Relativité de l'identité des objets et fonctionnalisme

Dans le billet précédent j'ai défendu une assimilation du relativisme conceptuel (ou moral ou esthétique) et de la relativité en physique, ce qui permettrait de rendre le premier non-problématique : toute la question serait d'élaborer une géométrie conceptuelle (ou morale) permettant de traduire les différents points de vue les uns dans les autres. L'idée est qu'il doit exister un concept-chapeau relatif (comme la vitesse) généralisant des concepts de type "vitesse-pour-x" au sein d'une géométrie des points de vues possibles. Les interprétations relationnelles de la mécanique quantique laissent penser que ce relativisme peut se généraliser à tout état physique, qui serait en fait un "état-pour-x", à ceci près que le passage d'un point de vue à un autre est au mieux probabiliste. J'ai également défendu l'idée que généralement, en physique comme peut-être dans d'autres domaines, la relativité serait locale tandis qu'une objectivité associée à un point de vue privilégié (par exemple le centre de gravité en mécanique) et à des propriétés robustes émergerait à l'échelle globale.

Certains lecteurs ont pu penser que cette assimilation du relativisme en physique au relativisme conceptuel était insuffisamment fondée, que c'était peut-être plus une idée en l'air qui mériterait d'être mise en œuvre concrètement pour voir ce qu'elle vaut. Ce n'est pas faux, aussi je souhaite maintenant élaborer cette idée en jetant des pistes pour généraliser le relativisme de la physique à d'autres domaines de la connaissance, sans avoir la prétention de fournir une solution clé en main mais en espérant rendre un peu plus claire la façon dont une telle tâche pourrait se présenter. Il me semble qu'un tel relativisme généralisé pourrait alors éclairer la question de la réduction inter-théorique (comme la réduction de la biologie à la physique).

Fonctionnalisme contre méréologie

Un domaine très général où le relativisme pourrait s'avérer pertinent est l'identité des objets. (Je vais faire le lien ici avec quelques réflexions d'un article précédent dont je reprend les exemples).

Prenons par exemple la fable du bateau de Thésée, dont on remplace les planches unes à unes. On place les anciennes planches dans un hangar, à l'intérieur duquel on reconstruit le bateau. Arrivera un moment où on aura deux bateaux de Thésée : l'un qui navigue toujours, et l'autre, reconstruit à l'identique à partir des vieilles planches de l'autre dans un hangar. La question est la suivante : comment identifie-t-on le "vrai" bateau de Thésée ?

On peut identifier les objets par leurs constituants physiques (ici les planches) en quel cas le bateau de Thésée est disloquée avant de se reconstituer petit à petit dans le hangar. Ou on peut identifier les objets de manière fonctionnelle, dans notre cas, comme cet objet qui permet à Thésée de naviguer. Dans ce cas le bateau de Thésée est toujours sur la mer.

Le sens commun aura tendance à adopter une identification fonctionnelle. Il me semble que l'identification méréologique des objets est douteuse, qu'elle tient d'un "vœux pieux" théorique mais s'avère en pratique tout au plus approximative, et mène à des apories (la somme méréologique de ma main gauche et de la tour Eiffel est-elle un objet ? une horloge qu'on démonte est-elle toujours le même objet ?). Sans compter qu'elle repose sur un atomisme qui ne s'étend pas à la physique fondamentale. Les particules élémentaires n'ont pas d'identité propre (une permutation de particules identiques ne change rien à un état physique donné), elles sont plutôt individuées par des mesures qui les isolent, et donc les objets macroscopiques correspondent bien plus à des configurations stables qu'à la somme méréologique de leurs constituants. Or la stabilité d'une configuration est un aspect plutôt fonctionnel.

Mais le fait de rejeter la méréologie comme pouvant fonder un critère d'identité viable ne permet pas pour autant de résoudre le paradoxe du bateau de Thésée, car une identification fonctionnelle pourra aussi amener à identifier un objet "bateau de Thésée" correspondant à la somme méréologique des planches : par exemple du point de vue d'un charpentier qui s'intéresse au devenir de ces planches. On peut donc se retrouver avec plusieurs objets qui coïncident physiquement en certains instants pour ensuite voir leurs destins se séparer (comme la statue et le morceau de bronze dont elle est constituée, qui lui survivra peut-être). De manière générale la méréologie n'est pas à exclure, mais elle correspondrait à un point de vue fonctionnel particulier, celui du physicien réductionniste qui cherche à décomposer les objets en parties tant que faire se peut. Seulement c'est un point de vue parmi d'autres.

