Rationalité scientifique et loi de Hume

Ce qu'on appelle parfois la "loi de Hume" pose un défi pour qui voudrait justifier les normes épistémiques à l'œuvre en science sur la base de simples faits concernant la pratique. Cette loi stipule qu'une inférence ne peut partir uniquement de prémisses descriptives pour arriver à une conclusion normative ou évaluative. Que quelque chose soit le cas (ou encore que ce soit un fait "naturel") ne nous dit pas que c'est une bonne chose. Donc le simple fait que les scientifiques utilisent une méthode n'implique pas que cette méthode soit bonne ou rationnelle. Pourtant le raisonnement normatif en philosophie est rarement indépendant d'un contenu descriptif.

Reconstruire la rationalité scientifique

Il me semble que les instances les plus légitimes de tels raisonnements consistent à reconstruire la rationalité scientifique sur la base d'une observation de la pratique. La conclusion de ce type de raisonnement n'est pas entièrement descriptive. On observera que les scientifiques emploient implicitement ou explicitement telle ou telle norme épistémique, par exemple qu'une expérience doit être reproductible, qu'une hypothèse doit être confirmée par l'expérience (suivant des outils statistiques standards), ou qu'elle doit être cohérente avec les cadres théoriques bien acceptés. En général, on appuiera bien sur le fait qu'il s'agit d'une norme collective, régulant la pratique, et non individuelle (elle peut donc comporter des exceptions). Mais on ne se contentera pas de décrire ainsi la pratique : on en infèrera que puisque les scientifiques sont rationnels, alors il s'agit d'une pratique rationnelle, c'est à dire bonne sur le plan épistémique.

On pourra ensuite essayer de comprendre ou de rendre compte de cette rationalité par une théorie normative, c'est-à-dire de la justifier directement par des considérations hypothétiques. Mais le point important est que le simple fait, pour cette norme, d'être présumément à l'œuvre en science suffit déjà à lui accorder un certain crédit. A supposer que les scientifiques sont rationnels, ou tenant compte du succès de telles pratiques, on en déduit que ces normes sont épistémiquement vertueuses. Cela constitue, pour une théorie d'épistémologie normative, une donnée "empirique" à expliquer, et si notre théorie normative implique qu'une norme bien acceptée en science est complètement irrationnelle, alors on y verra un problème pour notre théorie plutôt que pour la science.

Une manière de reconstruire l'argument est la suivante :

  • les scientifiques agissent de manière globalement rationnelle.
  • or les scientifiques agissent suivant X (X constitue apparemment une norme à leur activité).
  • donc X est une norme rationnelle.
En un sens, ce type de raisonnement est parfaitement compréhensible. Il s'agit simplement pour le philosophe de considérer les scientifiques comme des pairs plutôt que comme des objets à étudier, et donc de prendre au sérieux les normes qu'ils et elles se donnent ou semblent se donner au niveau communautaire et institutionnel, jusqu'à se les approprier. Mais alors où se cache la prémisse normative ? À quel moment cet argument viole-t-il la loi de Hume ?

Raisonnement normatif ou descriptif ?

On pourrait interpréter la première prémisse, celle affirmant que les scientifiques sont globalement rationnels, comme purement évaluative : dire que les scientifiques sont en général rationnels reviendrait seulement à approuver ce qu'ils font, à affirmer notre adhésion envers les valeurs de la science, ou à valoriser la science en général. Il s'agit de comprendre "rationnel" comme ne signifiant rien d'autre que "vertueux" ou "bon".

Si l'on adopte cette interprétation, il faudrait en conclure qu'un philosophe défendant une rationalité opposée à ce que font les scientifiques, un philosophe qui défendrait par exemple qu'il est vertueux de confirmer les hypothèses par les écritures bibliques plutôt que par l'expérience (et que donc la science est irrationnelle) n'est pas dans l'erreur sur le plan factuel, mais plutôt sur le plan des valeurs. Il ne prononce aucune fausseté factuelle : il affirme seulement des choses condamnables (au moins pour nous), parce qu'il ne partage pas les valeurs de la science, qui sont pourtant de bonnes valeurs. C'est une interprétation qui pourra paraître un peu douteuse. Il me semble que si l'on juge qu'un tel philosophe a tort, ce n'est pas seulement parce qu'il fait montre de mépris envers l'institution scientifique et ses valeurs. Ce mépris envers la science sera plus volontiers vu comme une conséquence des croyances erronées de ce philosophe que comme une raison, en soi, pour condamner ses conclusions sur le plan moral.

Ainsi il me semble que la prémisse "les scientifiques agissent généralement de manière rationnelle" ne peut être conçue comme purement normative. "Rationnel" ne peut signifier seulement "bon". Il s'agit bien d'une prémisse au moins en partie descriptive.

