, etc. Ce sont donc ces concepts abstraits, globaux, qui me permettent de juger de la cohérence a posteriori d'un comportement donné. Les faits physiques, quant à eux, sont simplement des faits concernant la position ou la vitesse mesurable d'objets dans l'espace et le temps.

Pour qu'en tant qu'observateur je puisse espérer réduire le comportement d'une personne à des faits physiques, il faudrait donc d'abord parvenir à réduire mes propres concepts abstraits à des faits physiques, mais une telle réduction est loin d'être évidente, et en tout cas n'est pas explicite dans notre usage quotidien de ces concepts. On aurait pu vouloir commencer par réduire nos concepts à des constructions sur la base de données sensibles, mais Sellars a bien montré que c'était illusoire.

Nous retrouvons ici la notion de dépendance circulaire mise en évidence à propos de la cohérence : juger du comportement d'autrui ne peut se faire sans une référence à ses propres concepts. Cette dépendance circulaire n'implique pas que nos concepts et comportements soient fondamentalement irréductible à des faits physiques, mais elle rend impossible de le déterminer : conceptuellement, il n'existe pas de plancher physique, ni même de plancher sensible, sur lequel reposeraient toutes nos représentations. Ainsi, affirmer que toute réalité mentale est réductible à une réalité physique s'avère finalement une pétition de principe.

Certes, me dira-t-on, mais ce que fait ou dit une personne, quel que soit la façon dont je l'interprète, se traduit par des mouvements dans l'espace et par des vibrations dans l'air. Après tout mon interprétation peut être subjective, ce n'est pas elle qui nous intéresse ici, mais uniquement les faits et gestes tangibles. Cette position est cependant difficilement défendable, dans la mesure où nier que l'interprétation du comportement d'une personne soit pertinente revient à poser au départ ce qu'on souhaite montrer, à savoir que le comportement humain se réduit à des faits physiques. De plus il s'avère, en pratique, qu'il est possible d'obtenir une certaine objectivité dans la description de ces comportements sans pour autant que la réduction à des faits physiques ne soit évidente. C'est même monnaie courante.

Pour autant il serait absurde de nier que nos comportements ne sont pas, au moins en une certaine mesure, des faits physiques. C'est après tout ce que nous voyons et entendons qui nous permet de juger d'un comportement. Faisons l'expérience de pensée suivante : disons que l'on filme une personne à l'aide d'une caméra numérique. Toute l'information concernant son comportement sera gravée sur le disque de l'appareil et traduisible par une série de bits de données. En visionnant le film, je serai à même d'interpréter le comportement de cette personne d'une manière qui pourrait ne pas me laisser de doute quant à l'aspect imprévisible et cohérent de ce comportement. Autrement dit : j'aurai bien réduit son comportement à des faits physiques (un ensemble de photons arrivant sur l'objectif de la caméra) d'une manière qui n'élimine pas ce que je pense être la liberté du sujet.

On peut donc, suivant le même principe, espérer développer un modèle physique complet de la personne permettant de ré-interpréter son comportement en terme de concepts globaux sans aucun problème. Au lieu de photons sur une caméra, nous aurions un ensemble de données beaucoup plus riche, ne faisant pas intervenir de concepts globaux, mais tel qu'on puisse simplement les retrouver en proposant par exemple un « rendu » visuel et auditif du résultat obtenu.

La solution a l'air simple. Mais voilà, si vraiment les choses fonctionnent ainsi, c'est qu'en principe nous savons déjà réduire les concepts comportementaux à des faits physiques. Or ce n'est pas le cas.

Ce qui me permet de dire qu'une personne est énervée ou calme, ce n'est pas uniquement un film d'elle, mais un ensemble de connaissances préalables sur la manière dont fonctionnent les gens en général, ou cette personne en particulier. Autrement dit je dispose d'un modèle explicatif du comportement d'une personne qui me permet de sur-interpréter n'importe quel film que je visionne, et ce modèle n'est pas physique. Il n'est pas exclu, donc, qu'il y ait « quelque chose » en plus de, ou par dessus les particules physiques, qui soit présent à la fois en moi et chez le sujet, qui ne soit pas exclusivement empirique mais en partie basée sur des éléments innés ou donnés, un « je ne sais quoi qui nous rapproche » et qui ait un rôle prédictif supplémentaire par rapport à ce qu'on peut prédire sur la base des particules uniquement. Autrement dit : il se peut qu'il y ait une émergence forte. Insistons sur le fait que cette position n'est pas nécessairement dualiste : il se peut que ce qui émerge à grande échelle soit de la même nature fondamentale que la réalité physique.

Ceci dit cette expérience de pensée montre au moins que les concepts émergents, s'ils le sont vraiment, ne sont pas pour autant indépendants des concepts physiques, qu'ils leur sont au moins corrélés : il me faut avoir accès à certains faits physiques pour interpréter le comportement d'une personne.

