Note de lecture - l'esprit dans un monde physique (Kim)

Ce livre désormais classique de Kim, paru en 1998, constitue une excellente introduction à la philosophie de l'esprit, sous l'angle du problème de réduction du mental au physique et la question de la causalité mentale. Il s'agit en fait de quatre conférences constituées en chapitres. De par l'attention qu'il porte aux problèmes de réduction, il constitue également une excellente ressource pour qui s'intéresse aux problèmes de réduction en science en général.

Dans cet article je propose d'en fournir un résumé assez complet (mais qui ne vaut pas le livre, je vous conseille donc de le lire !) puis d'y apporter quelques commentaires sur la manière dont, je pense, il est possible d'échapper à l'argumentation de Kim.

Anomisme et fonctionnalisme

Kim commence par retracer brièvement certaines positions fondatrices en philosophie de l'esprit contemporaine : la thèse de l'identité corps / esprit de Smart et Feigl, puis l'anomisme du mental de Davidson et le fonctionnalisme de Putnam qui prétendent répondre à cette première thèse.

L'anomisme du mental s'apparente à un dualisme des propriétés : il existe des propriétés physiques et des propriétés mentales, qui s'appliquent exactement aux mêmes objets. Cependant pour Davidson les propriétés mentales ne se réduisent pas aux propriétés physiques et n'obéissent à aucunes lois strictes (d'où "anomisme", du grec nomos). Il appuie sa thèse sur l'idée que la causalité mentale, contrairement au monde physique est régie par des principes de rationalité.

Davidson invoque cependant la thèse de la survenance de l'esprit sur le physique. La survenance signifie que si deux entités sont indiscernables sur le plan physique, alors nécessairement, elles sont également indiscernables sur le plan mental (de même que par exemple deux tableaux physiquement identiques ont les mêmes propriétés esthétiques).

La thèse de la survenance sera largement reprise dans les débats contemporains, beaucoup plus que l'anomisme du mental. Elle constitue en quelque sorte une thèse physicaliste minimale : il s'agit de postuler une co-variation des propriétés mentales et physiques. Cependant Kim nous montre qu'elle ne constitue pas en elle-même une explication de la relation du mental au physique : elle est compatible avec différentes thèses et différentes explications : le réductionnisme, mais aussi par exemple un émergentisme qui considérerait que le fait que tel état mental soit réalisé par tel état physique est un fait brut non analysable.

Le problème de l'anomisme de Davidson est que c'est une thèse essentiellement négative qui ne résout pas grand chose. Le fonctionnalisme s'avère plus ambitieux, puisqu'il constitue quasiment un programme de recherche pour les sciences cognitives.

L'idée est que les propriétés mentales seraient des propriétés d'ordre supérieures, abstraites à partir des propriétés physiques de base et identifiées par leurs fonctions. Une propriété mentale pourrait se définir comme le fait d'avoir une propriété physique, quelle qu'elle soit, vérifiant certaines relations causales entre des entrées et des sorties : par exemple, la douleur serait le fait d'avoir une propriété physique telle que certains types de stimuli provoquent certains types de réactions. Mais il n'est pas besoin de préciser quelles propriétés physiques réalisent la douleur, et il peut même en exister plusieurs différentes : on parle alors de réalisation multiple. Il est possible de penser la réalisation multiple par analogie avec un programme informatique, capable de tourner sur plusieurs ordinateurs dont les caractéristiques électroniques sont différentes.

Kim indique que la fonction associée à une propriété physique donnée dépend de deux choses : des lois de la nature et du système particulier au sein duquel cette propriété est instanciée (une même configuration physique pourra avoir une fonction différente dans différents systèmes). Mais une fois ces deux choses fixées, Kim nous montre que la fonctionnalisation implique la survenance : une propriété fonctionnelle survient sur les propriétés physiques qui la réalisent.

L'aspect intéressant est que la fonctionnalisation est capable de nous apporter une explication à la survenance du physique et du mental. (Il est important, au passage, de différencier propriété d'ordre supérieur et propriété de niveau supérieur : une propriété d'ordre supérieur n'est pas macroscopique quand sa base de réalisation est microscopique, les deux se situent au même niveau. Il faut imaginer, par exemple dans le cas du mental, la base de réalisation comme une configuration physique à l'échelle du cerveau.).

