Zététique, militantisme et composante sociale de la connaissance

Bandera boliviana en manifestación
(temps de lecture: ~10 minutes)

La composante sociale de la connaissance

Je sais que Madrid est la capitale de l'Espagne. Enfin je crois. L'ai-je vérifié par moi-même directement ? Je ne saurais même pas par où commencer en fait : c'est quoi exactement le statut d'une capitale ? De ce que je crois savoir, ce n'est pas forcément la ville la plus peuplée d'un pays, mais celle où se situent ses institutions. Peut-être y a-t-il un statut juridique officiel inscrit dans un registre quelque part en Espagne ? Bon, voilà, je ne suis même pas sûr de ce qu'est une capitale d'un pays au sens stricte, ni de comment vérifier si une ville est la capitale d'un pays autrement qu'en faisant confiance à Wikipedia. Et pourtant je sais que Madrid est la capitale de l'Espagne, n'est-ce pas ?

Je n'ai jamais rencontré aucune raison de douter que Madrid est la capitale de l'Espagne, rien qui m'ait poussé à aller vérifier si c'est vraiment le cas. Je n'ai jamais été voir la page wikipedia pour m'en assurer, parce que je le sais déjà. D'ailleurs je n'ai jamais ressenti le besoin d'attribuer, de manière réflexive, un quelconque degré de crédence à cette croyance : je l'ai simplement absorbée petit, et depuis je l'utilise sans même y réfléchir.

Suis-je irrationnel ?

Si c'est le cas personne n'est ni ne sera jamais rationnel, et un être rationnel, quelqu'un qui y réfléchirait à deux fois avant de considérer que Madrid est la capitale de l'Espagne, ou toute autre trivialité, serait terriblement inadapté à nos sociétés. Car l'écrasante majorité de mes connaissances, et en particulier la totalité de mes connaissances scientifiques, ont exactement le même statut que celle-ci : je les ai acquises de seconde main, à l'école ou dans les livres, mais je serais incapable de les vérifier par moi-même. C'est mon cas, et c'est le cas de chacun d'entre nous.

Contre le réductionnisme individualiste

Peut-être vous imaginez-vous qu'il y a des exceptions : les experts. Eux ont tout vérifié de première main dans leur domaine d'expertise, et nous, nous nous fions à eux, directement ou indirectement. Mais c'est faux. Oui, la connaissance des experts est plus fiable que la nôtre, mais ce n'est pas parcequ'elle provient de l'expérience directe : sur ce plan, ils sont à peu près exactement dans notre situation.

En physique par exemple, les théoriciens ne sont pas les expérimentateurs. Et les expérimentateurs ne sont pas des scientifiques isolés qui vérifient les résultats de leurs propres yeux, mais des équipes se répartissant les tâches. Il n'existe pas une seule personne au monde -- pas une seule ! -- qui maîtrise l'intégralité du modèle climatique utilisé par le GIEC pour prédire le réchauffement de la planète. Le modèle est bien trop gros pour qu'un seul expert puisse l'appréhender. De même aucun scientifique ne serait capable de construire et faire tourner le LHC a lui seul pour vérifier le modèle standard de la physique des particules.

La science dans son ensemble repose donc sur une confiance mutuelle des scientifiques les uns envers les autres, confiance garantie par certaines institutions et pratiques (comme la revue par les pairs ou la reproduction des résultats par des équipes distinctes), exactement comme ma connaissance du fait que Madrid est la capitale de l'Espagne repose sur ma confiance envers mes parents, professeurs et encyclopédies à ma disposition. La notion de confiance envers les autres, et donc d'appartenance sociale, est au coeur de toute bonne compréhension de ce qu'est la connaissance.

