Darwinisme généralisé, téléologie et causalité mentale

– Le darwinisme permet de se passer de la téléologie comme processus d'évolution. Une espèce est adaptée à son environnement non pas parce qu'elle (ou quelqu'un d'autre) a voulu qu'elle soit adaptée, mais parce qu'une sélection s'est effectuée sur les individus de cette espèce qui l'a en quelque sorte modelée conformément à son environnement. Il n'y a pas de but dans la nature, l'évolution est aveugle.

– Peut-être bien. Mais dans le domaine du mental, par contre, on ne semble pas pouvoir se passer de la téléologie. A l'évidence nous formons des buts et agissons en conséquence.

– Est-ce bien vrai, ou refuse-t-on de s'en passer parce qu'on est trop impliqué et que ça infligerait une blessure trop grande à notre ego ? Tu connais les expériences de Benjamin Libet, qui prédisent l'action d'un individu plusieurs secondes avant la décision consciente qui lui correspond, simplement en observant le champs électrique du cerveau. Peut-être que la téléologie est une illusion. Au fond on pourrait peut-être même appliquer un raisonnement darwinien qui abolirait la téléologie dans le domaine de la psychologie aussi bien qu'il a pu le faire en biologie.

– Il faudrait par exemple envisager que quand je vais me servir un verre parce que j'ai soif, et bien non, en réalité l'action d'aller me servir un verre a été sélectionnée parmi plusieurs actions dont certaines ont échouées. Voilà qui est absurde : je n'ai fait qu'une seule action, il n'y a pas eu de sélection.

– Pas si vite... Il n'y a pas non plus plusieurs espèces vivantes semblables en concurrence dont certaines sont éliminées par la sélection. La sélection peut agir sur une espèce unique parce qu'elle s'effectue à un niveau inférieur, celui des individus, ou éventuellement celui des groupes d'individus qui composent l'espèce. Ce sont ces individus qui sont éliminés, donnant lieu à un modelage de l'espèce. De même la sélection de nos actions peut très bien s'effectuer au niveau inférieur, celui des différentes pensées qui peuvent déboucher vers des actions effectives. Ces actions sont donc modelées par nos désirs et croyances, et par l'environnement, à travers l'action sélective de ces différentes contraintes sur nos différentes pensées. Un peu comme dans le modèle de l'esprit de Dennett, et ses « versions multiples ».

– C'est une hypothèse intéressante. Mais à la différence de la sélection naturelle, les contraintes, c'est à dire nos désirs et croyances, sont internes... La sélection a donc lieu à l'intérieur de l'individu. N'y a-t-il pas alors une fonction téléologique, sinon dans chaque action individuelle, au moins dans la formation préalable de nos désirs et croyances ? Voilà qui rendrait compatible l'idée de liberté et les expériences de Benjamin Libet : nos actions individuelles sont peut-être déterminées en partie par des processus sous-jacents, elles répondent à des désirs non conscients plutôt qu'elles ne sont dirigées vers un but, mais ces déterminants eux-même seraient formés intentionnellement. Si je pratique un sport ou de la musique, si j’apprends à conduire, j'acquière des réflexes et des mécanismes qui sont exécutés trop rapidement pour être le fruit d'un processus conscient. Mais mon entraînement, lui, est bien un processus conscient. Il me semble qu'on peut concevoir la volonté à un niveau supérieur comme le modelage de nos désirs et l'éducation de nos réflexes.

– Le problème de cette affaire, c'est qu'on peut très bien appliquer le même raisonnement darwinien à la formation de nos croyances et désirs eux-même. Ceux-ci sont en effet sélectionnés par l'environnement. Par exemple, si je crois que la glace est solide sur ce lac et que je tombe à l'eau, je vais réviser ma croyance en conséquence. Ma croyance a été sélectionnée pour être adaptée à mon environnement. Ou bien si je crois qu'aller dans le frigo peut me permettre d'étancher ma soif, cette croyance aussi est le fait d'un processus d'adaptation. Quant à nos désirs, certains sont innés et ont donc été directement façonnés par la sélection naturelle : se nourrir, fuir la douleur ou se désaltérer... D'autres sont culturels, mais on peut y voir également un processus de sélection par mon environnement social. N'est-ce pas le rôle de l'éducation que de former les désirs conformément à la vie sociale ? Ne parle-t-on pas de « discipline » à ce propos, et n'est-ce pas une contrainte fondamentalement externe au sujet ? Il n'y a donc de place nulle-part pour la téléologie.