Le fonctionnalisme des propriétés mentales associée à la survenance a motivé la position qu'on appelle physicalisme non réductionniste : l'idée est que les propriétés mentales existent bel et bien, qu'elles ne sont pas réductibles à des propriétés physiques, sans pour autant que le physicalisme soit faux : puisqu'il y a survenance, tout ce qui existe est déterminé par le physique. Mais comme on va le voir, pour Kim, cette solution rencontre des difficultés insurmontables.

Le problème de la causalité mentale

Une fois le décor planté, Kim s'attaque dans la deuxième conférence à la question centrale du livre : le problème de l'exclusion causale.

Tout d'abord il observe qu'il y a plusieurs raisons pour lesquelles il est important de rendre compte de la causalité mentale. Non seulement elle semble jouer un rôle essentiel au quotidien (je suis retourné chez moi parce que je me suis rendu compte que j'avais oublié mes clés), mais elle semble également requise pour que la connaissance en général soit possible (par exemple pour faire des expériences scientifiques). Enfin elle joue un rôle explicatif en psychologie.

Mais la causalité mentale se voit confrontée à plusieurs difficultés.

D'abord l'anomisme du mental pose problème, en particulier si on pense, comme c'est le cas généralement, que toute relation de causalité suppose une loi. Si seules les propriétés physiques obéissent à des lois strictes, alors il n'y a pas réellement de causalité mentale : le mental serait épiphénoménal.

Un autre problème est lié à l'externalisme de la signification. Il est courant en philosophie du langage d'avancer que nos significations ne correspondent pas à des états cognitifs internes mais dépendent également de l'état du monde (ce n'est pas ma position). Mais si on pense que la causalité mentale est locale, qu'elle correspond par exemple à des opérations syntaxiques ou computationnelles effectuées dans le cerveau (des manipulations de symboles), ceci exclu que le contenu signifiant joue un rôle causal, puisqu'il se situe, lui, en dehors du cerveau.

Enfin le principal problème est la complétude du monde physique : on peut penser que tout effet physique a une cause physique suffisante, qu'il est en principe possible de retracer les chaînes causales sans sortir du monde physique. Mais si c'est le cas le mental ne semble jouer aucun rôle : il n'agit pas réellement sur le monde physique.

Si l'on ajoute la thèse de la survenance, on peut également montrer que le mental n'agit pas non plus sur le mental, puisque la base physique est suffisante pour réaliser les propriétés mentales, et que cette base physique possède elle-même une cause physique suffisante. Ce n'est peut être pas le cas si la survenance est comprise en terme de causalité : le physique cause le mental qui ensuite cause le physique. Mais ce cas est exclu en principe par la complétude du monde physique.

Pour finir Kim évoque aussi une difficulté avec le fonctionnalisme lui-même, qui est qu'on ne peut considérer la propriété de causer X comme étant elle-même la cause de X. Dans le cas contraire, comme le remarque Ned Block, une propriété posséderait son pouvoir causal par définition, ce qui est étrange : celui-ci ne devrait-il pas être découvert empiriquement ? De plus l'effet semble alors sur-déterminé : il a deux causes suffisantes. Donc on peut penser que les propriétés fonctionnelles ne possèdent pas elles-même les pouvoirs causaux qui nous permettent de les identifier.

Il est possible néanmoins d'affirmer que les propriétés fonctionnelles "héritent" des pouvoirs causaux de leurs réalisateurs. Cependant ceci devrait nous amener à les identifier à leurs réalisateurs : elles n'existent pas au dessus des propriétés physiques, elles leur sont identiques, la seule différence tenant à la manière dont on les décrit. C'est la position que Kim défendra à la fin de l'ouvrage.

Le beurre et l'argent du beurre

Kim analyse ensuite différentes positions qui prétendent, selon lui, avoir un "repas à l'oeil" (on dirait probablement "avoir le beurre et l'argent du beurre", mais les traducteurs auraient été en peine de traduire certains jeux de mots).

Il y a d'abord ceux (Burge, Baker) qui disent : fort bien, mais on a le même problème avec la plupart des propriétés des sciences, en biologie, en géologie, et personne ne s'en préoccupe. Personne ne remet en question les explications qui invoquent, par exemple, le pouvoir causal des plaques tectoniques dans la dérive des continents. Ces explications scientifiques sont plus sérieuses que nos inquiétudes métaphysiques. Donc il n'y a pas de problème.