Le relativisme de l'identité

On voit que l'identification fonctionnelle ouvre la voie à une certaine forme de relativisme de l'identité des objets aux fonctions pertinentes. Ainsi on peut définir un concept-chapeau d'objet généralisant les concepts d'"objet-pour-x" ou "x" est un point de vue fonctionnel, et chaque point de vue fonctionnel permet d'identifier des objets différents, chaque point de vue offre un découpage différent du monde. Toute la question est de savoir s'il est possible d'avoir une "géométrie des fonctions" comme on a une géométrie nous permettant de traduire les vitesses d'un référentiel dans un autre : il va de soit que c'est une tâche bien plus complexe que celle de la physique galiléenne... Mais il existe certaines formalisation de la notion de fonction (une propriété fonctionnelle correspondant en quelque sorte au "profil causal" de l'objet) qui pourraient le permettre, au moins au sein de domaines clairement spécifiés.

Ceci dit un aspect important est que la définition de telles fonctions sera généralement circulaire : le profil causal d'une fonction F fera référence à d'autres fonctions, dont le profil causal peut lui aussi impliquer F (par exemple : un gène est une entité codant pour une protéine, une protéine est une entité produite par un gène). Cette circularité n'a rien de problématique tant que la théorie globale est cohérente et contient des "ponts" vers d'autres théories ou observations. Après tout on peut arguer que certaines équations de la physiques correspondent elles-aussi à des co-définitions circulaires (comme la force et la masse dans la théorie de Newton, avec F = ma, l'important étant que la théorie globale soit reliée au domaine de l'expérience par l'intermédiaire de la position spatio-temporelle, qui, elle, est mesurable).

Je ne sais pas en quelle mesure il pourrait exister une géométrie des fonctions comme il existe une géométrie des objets. Une piste serait de commencer par la physique, en remarquant qu'un espace de Hilbert définit en quelque sorte une géométrie des observables possibles sur un système. Or un observable correspond à une propriété, et selon certaines conceptions, une propriété peut être comprise fonctionnellement, comme correspondant à un certain profil causal (certains argueront qu'il n'y a pas vraiment de causalité au niveau de la physique fondamentale, mais je pense que c'est faux : c'est simplement une question d'interprétation).

Le relativisme fonctionnel

Non seulement le concept d'objet peut être relativisé aux fonctions pertinentes (un même objet sera différentes choses de points de vues différents : un panneau de circulation ou un objet de décoration) mais la plupart du temps, chaque concept fonctionnel peut à son tour être relativisé à un environnement donné.

On peut par exemple relativiser certains concept aux intentions des agents. On fera d'un chargeur de téléphone portable un marteau (c'est assez efficace pour les vieux chargeurs). On fera d'un rocher plat une table de pic-nique. Qui nous empêchera alors de dire "la table" et qui nous dira que nous sommes dans l'erreur en parlant de "table" ? Pourtant cette table n'en aurait pas été une fusse nos intentions différentes, et elle n'en sera plus une pour les promeneurs suivants une fois que nous aurons quitté les lieux. Et ici on peut arguer que le concept fonctionnel en jeu est toujours le même : il s'agit de la fonction consistant à servir de support pour un repas. C'est l'environnement uniquement qui varie.

On pourrait donc parler de concept-chapeau "table" généralisant les "table-pour-x", ou x est non plus une fonction, mais un ou plusieurs agents cognitifs particuliers, concept qui s'appliquent aux objets que x a (ont) l'intention d'utiliser comme table. Finalement, tout comme il s'avère que la vitesse n'a rien d'absolue (ce qui nous faisait penser ça est que nous partageons tous à peu près le même référentiel, la terre), le concept fonctionnel de table n'a rien d'absolu : ce qui nous fait penser ça c'est que généralement nous sommes près à utiliser les mêmes objets pour les mêmes fonctions, parce que notre constitution ou notre situation est assez semblable.

Réduction de la biologie

On peut dire la même chose des concepts de la biologie, qui sont généralement identifiés fonctionnellement. Une même constitution physique aura des fonctions différentes dans des environnements différents (par exemple un même allèle codera ou non pour un phénotype donné suivant l'environnement cellulaire, ou certains organes voient leurs fonctions détournées au cours de l'évolution, lors d'adaptation à de nouveaux environnements).

Cet aspect est lié à la réalisation multiple, l'idée étant qu'une même structure relationnelle de fonctions peut-être implémentée sur différents substrats, comme un programme peut tourner sur différents ordinateurs. Imaginons une propriété fonctionnelle F qui est, pour un gène, de coder un phénotype P. Imaginons que P soit multi-réalisable : dans certains organismes de type A, il est réalisé par la protéine p1 et dans d'autres de type B par la protéine p2. Un gène qui provoque la synthèse de p1 aura donc la la propriété fonctionnelle F dans A, mais pas dans B. De nouveau on peut envisager de formaliser ce relativisme en faisant de F un concept chapeau généralisant les F-dans-X où X est un environnement (ici un type d'organisme, A ou B) donné, et tout comme un même objet sera vu ayant une vitesse différente dans un référentiel différent, il sera vu comme ayant une fonction différente dans un environnement différent.