Nous pouvons alors peut-être affaiblir nos prétentions sans pour autant faire faillir l'argument : disons que le comportement d'une personne, s'il n'est pas nécessairement réductible à des faits physiques, au moins en dépend d'une manière telle que si les faits sont prévisibles, ou si l'imprévisibilité dont ils sont sujets n'est pas macroscopiquement cohérente, le comportement d'une personne ne pourra être considéré comme libre. Autrement dit, il se peut qu'il y ait une émergence forte, mais encore faut-il que les lois physiques le permettent. Cet aspect est, je pense, trop négligé par certains philosophes qui n'admettent pas le réductionnisme sans en assumer les conséquences (par exemple quand il est question de survenance).

Disons pour faire amende honorable que nous acceptons la proposition (2), du moins suivant une compréhension de la réduction telle qu'elle porte uniquement sur les aspects qui nous intéressent ici, à savoir l'imprévisibilité et la cohérence. La question de savoir si cette réduction est complète reste ouverte. Mais on voit que les propositions (1), (2) et (3) ne sont pas si indépendantes qu'il n'y paraît. Affirmer que le monde physique peut manifester une imprévisibilité cohérente revient en effet à affirmer qu'il se peut qu'une réalité macroscopique ne se réduise pas à la réalité physique sous-jacente, et qu'il se peut que nous soyons libres. Nous sommes donc face à une alternative, et c'est vers la réalité physique, ultime arbitre, que doit maintenant se tourner nos regards.

(3) Les faits physiques sont soit prévisibles, soit incohérents à une échelle macroscopique

Ce qui nous amène à la troisième proposition de l'argument, qui porte spécifiquement sur les faits physiques.

Il apparaît clairement que l'ensemble des débats tourne autour de deux notions qui ne sont finalement pas indépendante : celle de réduction et celle de prévisibilité. Elles ne sont pas indépendantes au moins en un sens : un monde prévisible ou déterministe est nécessairement réductible. En effet si le monde est prévisible, il l'est d'autant plus que le niveau de lecture est complet et précis, et donc il l'est certainement au plus bas niveau, ce qui rend les niveaux de lecture plus élevés inutiles. Ce n'est pas le cas cependant si le monde est indéterminé, puisqu'une indétermination peut se manifester de manière cohérente à un certain niveau de lecture sans qu'elle ne soit lisible au niveau inférieur. C'est précisément à cette condition que la liberté peut exister. Il se peut aussi que le monde soit réductible et imprévisible, mais alors cette imprévisibilité ne peut pas être cohérente et ne peut en aucun cas servir de fondation à la liberté. Il s'agit d'un monde absurde.

Inutile ici de répéter en longueur ce que nous avons déjà exprimé sur ce blog : il se trouve que les lois de la physique fondamentale sont précisément indéterministes et irréductibles, dans le sens où le hasard en jeu se manifeste de manière cohérente et non locale au sein d'un système donné, du moins si ce système est mesuré de manière « globale ». Cette dépendance à la mesure, de plus, nous rappelle la circularité dans l'interprétation des comportements humains... Pour finir, il s'avère que le problème de la conscience est omniprésent dès qu'il s'agit de discuter de la manière d'interpréter correctement la physique quantique, ce quel que soit l'interprétation en jeu (par exemple celle des multi-mondes, qui peut s'interpréter en multi-esprits). Non que des hurluberlus insistent pour faire intervenir la conscience dès qu'on parle de physique quantique, mais parce que le problème se pose réellement de manière profonde, tant les problèmes d'interprétations sont liés, comme nous avons pu le montrer, au rapport qu'il y a entre l'existence et le phénomène et nous ramènent à notre propre existence. Etrangement, si parler de physique quantique en philosophie de l'esprit semble être relativement tabou, en venir à s'interroger sur le statut de la conscience pour interpréter la physique quantique semble être incontournable.

La physique, donc, permet tout a fait d'envisager une émergence forte (en particulier si on l'interprète non comme une description de ce qui existe, mais de ce qui apparaît).

Le seul obstacle à cette interprétation est l'idée que ce qui vaut pour le monde microscopique ne vaut plus pour le monde macroscopique, en particulier que s'il peut y avoir imprévisibilité (par exemple pour les systèmes chaotiques) il ne peut y avoir de véritable cohérence macroscopique. Cependant cette idée commence à être remise en question, et justement à propos des organismes vivants, au sein desquels des phénomènes d'intrication se manifestent. Il se peut que la complexité autorise certaines irréductibles « superpositions d'état macroscopiques » persistantes mais difficilement détectables suivant une approche réductionniste.

Tout ceci nous amène, après la physique et la biologie, aux neurosciences. Si en effet le cerveau est le siège de la pensée, ce sont les neurosciences qui peuvent nous renseigner sur le fait qu'il puisse exister ou non une cohérence et une imprévisibilité dans le cerveau, permettant d'affirmer que la pensée ne se réduit pas à la description physique de nos cerveaux. Or il se trouve, précisément, que le cerveau est fondamentalement imprévisible, et toutes les recherches sur les corrélats neuronaux des états conscients tendent à montrer qu'une cohérence globale dans les signaux neuronaux, une synchronisation des signaux à l'échelle du cerveau, est en jeu. Tout ceci ressemble à s'y méprendre à une imprévisibilité cohérente, ou la manifestation empirique de l'existence d'un état interne privé.