Ce à quoi Kim réponds : il ne s'agit pas de mettre en doute le sérieux des explications causales, mais de comprendre ce qui se passe sur le plan métaphysique, de savoir quelle métaphysique choisir. Il y a de toute façon un problème quand plusieurs histoires causales distinctes se chevauchent pour produire les mêmes effets, et il faut choisir parmi les possibilités suivante : y a-t-il surdétermination ? causalité partielle de chacune ? identité des deux ? ou bien sont-elles en relation de composition, de dépendance ou de réduction conceptuelle ? Au final l'invocation de la clôture causale du monde physique ne fait que généraliser le problème à tous les phénomènes, mais le problème se pose dès lors que deux explications sont en concurrence.

Horgan pense que deux histoires causales peuvent être indépendantes, mais compatibles, qu'elles se "croisent". Il invoque notamment l'idée que ces différentes explications vérifient chacune des énoncés contrefactuels ("si la cause n'avait pas eu lieu, l'effet ne se serait pas produit"). Mais cette thèse semble faire fi de la survenance, d'une part, et d'autre part on serait en droit d'attendre une explication à pourquoi les énoncés contrefactuels se vérifient.

Jackson et Petit invoquent la notion de pertinence causale. Ils reprennent l'image de l'ordinateur : l'algorithme est causalement pertinent pour expliquer le déroulement d'un programme, même si c'est la couche électronique qui est causalement efficace. Mais ceci s'apparente à un épiphénoménalisme : l'algorithme est peut-être informatif, mais il est insuffisant pour fournir une explication causale complète.

Kim pense donc qu'on ne peut pas manger à l'oeil : il faut prendre le problème de l'exclusion causale au sérieux.

Le réductionnisme

Le dernier chapitre du livre est consacré au réductionnisme, qui est la position défendue par Kim.

Nagel avait proposé un système de réduction par dérivation pour les sciences : il s'agit d'établir des lois-pont symétriques entre les propriétés des différentes théories, celle à réduire et la théorie plus fondamentale. La réalisation multiple pose problème pour cette théorie de la réduction, mais il existe des parades : on peut associer les propriétés à réduire à des disjonctions logiques de propriétés de base (par exemple une propriété mentale correspondra à la propriété disjonctive : p1 ou p2 ou ...), ce qui, on le verra ensuite, n'est pas acceptable pour Kim. Ou bien on peut s'occuper de réalisations locales, propres à des systèmes particuliers, au risque de se ramener finalement à des systèmes singuliers.

Mais ce type de réduction pose de manière générale le problème du statut de ces lois ponts : qu'est-ce qui les justifie ? Si par exemple une propriété mentale est associée à tel aspects qualitatif, il reste à expliquer pourquoi cet aspect correspond à telle loi pont. Au final faute d'explication, on en vient à complexifier la théorie sans réel bénéfice.

Le fonctionnalisme a donc un avantage sur cette théorie plus ancienne de la réduction. On peut alors éventuellement, pour résoudre les problèmes évoqués précédemment, identifier la propriété fonctionnelle à sa base de réalisation (bien qu'il s'agisse d'une identification qui dépend des lois de la nature, et qui n'est donc pas une identité logiquement ou métaphysiquement nécessaire).

Mais un autre problème se pose. On considère généralement que le mental recouvre deux aspects : l'aspect intentionnel (le fait d'être à propos de quelque chose) et l'aspect phénoménal. Un des problèmes du fonctionnalisme est que l'aspect phénoménal parait difficilement fonctionnalisable. C'est le fameux débat contemporain sur les qualia, les aspects qualitatifs de la conscience, et certains arguments amènent à un scepticisme : imaginons par exemple qu'une personne soit votre double fonctionnel, à ceci près que l'aspect qualitatif du rouge et du vert sont chez lui inversés. Est-ce que ça ferait une différence ? S'il est possible d'être fonctionnellement identique mais qualitativement différent, alors ces aspects qualitatifs ne sont pas fonctionnalisables.

