La (prétendue) continuité entre science et métaphysique

J'ai lu récemment un tweet qui affirmait en gros qu'on fait tous de la métaphysique comme Monsieur Jourdain fait de la prose, que c'est impossible de ne pas en faire, et que y compris nos théories scientifiques incorporent une métaphysique implicite. C'est une affirmation assez classique en philosophie des sciences, ayant à voir notamment avec l'idée, lue également récemment dans un autre tweet, qu'il y aurait une continuité entre science et métaphysique, puisque les deux s'intéressent à dévoiler la nature de la réalité. Après tout, les théories scientifiques incorporent des postulats qui ne sont pas directement vérifiables par l'expérience : des postulats métaphysiques, donc (sic).

J'acceptais ces idées sans rechigner il y a quelques années (à l'époque où j'étais encore réaliste structural, en début de thèse) mais depuis, mes positions en philosophie des sciences ont pris un tournant beaucoup plus pragmatiste. Ma position actuelle est qu'il faut distinguer la science des scientifiques. La science est une activité institutionalisée, produisant des représentations (des modèles mathématiques associés à un vocabulaire théorique, etc) destinées à être appliquées, parfois indirectement, soumise à des normes (la confrontation à l'expérience, l'unification théorique). Les scientifiques sont ceux qui réalisent cette activité.

Je pense que l'interprétation des représentations produites par la science comme descriptions de la réalité relève de la métaphysique, et non de la science. Certes, beaucoup de scientifiques font le commerce de ce type d'interprétation métaphysique, mais ça ne signifie pas qu'elles soient essentielles à l'activité scientifique elle-même. Ce type d'interprétation présuppose notamment une sémantique réaliste qui n'est nullement impliquée par l'activité scientifique (j'aurais tendance à dire : au contraire : nous y reviendrons). Donc ne confondons pas les croyances des individus, qui peuvent être variées, et l'activité institutionalisée et ses produits.

On pourrait objecter que le commerce d'interprétations métaphysiques joue un rôle heuristique essentiel en science. L'interprétation métaphysique serait un élément clé dans la développement de représentations scientifiques. La théorie de la relativité serait fondée sur des postulats métaphysiques sur la nature de l'espace et du temps, par exemple, postulats qui ont guidé son développement, et elle véhiculerait ces postulats.

Mon intention n'est pas de nier que les discours et interprétations jouent un rôle dans l'activité scientifique (il ne s'agit pas de souscrire à une forme de "behaviorisme" radicale à propos de la science). Mais attention :

  1. on peut utiliser et même développer des représentations scientifiques sans adhérer à l'idée qu'elles décrivent la nature fondamentale de la réalité. Après tout, les physiciens continuent de développer la physique classique dans de nombreux domaines sans croire que les postulats qu'elle fait sur l'espace et le temps ou l'ontologie naturellement associée à la théorie sont vrais. Pourtant ils utilisent bien ces "postulats" au moment de construire leurs modèles. Alors faut-il vraiment parler de postulat métaphysique véhiculé par la théorie, ou simplement de support psychologique à la manipulation de représentations ? Je penche pour la deuxième option.
  2. Le fait d'être ou non compatible avec certains "postulats métaphysiques", et donc de partager les vertues que leurs attribuent les métaphysiciens ne constitue en rien une norme pour l'acceptation des théories scientifiques (les théories contredisent souvent les représentations de sens commun ou les conceptions traditionnelles de la métaphysique sans qu'on les considère problématiques), et donc, l'interprétation métaphysique des théories ne joue aucun rôle particulier dans leur justification : c'est quelque chose qui ne compte pas du point de vue de l'activité collective des scientifiques, au moment de choisir si une représentation est bonne ou mauvaise. À ce titre, les scientifiques tranchent rarement entre les différentes interprétations possibles de leurs théories proposées par les métaphysiciens (quel théoricien quantique s'intéresse aux ontologies primitives ?), encore moins quand il s'agit de savoir si les lois de la nature sont des relations entre universaux ou si elles surviennent sur les dispositions de classes naturelles, ou si les propriétés sont des universaux ou des ensembles de tropes. Penser le contraire reviendrait à multiplier les théories scientifiques (il y aurait la relativité platonicienne, la relativité dispositionnelle-tropienne, etc.) ce qui est absurde, ou au moins en contradiction flagrante avec le discours institutionalisé des scientifiques : la théorie de la relativité est une seule théorie, et non une collection (peut-être infinie) de théories.
  3. Enfin et surtout, prenons garde à ne pas surinterpréter le discours scientifique, en particulier les termes "vrai", "réel", "exister". Les métaphysiciens en ont une compréhension très forte : le réel, ou ce qui existe, est ce qui est "indépendant de l'esprit" (c'est à dire non pas que l'esprit soit nécessairement en dehors de la réalité, mais plutôt que la réalité contienne des objets indépendants de nos activités de représentation et de nos intentions envers eux), et le vrai est une relation de correspondance au réel transcendant nos représentations. Je suis loin d'être persuadé que cela corresponde à la compréhension courante de ces termes. Le réaliste n'a pas le monopole de la compréhension de ce que "exister" veut dire. Personne de censé ne nie l'existence objective des tables et chaises par exemple, à moins d'être versé dans la métaphysique, et pourtant il est difficile de nier que le concept de chaise soit relatif à certains usages sociaux, et donc que les chaises "dépendent de l'esprit" plutôt qu'elles ne constituent une catégorie naturelle d'objets (à noter que cela ne veut pas dire "subjectif", une notion plus liée à l'individualité : nos activités de représentation sont souvent collectives). On pourrait multiplier les exemples : l'argent, les institutions, etc. "existent" aussi bien. Il me semble que les scientifiques font un usage des mots plus proche du sens courant exposé ici que du sens sophistiqué proposé par les métaphysiciens.