Encore une fois, on peut faire valoir que cette relativisation des fonctions n'est accessible que suite à un affinage particulier qui nous fait réaliser qu'une fonction qu'on pensait absolue est en fait relative à un environnement particulier. Cette affinage peut faire suite à une expérimentation scientifique dans de nouveaux contextes, et amènent donc à universaliser notre théorie qui au départ ne s'appliquait qu'à des contextes particuliers. Mais notre théorie particulière de haut niveau vaut toujours dans un contexte particulier, comme la théorie de Newton vaut toujours dans un contexte où les vitesses sont négligeables devant celle de la lumière. Autrement dit cette relativisation des fonctions correspond au fait d'atteindre des théories scientifiques plus fondamentales, plus universelles, mais peut-être moins praticables. A la limite un tel affinage des fonctions devrait nous permettre peut-être de redescendre jusqu'au niveau physique le plus fondamental.

Pour autant les fonctions non universalisées, relatives à des contextes précis, nous apprennent au moins certaines choses sur le monde, à savoir que ces contextes existent. Prenons une image : peut-être que la physique fondamentale nous permettrait en théorie de spécifier toutes les biologies possibles et imaginables, correspondant à différents contextes. Mais seule l'étude de la biologie nous permet de savoir qu'un contexte particulier est instancié, et qu'au sein de ce contexte, certaines fonctions sont implémentées par certaines entités physiques.

Le rôle du contexte

Mais il semble y avoir une différence cruciale entre le relativisme de la physique (relativité au référentiel) et le relativisme de la biologie ou des fonctions en général (relativité à l'environnement, à l'intention, au contexte) qui est qu'un objet se situera de fait dans un environnement donné, et donc aura objectivement une fonction qui lui sera attribuée. Au contraire, un objet n'a pas vraiment de vitesse : le choix du référentiel est arbitraire, tout référentiel en vaut un autre. Le cas du relativisme conceptuel s'apparente plutôt, à ce titre, à la relativité physique : le choix d'un cadre conceptuel est arbitraire, on peut voir le bateau de Thésée comme la somme de ses planches ou comme ce qui permet de naviguer, et passer à loisir d'une représentation à l'autre comme on change de référentiel en physique. Mais dans le cas des fonctions, le changement d'environnement est beaucoup plus invasif : on peut changer la fonction d'un objet physique, mais ça nous demande d'agir activement sur le monde, et généralement ceci aura un impact sur l'objet lui-même.

Toute la question est de savoir si l'on peut concevoir que l'environnement joue le même rôle quand il donne sa fonction à un objet ou quand il fait "émerger" un référentiel privilégié en physique. Si tel est le cas, les situations ne sont finalement pas bien différente. Je propose de partir du postulat que c'est le cas. Après tout un contexte biologique peut bien changer subitement, rien ne l'interdit physiquement. Et donc on peut penser que l'assignation d'une fonction biologique à une entité est toujours approximatif et contextuel, exactement comme l'assignation d'une vitesse absolue à un objet sur la base du référentiel terrestre est approximatif et contextuel, mais utile à toutes fins pratiques.

Ceci laisse entrevoir que "l'émergence" de la biologie à partir de la physique devrait correspondre précisément à "l'émergence" d'un contexte particulier au sein duquel des fonctions biologiques qui étaient potentielles et relatives, latentes dans le physique, deviennent robustes, relativement à ce contexte émergent. Mais puisque nous l'avons vu il y a circularité dans la définition des fonctions, il faut plutôt y voir une co-émergence, chaque élément s'assemblant à l'autre de manière à former un tout robuste, ce tout devenant lui-même un contexte, un environnement au sein duquel les fonctions des éléments sont stables. L'environnement qui assigne sa fonction à une entité est lui-même constitué d'un ensemble d'entités qui reçoivent leurs fonctions de cet environnement.

Tout ceci bien sûr demanderait à être formalisé. Ce ne sont là que quelques pistes, qui ouvrent peut-être plus de questions qu'elles n'en résolvent (d'autant plus que le sujet est à l'interface de plusieurs thèmes philosophiques complexes : la causalité, la réduction et l'émergence, l'interprétation de la physique, ...)

Commentaires

Franck a dit…
Vos thématiques sont vraiment passionnantes, et j'en profiterai vraiment encore plus si vous pouviez vulgariser un tout petit peu plus.

C'est une demande très sincère et très motivée car j'aimerai vraiment pouvoir comprendre davantage de vos billets.
Quentin Ruyant a dit…
Merci pour votre commentaire. Je peux effectivement essayer de rendre mes articles plus accessibles. Ceci dit ce n'est pas toujours facile de savoir à quel moment les choses deviennent difficile pour certains lecteurs (ça tient parfois juste à un mot technique mal compris ou à des références implicites à un arrière plan de discussions auxquelles je suis familier mais pas le lecteur).
N'hésitez pas à poser des questions précises sur certains passages, je pourrais éventuellement clarifier ou ajouter des références.

Sinon je tiens aussi un blog de vulgarisation de philo des sciences que j'espère un peu plus accessible : http://philosophiedessciences.blogspot.fr/

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