Kim plaide pour parler de concept fonctionnel plutôt que de véritable propriété. Ils correspondent à notre façon de décrire les choses plutôt qu'à la réalité, mais ces "propriétés" sont en réalité identique à leurs réalisateurs physiques. A l'appui de ce principe de parcimonie, Kim observe que les disjonctions de propriétés sont difficilement associables à de réelles propriétés : on ne mange pas un "hamburger ou hot-dog", on mange l'un ou l'autre, et un symptôme qui correspondrait à deux maladies distinctes ne serait pas expliqué par la disjonction de ces maladies : il aurait deux explications possibles. Il en conclu que les propriétés multi-réalisables ne sont pas des propriétés scientifiques. Enfin il remarque que la parcimonie est implicite dans le débat sur la causalité mentale : on souhaite que les propriétés mentales soient causales en tant que telle, qu'elles aient un pouvoir causal qui leur soit associé en propre, non pas par dérivation.

Pour finir il tente de défendre l'idée que tout ceci ne menace pas la causalité des différentes disciplines scientifiques autres que la physique (les "sciences spéciales"), si l'on considère que "physique" vaut au sens large : à la fois pour les propriétés de la micro-physique, mais aussi pour les configurations de ces propriétés. Kim affirme que le pouvoir causal d'une certaine configuration n'est pas déductible simplement des propriétés intrinsèques des constituants : la façon dont ils sont reliés les uns aux autres importe également. Un corps de 20kg a des propriétés qu'aucun de ses constituants n'a. Il n'y a donc pas réellement de problème d'exclusion dans les rapports entre différents niveaux, microscopiques ou macroscopique : le problème de l'exclusion causale concerne plutôt les rapports entre les propriétés se situant au même niveau : par exemple, les configurations physiques de nos neurones et les propriétés mentales.

En conclusion, pour Kim, le problème de l'exclusion est sérieux et les voies possibles sont limitées : soit on est physicaliste (on accepte la survenance), dans ce cas on peut être réductionniste et considérer que les propriétés mentales sont physiques, ou bien être épiphénoménaliste et considérer qu'elles n'ont aucun pouvoir causal. L'autre alternative est le dualisme, qui n'a que peu d'adhérents ces derniers temps et qui pose le problème de l'interaction corps/esprit. Mais les solutions d'entre deux, comme le dualisme des propriétés ou le physicalisme non réductionniste, ne sont pas praticables.

Mes commentaire (1) : sur la survenance

Le livre est très intéressant et très clair. Pour autant je ne suis pas d'accord avec toutes les positions de Kim.

D'abord sur le fonctionnalisme et la survenance. Je ne pense pas que le fonctionnalisme implique la survenance. On invoque généralement la survenance parce qu'on dispose d'une propriété non physique dont on souhaite rendre compte, et il convient de comprendre pourquoi nous voulons tant en rendre compte.

Je vois deux raisons possibles. La première c'est que cette propriété est ce qu'elle est en vertu d'une relation particulière à un sujet. C'est le cas par exemple des propriétés éthiques ou esthétiques : un tableau est beau relativement à un sujet doté de sens esthétique, une situation est bonne relativement à un sujet doté de sens moral. C'est le cas aussi des propriétés mentales, au moins sous leur aspect qualitatif.

La deuxième raisons possible est que cette propriété possède un pouvoir explicatif. Ce peut être le cas de propriétés biologiques ou mentales, dans le cadre de la psychologie par exemple. C'est dans ce type de cas que la fonctionnalisation est la plus appropriée. On peut d'ailleurs se demander s'il ne s'agit pas encore une fois d'un aspect relatif à un sujet doté d'un cadre interprétatif, comme dans le cas des propriétés esthétiques... (tout ceci est indépendant du réalisme, moral, esthétique ou biologique : ce cadre interprétatif peut très bien être, en un sens, objectif).

Mais le point crucial est que la fonctionnalisation d'une propriété est relationnelle. Ainsi Kim remarque que la fonction d'une propriété physique est relative au système au sein duquel cette propriété est située. Typiquement en biologie, un même gène (au niveau de la configuration moléculaire) aura des fonctions différentes dans des cellules différentes. Ce fait est rapidement éludé, comme s'il ne posait pas de problèmes particuliers : la propriété, une fois considérée au sein du système, réalise nécessairement sa fonction.