Pourtant il se trouve que les négationnistes du libre arbitre s'appuient régulièrement sur les neurosciences pour affirmer que nous ne sommes pas libres, et en particulier sur les expériences de Benjamin Libet et ses réplications récentes. Ces expériences, qui ne remettent pas en cause l'aspect fondamentalement stochastique du fonctionnement cérébrale, ne me semble pas convaincantes, dans la mesure où elles mettent simplement en évidence qu'il existe des déterminants inconscients ou externes à nos décisions, ce dont au fond personne ne doute. Ces expériences sont de plus basées sur des décisions qui manquent crucialement de complexité ou de référence à des concepts globaux éventuellement irréductibles aux concepts physiques. D'où, peut-être, leur aspect prévisible.

Peut-être enfin que la synchronisation des signaux et leur imprévisibilité peut sembler être un critère insuffisant quant à la cohérence qu'on attendrait d'un sujet libre. On pourrait y ajouter l'idée de rétroaction : avoir « de la suite dans les idées », puisque c'est ainsi qu'on qualifierait un comportement cohérent, suppose aussi une cohérence temporelle en sus de la cohérence spatiale. Or une telle cohérence est aussi permise par la physique (plus précisément, l'intrication est un phénomène non localisé à la fois spatialement et temporellement), et les recherches en neurosciences pointent également vers l'importance de phénomènes rétroactifs dans le cerveau, à l'origine de l'imprévisibilité de son évolution. Disons en bref que tous les symptômes sont présents, et qu'il ne manque plus qu'à montrer qu'une réelle intrication quantique est à l'oeuvre.

Conclusion

On le voit, il n'est pas nécessaire d'être compatibiliste pour sauver le libre arbitre. Peut-être peut-on imputer le relatif consensus contemporain autour du compatibilisme à une certaine frilosité qu'on certains philosophes dès qu'il s'agit d'examiner les tenants et aboutissants de la recherche scientifique, voire d'émettre des conjectures aventureuses. C'est pourtant, je pense, une démarche essentielle de la philosophie, ça l'a toujours été, et ça doit le rester si l'on pense pouvoir s'attaquer sérieusement aux problèmes de notre temps.

On pourra reprocher le caractère spéculatif de cette solution au problème de la liberté. Elle est je pense à la hauteur des défis que posent l'unité de la conscience, le holisme de nos significations ou encore la cohérence des organismes vivants. Car le problème de la liberté est loin d'être isolé : il se pense en rapport étroit avec tous ces autres défis, et plus généralement, nous l'avions déjà évoqué, avec le problème de la connaissance. Nier la liberté, c'est scier la branche sur laquelle on est assise, celle de la connaissance.

Au fond la principale faille dans le raisonnement visant à nier la liberté sur la base de nos connaissances scientifiques, c'est que le raisonnement se déroule comme si le problème de la conscience était par ailleurs résolu, et comme si la nature du monde physique et son lien avec la réalité mentale ne faisait plus débat. Dans ce cadre bien sûr, le problème du libre arbitre serait lui aussi réglé par des considérations scientifiques. Mais ne pourrait-on pas, sur la base des mêmes considérations, arriver à la conclusion absurde que la conscience n'existe pas ? Et n'y a-t-il pas un lien évident entre le libre arbitre et la conscience ?

Je souhaite pour terminer revenir sur des points de méthode. J'ai essayé tout au long de cette argumentation de ne jamais me placer d'un « point de vue de nulle-part ». C'est notamment ce qui justifie ma formulation de la liberté en terme d'imprévisibilité, et c'est pour cette raison également que je met l'accent sur les problèmes de circularité interprétative, qui me semble-t-il sont au coeur de toute compréhension d'une véritable émergence. Se placer d'un « point de vue de nulle-part » est je pense la principale illusion qui nous guette sur ces questions : celle qui consiste à partir par principe d'un monde « déjà là », d'une description scientifique comprise comme « ce qui existe » et dont la structure absolue et éternelle pré-existe aux points de vue.

Dans ce cadre évidemment toute idée de liberté semble confiner à l'absurde : causée, elle n'est pas libre, mais non causée, elle n'a pas de sens. Mais rien ne nous oblige à cet acte de foi, et si l'on s'attache à voir dans le monde non pas une structure absolue, mais un ensemble de points de vues reliés les uns aux autres, chacun limités, ce jusqu'à l'échelle microscopique, si l'on remplace les notions de déterminisme / indéterminisme par celles de public /privé, c'est à dire si l'on prend acte de notre situation épistémique, non pas en surplombs des choses mais à l'intérieur du monde, alors la liberté prend tout son sens.

C'est au fond un paradoxe que des athées convaincus et militants comme Jerry Coyne, adoptent tout au long de leurs argumentations ce qu'il convient d'appeler le « point de vue de Dieu ».

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