On peut avoir une attitude réductionniste vis-à-vis de cette composante sociale de la connaissance. Certes, nous apprenons essentiellement par le témoignage et l'enseignement des autres, mais la fiabilité de ces témoignages serait elle-même justifiée par notre expérience individuelle directe. Nous pourrions constater, ou nous aurions de bonnes raisons de penser, que ce qui est enseigné dans les écoles est fiable, parce que nous avons pu vérifier certaines de ces informations, ou encore parce que nous pouvons recouper les témoignages, et il est peu plausible qu'un ensemble si important de personnes soient dans l'erreur. Mais c'est une vision très idéaliste de la manière dont nous fonctionnons. Évaluer la dignité de confiance de chaque interlocuteur, de chaque professeur, de chaque livre, serait en pratique extrêmement fastidieux, à peine moins que de vérifier soi-même les informations qu'ils nous fournissent.

En fait nous avons plutôt tendance à faire confiance, à croire par défaut ce que l'on nous dit, et à ne le remettre en question que quand un conflit entre plusieurs croyances apparaît ou quand l'enjeu est vraiment important. C'est ainsi que nous fonctionnons, et c'est sans doute la seule façon praticable de fonctionner (corrolaire: un créationniste n'est pas forcément quelqu'un qui raisonne moins bien que vous qui croyez en l'évolution). Pour cette raison, le rôle de la société dans la construction de nos connaissances reste central, beaucoup plus que le rôle de la vérification par l'experience individuelle.

Connaissance sociale et scepticisme militant

Le mouvement sceptique, ou zététique, peut se caractériser comme un militantisme en faveur de la pensée rationnelle, visant à promouvoir les "bonnes" manières de raisonner et de former des croyances dans la société. Je ne me considère pas militant sceptique, mais je suis plutôt sympathisant de ce mouvement en général, si non dans toutes ses manifestations, au moins de par sa principale motivation.

Cette histoire de Madrid et les remarques qui ont suivi avaient pour but de mettre en avant un aspect qui est à mon sens insuffisamment pris en considération dans le milieu sceptique, à savoir la dimension sociale de la connaissance. Ainsi les sceptiques mettent souvent en avant le raisonnement bayésien, les failles de raisonnement, les biais cognitifs : autant d'éléments qui s'appliquent d'abord à l'échelle de l'individu. À la lumière des observations précédentes, je pense que cette approche ne peut suffire.

Les sceptiques ne sont pas à blâmer : jusqu'à il y a peu, la philosophie de la connaissance était elle-même largement dominée par des approches individualistes. Ces approches restent sans doute un lieu commun chez les non-philosophes. Dans le cas des sciences en particulier, même si Newton affirmait s'être "juché sur les épaules de géants" pour arriver à ses résultats, la figure (ou plutôt le mythe) du génie scientifique qui produit seul de la connaissance est très prégnante. Certaines considérations philosophiques suivant une approche individuelle, notamment celle du doute cartésien, sont assez bien connues du grand public. Il n'est pas étonnant, dans ce cadre, que le milieu sceptique se soit naturellement orienté vers une approche individualiste de l'acquisition de connaissance.

Je souhaite donc que ce billet prenne la forme d'une proposition constructive plutôt que d'une critique du scepticisme scientifique. Mon message est, en substance : regardez un peu du côté de l'épistémologie sociale pour enrichir (et peut-être réorienter légèrement) votre arsenal militant. Je compte expliquer dans ce qui suit l'impact que je pense que devraient avoir ces considérations sur le mouvement.

Le rôle de l'esprit critique

Tout d'abord, le message n'est pas que l'approche actuelle du mouvement est entièrement caduque. Même si l'on prend acte que l'immense majorité de nos connaissances est de seconde main, les notions de biais cognitif (bien que criticable), de faille de raisonnement ou d'esprit critique restent importantes pour plusieurs raisons.

La raison la plus faible est qu'en tant que maillon de la société, nous sommes parfois amenés à produire directement des connaissances ou des opinions avant de les transmettre. Nous pouvons par exemple être témoin d'un accident, ou former des opinions concernant le comportement de certains groupes de personnes à partir de notre expérience dont on fera état lors de discussions. Les aspects sociaux n'excluent pas une composante individuelle, puisqu'il faut toujours évidemment des individus faisant des expériences pour produire des connaissances ou des croyances collectives.