Cependant si l'identification du système auquel appartient la propriété ne se fait pas en termes physiques, ou bien si la caractérisation de la fonction en termes causaux est exprimée en ayant recours à d'autres propriétés elle-même fonctionnelles plutôt que physiques, on aboutit à une circularité au moins partielle. Or il me semble que c'est généralement le cas en biologie. Avec une telle circularité, les propriétés fonctionnelles semblent plutôt former un système flottant librement, et il n'y a plus clairement survenance : il est faux qu'un changement de fonction suppose un changement dans les propriétés physiques, puisque les mêmes propriétés physiques peuvent donner lieu à des fonctions diverses. Il peut y avoir sous-détermination de l'aspect fonctionnel vis-à-vis de la base de réalisation. (voir ici pour une défense plus ancienne de cette thèse sur ce blog)

A l'appui de ceci on remarquera qu'un problème exactement similaire s'est posé aux empiristes logiques, qui tentaient de réduire les termes théoriques à des termes d'observation. Le problème est que nos théories fonctionnent plutôt comme des blocs, les différents termes théoriques étant reliés les uns aux autres de manière partiellement circulaire, ce qui implique une sous-détermination des théories par l'expérience. C'est ce qui nous amène à être réaliste vis-à-vis des théories scientifiques : les entités postulées par les théories disposant d'un pouvoir explicatif important, et ne se réduisant pas à des observations, on est amené à penser qu'elles existent réellement.

Kim, qui était l'élève de Hempel et qui a fait sa thèse sur l'explication scientifique, ne peut ignorer cet argument important. C'est d'ailleurs un argument qui n'est pas étranger à l'introduction du fonctionnalisme, moins problématique que le béhaviorisme qui voulait réduire les faits psychologiques à des observations du comportement. Mais je pense qu'il se transpose exactement vis-à-vis de la réduction des propriétés fonctionnelles à leur base physique (plutôt qu'observable) : celles-ci possèdent un pouvoir explicatif important, elles ne surviennent pas sur les propriétés physiques mais sont sous-déterminées par la constitution physique en vertu de leur co-dépendance, et il faudrait donc accepter qu'elles sont réelles.

Mes commentaires (2) : sur le réductionnisme

Quand Kim affirme qu'il faudrait parler de concepts fonctionnels plutôt que de réelles propriétés, je me demande en quelle mesure cette voie est praticable dans la mesure où on peut faire valoir que les propriétés physiques sont elle-même identifiées fonctionnellement, les unes par rapport aux autres. Je ne sait pas en quelle mesure il s'agit d'une forme de naïveté de la part de Kim de croire que les propriétés physiques seraient adressées différemment que dans les autres disciplines, ou, c'est plus probable, s'il s'agit plutôt d'un présupposé métaphysique (qu'il existe un fondement de "vraies" propriétés) qui mériterait d'être questionné (voir plus loin). Mon point de vue sur la question est qu'il n'y a pas matière à différencier la physique des autres disciplines sur ce point : les propriétés de la physique ou de la biologie sous tout autant fonctionnelles, et tout autant réelles les unes que les autres (du moins si nos théories sont vraies). Il ne faut pas y voir une remise en question de l'aspect plus fondamentale de la physique, mais il est d'autre façons d'élucider cet aspect, par exemple en faisant valoir que les propriétés physiques contraignent nomologiquement les propriétés biologiques, mais pas nécessairement l'inverse.

Pour finir sur ces questions de réduction, je trouve douteuse la façon dont Kim tente de "sauver" la causalité des sciences autres que la physique. Il affirme que la configuration physique ne survient pas sur les propriétés intrinsèques des particules, et donc que ces configurations sont dotés d'authentiques pouvoirs causaux. Cependant pour reprendre son exemple, "avoir une masse de 20kg" ressemble fort à une propriété disjonctive : "être composé de deux éléments de 10kg, ou de quatre éléments de 5kg, ou...". Or Kim est ouvertement suspicieux à l'égard du pouvoir causal des propriétés disjonctives. Enfin de manière plus générale il est possible de rendre une configuration survenante sur les propriétés des micro-particules, si par exemple on compte parmi ces propriétés leur position par rapport à un référentiel. Alors la configuration n'est rien de plus que l'ensemble de ces particules. (On le verra, il peut exister d'autres types de relations non survenantes en physique, mais ce n'est pas ici ce que Kim avait en tête).

Il n'y a donc pour moi qu'un seul moyen de "sauver" la causalité des sciences spéciales, qui est d'accepter que les propriétés fonctionnelles sont de vraies propriétés dotés de pouvoirs causaux propres.