– Tu sembles ne pas prendre en compte le fait que mes désirs et croyances peuvent très bien s'autodéterminer par l'entremise d'effets rétroactifs. Par exemple une action instantanée gouvernera la formation de mes désirs futurs, qui eux contraindront en retour mes actions instantanées à venir. Un peu comme en biologie on parle de sélection sexuelle : celle-ci est indépendante de l'environnement, c'est une sélection purement « interne » à l'espèce, et qui donne lieu, par exemple, aux plumages colorés des oiseaux, ou à d'autres variations dans les phénotypes qui ne jouent aucun rôle adaptatif. Dawkins pense que c'est ce type de sélection qui a joué à plein dans l'émergence des phénomènes culturels chez l'homme : en quelque sorte, la sphère culturelle devient autonome vis à vis de son substrat naturel, elle évolue indépendamment. De la même façon, ma vie mentale peut être en partie autonome vis à vis de son substrat biologique et de son environnement culturel. Ces aspects rétroactifs font un peu penser à l'auto-organisation et aux lois du chaos, qui génère de l'imprévisibilité. Et on sait tous que chaque individu est unique, qu'il évolue de manière imprévisible, et que l'éducation ne forme pas des clones. C'est peut-être là la clé de la liberté.

– Que les individus soient uniques ne signifie pas qu'il n'y a pas détermination par des facteurs externes. Chaque situation dans un environnement donné, y compris par exemple les gènes qui constituent un individu, est unique, certes, mais ce sont là néanmoins des faits externes à la réalité mentale de l'individu. Et même avec la circularité dont tu parles qui procurerait une certaine autonomie, ne remontent-on pas finalement de fils en aiguilles à des causes externes qui sont les seules responsables de cette imprévisibilité apparente ?

– Peut-être qu'on peut remonter en partie à des causes externes, mais affirmer que quand on a assemblé toutes ces causes, sociales, physiologiques ou physiques, il ne reste plus rien de singulier au sein de l'individu, voilà qui semble être une pétition de principe. Rien n'exclue qu'il existe un résidu particulier au delà des généralités qu'on peut formuler sur les différentes situations possibles dans un environnement. Rien n'indique que ces généralités épuisent la réalité individuelle, que ce soit tout ce qui s'exprime dans cette autonomie. Et puis surtout il y a la phénoménologie. Après tout il y a bien un sens à dire que mon action instantanée est un produit singulier du moment présent. Elle est singulière en tant qu'elle est vécue et se différencie d'un processus mécanique inconscient, reproductible. Mes actions conscientes ne sont pas des réflexes. Donc cette intégration des différents facteurs externes en une évolution imprévisible, autonome, pourrait très bien s'opérer par un processus qui ne relève pas exclusivement de ces facteurs externes.

– C'est une belle intuition, mais qui n'a pas valeur de vérité, et rien n'indique non plus qu'il reste quoi que ce soit de singulier dans le mental quand on a assemblé toutes les causes externes. Même si elle correspond au processus d'intégration dont tu parles, il se peut que la conscience ne soit qu'une chambre d'enregistrement. Après tout la science a toujours réussit à mettre au jour des mécanismes là où il pouvait sembler que quelque chose de singulier existait. Si donc on parvient à naturaliser la volonté humaine, à la manière dont on a naturalisé la sélection naturelle, l'intuition qu'il existe quelque chose de singulier n'aura plus sa place.

– Elle aura toujours sa place, car cette intuition n'a rien d'incompatible avec la naturalisation des désirs et croyances dans un paradigme darwinien. Bien au contraire, puisqu'il existe un ingrédient essentiel à tout raisonnement darwinien qui n'est pas, par définition, mécanique : le hasard. Un processus darwinien comme celui qu'on suppose former nos croyances et désirs opère toujours sur des événements aléatoires. Or le fait est que les phénomènes biologiques sont fondamentalement stochastiques, et que les systèmes chaotiques sont sensibles aux fluctuations. Peut-être que ce mariage entre le darwinisme et les phénomènes chaotiques rétroactifs est finalement ce qui permet de rendre compte de la téléologie dans le monde naturel. Le fait que le darwinisme puisse être ainsi généralisé, comme il l'est aujourd'hui en biologie à l'échelle cellulaire avec l'épigénétisme, à celle du développement du cerveau et de l'individu, voire de manière plus spéculative à l'échelle de la culture humaine avec la mémétique, n'est-ce pas finalement le signe qu'il y a de la liberté, et qu'elle est omniprésente dans le monde naturel ?