Une autre interprétation possible consiste à interpréter le terme "rationnel" de manière purement descriptive ou factuelle. On peut l'interpréter, notamment, de manière instrumentale, en termes de conformité entre les buts et les moyens mis en œuvre pour atteindre ces buts. "Rationnel" signifierait quelque chose comme "efficace". L'avantage de cette interprétation est qu'elle permet de mieux justifier la première prémisse concernant la rationalité des scientifiques, notamment sur la base du succès de la science : la science atteint généralement les objectifs qu'elle se fixe, elle est en effet efficace, couronnée de succès, ce qui laisse penser que les scientifiques sont (instrumentalement) rationnels. La conclusion de l'argument n'a alors plus rien de normatif. Il s'agit plutôt d'une affirmation du type : X est une façon efficace d'atteindre les buts de la science (et libre à chacun de partager ou non les mêmes buts).

Cependant cette seconde interprétation me semble également problématique parce qu'elle induit une forme de circularité. Comment décide-t-on de ce que sont les buts de la science sinon en observant la manière dont les scientifiques agissent (y compris la manière dont ils se corrigent, parfois par la voie de normes institutionnalisées) ? On peut bien sûr écouter ce qu'ils affirment concernant leurs buts, mais il est peu probable que ceux ci soient réellement homogènes, et il ne faudrait pas confondre les buts de tel ou tel scientifique et les buts de la science en tant qu'institution, c'est-à-dire ce vers quoi sont dirigées les normes en science comme la confrontation systématique à l'expérience.

Mais si ces buts généraux de la science sont déterminés sur la base d'une observation de ce qu'elle fait avec succès, alors la première prémisse devient tautologique. Elle n'est plus vraiment justifiée par le succès de la science, puisque ce qui compte comme succès est défini sur la base des normes que se donnent les scientifiques. Dans ce cadre, les scientifiques sont (instrumentalement) rationnels "par définition". S'ils faisaient autre chose, on ne pourrait pas en inférer qu'ils sont irrationnels : on inférerait plutôt qu'ils poursuivent d'autres buts, au moins si leurs actions ont une certaine cohérence minimale. Au bout du compte, le type de reconstruction de la rationalité scientifique opérée par certains philosophes ne serait rien d'autre qu'une description de la pratique, ou au mieux, une inférence concernant les buts de la science. Ces philosophes ne feraient rien d'autre qu'affirmer "les scientifiques agissent suivant la norme X (donc ils se donnent pour but Y)". Mais ça ne semble pas être le cas : la philosophie des sciences n'est pas une simple sociologie des sciences.

Une manière de s'en sortir serait de présupposer un but à la science indépendamment d'une observation de l'activité des scientifiques. On pourrait par exemple stipuler que le but de la science est quelque chose comme le développement de nos connaissances, et affirmer que la science est instrumentalement rationnelle parce qu'elle réalise ce but avec succès, voire rationnelle tout court si on pense que développer les connaissances est forcément une bonne chose. Mais comment évaluer son succès ? Si une connaissance est une croyance justifiée, qu'est-ce que la justification ? C'est justement ce qu'on cherche à déterminer en observant les normes à l'œuvre en science. Mais si l'on évalue le succès de la science en fonction de ses propres normes (une connaissance est bonne si elle est confirmée par l'expérience, cohérente avec les cadres théoriques acceptés, etc.), alors de nouveau le raisonnement est circulaire.

Qu'est-ce que la science ?

Ainsi notre prémisse ne semble pas pouvoir être interprétée de manière entièrement normative ("ce que font les scientifiques est bien") ni de manière entièrement descriptive et donc presque vide ("les actions des scientifiques suivent telle norme"). Peut être la rationalité est-elle un concept épais, combinant une composante descriptive et une composante normative. Mais l'interprétation exacte à en faire n'est pas forcément limpide.

Pour aller de l'avant, on peut se demander en quoi l'idée que les scientifiques seraient entièrement irrationnels semble implausible, et non seulement condamnable comme le voudrait l'interprétation purement normative.

Une approche inspirée de Kant serait de faire de notre prémisse une forme de synthétique a priori. Juger que nos semblables sont en général rationnel serait une condition nécessaire à notre participation dans la société. Seulement cette approche semble occulter la spécificité de la science. Après tout on peut en principe juger certaines institutions globalement irrationnelles : un athée pourra juger ainsi les institutions religieuses, ou peut-être certaines institutions politiques dont le fonctionnement échappe à ses membres. Donc le fait que l'argument consistant à inférer la rationalité d'une pratique sur la base de son utilisation récurrente concerne la science, et pas la religion ou la politique, est important. Et l'on arrive à un point non questionné jusqu'ici : qu'est-ce que la science (et en quoi est-elle couronnée de succès) ?