Pour toutes ces raisons, je pense que l'idée si commune en philosophie des sciences contemporaine qu'il existerait une continuité entre science et métaphysique,et que toute théorie s'accompagnerait d'un "bagage métaphysique", est simplement fausse. Les théories et modèles sont des représentations qui peuvent être construites et utilisées de manière indépendante de leur interprétation métaphysique (seule une interprétation empirique, associée à des normes régulant la pratique expérimentale, est requise).

On pourrait bien sûr réinterpréter "métaphysique" en un sens plus large que le sens réaliste que je lui donne ici, comme simple activité d'ingénierie conceptuelle. On pourrait la doter d'une sémantique plus compatible avec le langage ordinaire. Les théories scientifiques véhiculent alors bien des postulats métaphysiques, c'est à dire simplement des concepts (une certaine façon de représenter l'espace et le temps, qui s'avère meilleure qu'une autre), personne ne peut en effet réellement se passer de métaphysique (de concepts), et peut-être qu'il y a continuité entre science et métaphysique, puisque tous deux développent des concepts.

Je suis assez favorable à ce type d'approche déflationniste, mais alors il faut mesurer les implications quand à l'activité des métaphysiciens, et il me semble que ça ne correspond pas à la manière dont est pratiquée aujourd'hui la métaphysique des sciences. En effet, penser le métaphysique comme ingénierie conceptuelle implique :

  • La possibilité du pluralisme. Un outil conceptuel peut être utile dans certains contextes mais pas dans d'autres, un outil n'est ni vrai ni faux, et il n'y a donc aucune raison de penser qu'un seul outil/concept de tel objet est "vrai" au détriment des autres.
  • Le souci de l'utilité. Développer des concepts qui n'ont d'implication ne serait-ce qu'indirecte dans aucune activité de représentation d'objets concrets particuliers, c'est faire œuvre de fiction. Le concept de prévisibilité de principe a une utilité potentielle. Celui de déterminisme métaphysique n'en a aucune. Le concept mathématique de fonction d'onde a une utilité pratique. Les ontologies primitives qu'on lui associe n'en ont aucune.

Or la métaphysique contemporaine fait violence à ces deux implications. Ainsi le métaphysicien qui fait plus que de l'ingénierie conceptuelle (libre à lui, je n'ai pas prétention à réguler les activités intellectuelles des uns et des autres) devrait assumer que ce qu'il fait relève de l'interprétation de la science plutôt que de la science elle-même. Cette activité a peut-être son utilité propre, la satisfaction d'une forme de curiosité intellectuelle issue d'une attitude réaliste par exemple, je ne souhaite pas en juger ici. Mais il serait vain de justifier cette utilité (quand la spéculation dépasse l'ingénierie conceptuelle) en exagérant les liens de parenté avec l'activité scientifique comme pour bénéficier de l'aura de cette dernière.

Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

Commentaire sur "où doit s'arrêter la recherche scientifique"

Zététique, militantisme et composante sociale de la connaissance