Mes commentaires (3) : la complétude du physique

Ces remarques sur la survenance ne permettent pas pour autant de résoudre le problème de l'exclusion causale. En effet il semble que la complétude de la physique soit suffisante pour menacer les pouvoirs causaux des entités non physiques : si la physique est complète, les autres propriétés paraissent un peu redondante, et même en acceptant qu'elles agissent les unes sur les autres, on ne voit pas comment elles pourraient agir sur le physique. Pourtant les pouvoirs causaux qu'on associe aux propriétés fonctionnels ne sont pas exclusivement circulaires, il existe bien des ponts entre le physique et le biologique par exemple. Il s'agit bien du même monde.

Mais il est une autre façon de "manger à l'oeil" que de mettre les problèmes métaphysiques sous le tapis : c'est de raisonner métaphysiquement sur les "propriétés physiques" sans réellement s'intéresser à ce que la physique nous en dit (ou en en restant à une physique datée).

Passons rapidement sur un premier problème : certains pensent qu'il n'y a pas réellement de causalité physique (notamment parce que les lois physiques sont réversibles). Le concept de causalité est surtout utilisé dans les sciences spéciales, et dans une optique réductionniste, il se pourrait qu'il n'y ait plus de causalité du tout. Ce n'est pas ma position, donc je n'approfondirai pas ce problème (voir ici).

Mais il y a un autre problème : Kim suppose implicitement, dans son argumentation, que les propriétés physiques d'un système sont locales, définies et complètes. C'est ce qu'on pensait au début du vingtième siècle. Mais un théorème important, le théorème de Bell, montre que ces trois aspects sont incompatible avec les résultats expérimentaux de la physique moderne : il faut abandonner au moins l'un des trois.

En terme de pouvoirs causaux, ceci implique que la causalité physique est soit non locale (il peut y avoir causalité à distance), soit incomplète (le déterminisme métaphysique est faux), soit enfin que les propriétés physiques n'ont pas de valeurs définies (ce qui peut amener à croire à des mondes parallèles...).

En mécanique quantique, cet aspect est exprimé par la relation d'intrication entre particules, qui est une relation non survenante : deux particules peuvent par exemple avoir la propriété d'avoir le même spin, sans qu'aucune des deux particules n'ait une valeur de spin déterminé (on sait seulement que si on mesure le spin sur l'une, on obtiendra la même valeur en le mesurant sur l'autre).

Ce qu'il est important de noter, c'est qu'il s'agit d'un résultat "méta-théorique", qui repose uniquement sur nos observations expérimentales et sur les mathématiques. Autrement dit, il n'est pas propre à la mécanique quantique : une théorie prétendant succéder à la mécanique quantique devra également s'en accommoder. Il s'agit donc d'un aspect important de la réalité, largement confirmé, et qu'on ne peut ignorer quand on fait de la métaphysique, du moins si l'on s'intéresse à la réalité.

Or il me semble que quelque soit l'aspect qu'on souhaite amender, il est possible de mettre en échec l'argument de l'exclusion causale.

  • Si la causalité physique est incomplète, on peut envisager que des propriétés fonctionnelles d'ordre supérieur, relationnelles, viennent la "compléter". Pour autant cela ne signifie pas qu'il est possible de compléter la physique en y incorporant des lois d'ordre supérieur si, comme on l'a vu, il y a sous-détermination de ces propriétés fonctionnelles par la structure physique, ce qui rend indécidable la question de savoir comment la compléter. A plus forte raison si les "lois" des niveaux émergents ne sont pas strictes, mais par exemple statistiques, ce qui est généralement le cas. Ce qui nous rapproche plus ou moins du monisme anomal de Davidson (mais sans la survenance). On peut alors parler de dualisme, ou plutôt de pluralisme des propriétés, ou encore étendre la conception qu'on se fait du physique, mais à mon avis c'est une question essentiellement terminologique. (Je pense que c'est une thèse assez similaire que défendent Ross et Ladyman dans leur ouvrage "Everything must go".)
  • Si on souhaite plutôt penser que la causalité physique est non locale, alors il est peut-être possible d'identifier les propriétés d'ordre supérieur à des propriétés physiques non locales, encore une fois relationnelles. On peut notamment invoquer des relations d'intrication, qui, on l'a vu, sont non survenantes.
  • Enfin si l'on souhaite amender l'idée que les propriétés physiques sont définies et adhérer à une ontologie de mondes multiples, la stratégie équivalente correspondrait à invoquer des propriétés trans-mondaines, qui ne surviennent pas sur les propriétés d'un monde donné. Ceci dit même si cette thèse semble moins efficace (on aurait une réduction trans-monde malgré tout), on voit au moins qu'il faut payer le prix fort pour maintenir la localité et la complétude : accepter que la réalité se divise en chaque instant en une multitude de mondes parallèles inobservables.
Au fond il est possible que ces trois solutions (au moins les deux premières) soient peu ou proue équivalentes : dans chaque cas on aboutit à un physicalisme non réductionniste.