Reste que pour la plupart d'entre nous, qui ne sommes ni scientifiques, ni journalistes, la production directe de connaissances est très mineure en comparaison à la somme énorme d'informations que nous acquérons de manière indirecte, si bien que cette raison est relativement faible. Être un agent rationnel doté d'une bonne "hygiène mentale" passe essentiellement par le soin apporté à la sélection de nos sources d'information, leur diversité et leur fiabilité, et non par une application directe de l'esprit critique à nos expériences vécues, tout comme la bonne santé physique passe par le soin accordé à nos sources d'alimentation, puisque très peu d'entre nous produisent leurs propres légumes.

Une seconde raison, plus importante à mon sens, pour laquelle une connaissance des failles de raisonnement reste essentielle dans le cadre de l'épistémologie sociale est que savoir quelles sont les "bonnes" manières de penser ou d'éviter l'erreur en général est important pour évaluer à quel point une source d'information est digne de confiance.

En effet, les opinions ou témoignages nous sont souvent présentés sous la forme d'arguments destinés à nous convaincre. C'est typiquement le cas dans les débats télévisés ou dans les articles de presse, et aujourd'hui dans les médias sociaux. Quand ces arguments pèchent d'une manière ou d'une autre, c'est un indicateur de manque de fiabilité de la source d'information qui nous les a présenté. Nous ne pouvons vérifier et recouper toutes les informations que nous recevons, puisque les arguments explicites ne sont pas le seul critère de fiabilité d'une information, mais nous pouvons évaluer la qualité des sources au moins sur ces aspects les plus apparents, et éventuellement de manière plus approfondie pour certaines informations, à l'aide des outils de la zététique.

Ainsi on peut avoir confiance en les résultats scientifiques en général (du moins plus qu'en d'autres types d'information) parce que l'on sait que l'institution scientifique a mis en place au cours du temps des méthodes extrêmement sophistiquées et robustes pour éviter les biais et failles de raisonnement. Si l'on est au fait des biais, on peut comprendre pourquoi la science est généralement fiable. On peut aussi ne plus accorder notre confiance à une revue qui emploie systématiquement des arguments fallacieux dans ses articles, qui semble sujette à un biais de confirmation, ou si l'on s'aperçoit qu'elle nous fournit des informations non recoupées, et encore une fois, c'est une bonne connaissance des méthodes fiables d'acquisition des connaissances qui le permet.

Prendre en compte la dimension politique

Les sceptiques mettent déjà en avant cette idée qu'il faut vérifier la qualité des sources des informations que l'on absorbe. Ils intègrent donc déjà en une certaine mesure cette composante sociale de la connaissance, mais en faisant toujours jouer un rôle central à l'individu. Cependant, nous l'avons dit plus haut, évaluer la fiabilité de chacune de nos multiples sources d'information est en soi un travail titanesque qu'il ne serait pas raisonnable d'exiger de tout un chacun.

Certains d'entre nous (et notamment les zététiciens) peuvent peut-être s'y dédier, et ensuite jouer le rôle de référent, du moins s'ils parviennent à assurer leur propre autorité épistémique auprès des autres. Mais militer pour que tous fassent ce travail semble largement utopique. Il est illusoire d'espérer que l'ensemble des membres de notre société se convertissent en petits épistémologues aguerris travaillant à plein temps : ils ont souvent d'autres préocupations. La seule attitude raisonnable reste, pour la plupart d'entre nous, la confiance par défaut, et le doute seulement quand il y a des raisons de douter.