L'idée de la caractériser en termes de développement de connaissances était, je pense, un pas dans la bonne direction, mais elle demande seulement de préciser un peu les choses. Il me semble qu'on peut caractériser la science en partie par le fait qu'elle vise à produire des représentations dont l'efficacité est, justement, instrumentale, au sens où les représentations scientifiques peuvent être utilisées pour des buts variés, idéalement sans limite dans le domaine d'application (c'est une manière pragmatique de comprendre ce qu'est la connaissance). Il s'agit peut-être d'une vision partielle, la science (ou une connaissance) est peut-être plus que seulement instrumentale, mais au moins, elle l'est.

Ce que je veux dire par là, c'est que la science n'est pas directement efficace pour atteindre certains buts précis. Elle vise plutôt à produire des outils efficaces pour atteindre une variété de buts précis possibles. La nuance est importante : c'est le produit de la science (l'ensemble des représentations qu'elle nous fournit) qui est efficace pour atteindre ces buts, et non la science directement. Ce n'est pas la science qui permet de fabriquer des ordinateurs, mais (entre autre) les modèles quantiques de transistors qu'elle produit.

Pourquoi est-ce important ? Parce que cela permet de répondre à l'argument présenté plus haut. On peut déterminer, sur la base d'une observation de la pratique, que la science est dirigée vers certains buts, et donc arriver à la conclusion, purement descriptive, que X (une pratique quelconque) est une manière d'atteindre ces buts. L'argument était : il n'y a rien de normatif dans cette conclusion, puisque rien ne nous pousse à adhérer aux buts de la science, et pourtant les philosophes semblent tirer des conclusions normatives du fait que X fait partie des pratiques scientifiques. Mais à la lumière de ce qui vient d'être dit, le but général de la science a un statut bien particulier. C'est en quelque sorte un "méta-but" : produire des représentations efficaces pour la réalisations de buts (de premier ordre) variés. Or, dans la mesure où ce méta-but est relativement indépendant de buts particuliers, il se rapproche assez fortement d'une notion de rationalité instrumentale qui semble justifiée de manière universelle sur le plan normatif. Nous avons donc des raisons indépendantes d'adhérer au but de la science, puisqu'il n'est pas seulement conforme à la rationalité instrumentale (au sens où la science serait efficace pour atteindre ses buts), mais relève directement de la rationalité instrumentale (l'efficacité idéale est le but de la science).

En d'autres termes, le fait que les scientifiques soient en général rationnels n'est pas tautologique, mais en effet justifié par le succès des sciences, succès évalué non pas du seul point de vue de ce qu'ils font, mais de manière en quelque sorte externe à la science : produire des représentations efficaces pour un ensemble de buts variés est un succès, non seulement du point de vu de la science, mais de manière plus générale. C'est ce type d'évaluation externe que permet une conception pragmatique de la connaissance.

On pourrait essayer de tempérer l'universalité de la science, son unité, en faisant valoir que le type de but qu'elle permet de réaliser avec succès n'est pas n'importe lequel ni illimité dans son domaine, que ce type de but peut dépendre de la discipline, etc. Mais rappelons qu'il s'agit de caractériser la visée idéale de cette activité, et non ses accomplissements effectifs, ce pour quoi un succès imparfait ou un simple progrès dans une direction donnée est suffisant. Or il me semble difficile de nier la visée unificatrice, idéalement universelle, de la théorisation.

Conclusion

La forme argumentative utilisée par les philosophes proposant de reconstruire la rationalité scientifique devrait donc être la suivante :

  • N - il est rationnel de développer des représentations efficaces pour une variété idéalement grande de buts.
  • D - la science développe de telles représentations (avec succès).
  • DN - donc les scientifiques agissent de manière globalement rationnelle.
  • D - en général, les scientifiques agissent suivant X.
  • N - donc X est une norme rationnelle.
L'argument part bien d'une prémisse normative, mais elle est facilement acceptable en dehors des cercles scientifiques puisqu'il ne s'agit pas d'une affirmation à propos de la science en particulier : il ne s'agit donc pas de dire "la science c'est bien, et puis c'est tout". La seconde et quatrième prémisses concernent la science plus spécifiquement, mais elles sont entièrement descriptives. Elles nous permettent ensemble d'arriver à une conclusion normative, et justifient donc la méthode philosophique consistant à reconstruire la rationalité scientifique sur la base d'une observation des normes à l'œuvre en science, ou à considérer que ces normes sont des "données empiriques", pas forcément infaillibles, mais suffisamment robustes, auxquelles doit se confronter toute théorie d'épistémologie normative.

Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

Commentaire sur "où doit s'arrêter la recherche scientifique"

Zététique, militantisme et composante sociale de la connaissance