Conclusion

En conclusion je pense que l'idée de Kim qu'il n'existe pas de voie intermédiaire possible entre physicalisme réductionniste, épiphénoménalisme et dualisme, est issue d'une négligence de certains aspects concernant à la fois les sciences spéciales (l'aspect circulaire de la fonctionnalisation) et la physique moderne (le théorème de Bell). J'ignore si des arguments similaires ont déjà été produits, mais je pense que c'est le cas, au moins pour le premier aspect lié aux sciences spéciales (Dupré développe des thèses similaires, par exemple). La difficulté est peut-être qu'il faut, d'après moi, combiner ces deux aspects pour réellement mettre en échec l'argument de l'exclusion causale, et une étude plus rigoureuse analysant la façon dont ces deux aspects se combinent effectivement serait nécessaire. Mais si on les prends en compte, le réductionnisme parait être plus difficilement défendable, il parait fondé sur une conception du physique datée, qui n'a donc rien d'évidente ni de métaphysiquement inéluctable, et un physicalisme non réductionniste semble finalement s'imposer.

Ceci dit j'espère que le ton un peu polémique de mes commentaires ne masquerons pas la grande qualité de cet ouvrage classique, qui a le mérite de poser le débat de manière si claire et précise qu'il fournit une excellente base à la réalisation de moultes réflexions...

Commentaires

François Loth a dit…
Défendre Kim...

Dire que les propriétés fonctionnelles surviennent sur des propriétés physiques qui remplissent un rôle causal revient à dire que la propriété fonctionnelle est une propriété de second-ordre et la propriété physique, une propriété de premier ordre. La survenance est une co-variation de propriétés ; la propriété fonctionnelle joue un rôle causal. Une propriété fonctionnelle, parce qu'elle est de second-ordre, elle "survient" sur une propriété physique. C'est vrai qu'en vertu de tout cela, Kim réduit les propriétés fonctionnelles à ces concepts. Normal ! Elles n'ont pas de pouvoir causaux propres ! (enfin si l'on suit Kim)

Pourquoi vouloir mettre en échec l'argument de l'exclusion causale de Kim au fait ?

Je doute que l'injection de la théorie quantique puisse servir d'objection à l'argument de Kim. Mais c'est une autre histoire.
Quentin Ruyant a dit…
Oui c'est bien l'argument de Kim, mais les propriétés fonctionnelles, en biologie par exemple, ne sont pas identifiées uniquement par leurs entrées/sorties physiques mais aussi et surtout biologiques (un gène est la cause d'un phénotype, qui est la cause de l'adaptabilité d'un organisme). De même un état mental en psychologie est identifié par ses relations causales à d'autres états mentaux, ou sociaux. Affirmer qu'une propriété fonctionnelle est survenante présuppose que ces entrées/sorties non physiques surviennent également sur du physique, le raisonnement est donc circulaire.

L'argument de l'exclusion causale est un aveu d'échec, Kim l'avoue lui même à demi mots. Les propriétés d'ordre supérieur ne sont pas de "vraies" propriétés. Il y a le problème des qualia, et celui peut être moins pressant des entités des sciences spéciales. (Je ne suis pas convaincu par l'argumentation de Kim pour les sauver : au final si on pousse le raisonnement au bout il n'y a de causalité que microphysique.)
Il y a donc plein de bonne raison de chercher à voir où ça cloche.

Il ne s'agit pas "d'injecter" la physique quantique : si on parle de propriétés physiques, parlons réellement des propriétés physiques telles qu'on les connait. Ou bien alors on parle d'autre chose.
J'ai vraiment du mal à comprendre pourquoi la métaphysique devrait se baser sur les présupposés de la physique du 19ème siècle.

Il n'y aurait pas de problème si il s'agissait de s'intéresser à des problématiques restreintes à un niveau macroscopique (la physique classique y est approximativement vraie) mais ici il est question de réduction au niveau fondamental. Il est donc très important de savoir de quoi on parle exactement.

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