Ne nous y trompons pas, je reste persuadé que la promotion de l'esprit critique à l'échelle individuelle reste un élément clé pour un militant de la rationalité, pour les raisons citées plus haut. Cependant il ne peut se suffire à lui-même. Si l'on souhaite que les bonnes croyances prennent le dessus sur les mauvaises dans nos sociétés, il faut aussi y œuvrer directement, peut-être en jouant un rôle de référent, mais aussi par exemple en faisant en sorte que les sources d'information fiables jouissent d'une autorité ou d'une visibilité plus importante que les sources douteuses dans nos sociétés, notamment dans les médias, l'éducation et le milieu politique. Il faut parvenir à convaincre les institutions de mettre en place des mécanismes allant en ce sens, en faisant appel à leur rationalité.

Pour cette raison, je pense que le zététicien doit assumer son côté militant, au sens politique du terme : il ne doit pas agir uniquement au niveau de l'individu, mais aussi et surtout agir pour changer la société dans le sens qui lui semble juste.

On peut faire ici un parallèle avec le militantisme environnemental. Promouvoir les gestes éco-responsables dans la société est une initiative louable en soi, et sans doute pas négligeable, mais ce n'est certainement pas suffisant si l'ensemble de notre appareil productif est orienté de manière à nuire à l'environnement, indépendamment des intentions des agents particuliers. Si j'ai voulu attirer l'attention sur l'épistémologie sociale, c'est pour montrer qu'il en va de même en matière d'esprit critique et de rationalité : puisque les croyances sont acquises et se transmettent avant tout de manière sociale, promouvoir l'usage de l'esprit critique au niveau individuel et parler biais et fallacies sera toujours insuffisant. Le créationnisme est autant un phénomène social qu'une affaire de croyances individuelles.

Agir à l'echelle collective plutôt qu'individuelle n'est pas sans poser de multiples questions d'ordre politique, par exemple, s'il faut (et si oui comment) éviter une forme de paternalisme bienveillant, comment ne pas sombrer dans l'autoritarisme épistémique, le conservatisme ou le techno-scientisme, comment gérer les controverses scientifiques, etc. C'est ici qu'une bonne connaissance de l'épistémologie sociale peut s'avérer utile. En tout cas, avoir à mener ce type de réflexion complexe, fortement teintée de valeurs et donc potentiellement clivante, est le prix à payer pour un scepticisme assumé, l'alternative étant de se voiler la face sur le fait que la zététique est un militantisme qui, en vertu de la nature éminemment sociale de la connaissance, ne peut vraiment échapper à sa dimension politique.

Conclusion

La composante sociale de la connaissance rend-elle caduque la démarche zététique ? Certainement pas, bien au contraire : militer pour une bonne manière de pensée et de forger ses croyances est d'autant plus important que nous ne sommes jamais seuls, mais devons compter les uns sur les autres pour conserver une bonne "hygiène" épistémique. Cependant cette composante sociale devrait amener à diriger l'action vers une forme d'éthique collaborative de la formation de croyance, ou la promotion d'une rationalité collective sous-tendue par des mécanismes sociaux (à l'image de la science) plutôt qu'individuelle.


Pour aller plus loin, vous pouvez lire cet article encyclopédique en français consacré à l'épistémologie sociale. C'est un article destiné au grand public qui propose d'autres références plus approfondies sur le sujet.

Commentaires

Dear Quentin, I am writing to you on behalf of the Italian Committee for the Investigation of Claims of Pseudosciences (CICAP, www.cicap.org). We really liked this blog posts ("Zététique, militantisme et composante sociale de la connaissance"). We are interested in translating it into Italian for the official magazine of our association, Query Online (www.queryonline.it). For this, we ask your permission to translate it. Awaiting your welcome reply, our best regards, and congratulations! - Giuseppe Stilo, Query Online
Bob a dit…
Les zeteticiens ont effectivement tendance à êtres à la limite du tribalisme parfois, votre précision sur les créationnistes est assez nette et juste, on peut rappeler que le mouvement zetetique ou plus largement la posture sceptique-athée est surtout une posture de blanc occidental, il n'y a quasiment que ça dans ces sphères, d'où l'importance de considérer le climat social et culturel. Peut être que les zeteticiens sont beaucoup plus le produit de leur culture et de leur époque que d'une demarche d'intelligence et de raison éclairée.

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