– Allons bon, le hasard... Décider n'est pas jouer au dé. Comment imaginer qu'une série de coups de dés, ceux qui génèrent nos actions à un moment donné, ceux qui génèrent la formations de nos désirs et croyances lors des interactions avec l'environnement, ou encore ceux qui ont produit notre génome, puissent donner lieu à une authentique volonté ? Quelle cohérence y a-t-il la dedans ? Est-ce que les multiples hasards qui gouvernent la façon dont un tas d'allumette va se répartir sur le sol donnent lieu à une volonté ?

– Mais justement, en vertu des phénomènes rétroactifs dont je te parlais, peut-être que ces différents niveaux de hasard ne sont pas si indépendant qu'il n'y paraît. Il s'agirait en quelque sorte d'un phénomène d'intégration cohérente à l'échelle de l'individu des événements aléatoires de l'échelle inférieure, qui générerait une forme d'imprévisibilité cohérente. Cette cohérence imprévisible, n'est-ce pas ça la volonté ? N'est-ce pas la contrepartie empirique de notre unité vécue ?

– En quoi cette cohérence individuelle est-elle irréductible à des éléments mécaniques ? De la même façon qu'il est tentant pour certains de penser que les espèces sont le fruit d'un dessein intelligent parce que les organismes sont structurés, il est tentant pour toi de penser que nos actions sont le fruit d'une volonté libre, parce qu'elles sont cohérentes. Cette cohérence s'explique peut-être, comme tu le dis, par de l'auto-organisation. Mais alors ce phénomène d'auto-organisation n'est sans doute que l'intégration purement mécanique d'événements aléatoires indépendants, et le fait de voir une volonté derrière tout ça est une simple illusion.

– Sauf que l'expression concrète de cette intégration, c'est une forme de holisme, une sous-détermination causale. Dans le cas d'une espèce naturelle, il est impossible de savoir si un phénotype est une adaptation à un élément particulier de l'environnement ou à un autre. De fait, un même phénotype pourra jouer différents rôles au fur et à mesure des changements de l'environnement. De même il est illusoire d'affirmer qu'un gène unique cause un phénotype donné : c'est l'ensemble du génome qui en est responsable. Dans le cas d'un comportement humain, il existe une sous-détermination des croyances et désirs un peu similaire : un même comportement peut s'expliquer par des combinaisons différentes de croyances et de désirs. Cette sous-détermination causale est finalement la contrepartie de l'aspect privé de nos états mentaux. Les hasards à l'origine de mes différentes pensées sont donc intégrées dans un « tout » d'une manière qui n'est pas connaissable empiriquement depuis l'extérieur. En clair, il s'agit non pas d'une simple cohérence ou d'un holisme « mécanique », mais d'un holisme dans l'aspect imprévisible des choses, d'une mise en cohérence des événements aléatoires, et qui donc n'est pas entièrement réductible mécaniquement.

– Tu proposes une vision émergentiste de la téléologie qui est assez spéculative. Si je te comprend bien, il existerait une causalité du tout, associée à cette imprévisibilité « holistique », qui ne serait pas empiriquement réductible aux causalités des parties. Or il existe un argument qui met à mal ce type d'émergence : celui de l'exclusion causale, formulé par Kim. Si le monde physique est causalement clos, il n'y a pas de place pour d'autres causes que les causes physiques fondamentales, comme le seraient les causes d'ordre supérieur que tu invoques. Il est toujours possible de simplement se ramener au niveau de base, celui de la réalité physique fondamentale. Il est donc exclu qu'une causalité spécifique émerge à l'échelle des individus, dans la mesure où ceux-ci sont constitués d'une réalité physique sous-jacente, et tes phénomènes rétroactifs n'y peuvent rien.

– Si le phénomène d'intégration dont je te parle s'applique au niveau de l'individu sur la base de ses composants, et qu'il s'applique aussi à ces composants sur la base du niveau inférieur, et ainsi de suite, ce récursivement jusqu'au niveau le plus bas, c'est à dire si le paradigme darwinien s'applique de part en part et qu'il existe des rétroactions entre le mécanisme de sélection et le système lui-même sélectionné à tous les niveaux, on peut dire que la cohérence macroscopique de l'individu est de la même nature que la cohérence d'un élément fondamental de la physique. Il y a donc une véritable émergence physique. Les causes émergentes, bien que macroscopiques, peuvent être considérées comme des causes physiques « de base » à part entière, ce qui reviendrait à dire que nos états mentaux sont en quelque sorte « embarqués » dans des états physiques macroscopiquement cohérents. Alors on ne contredit pas la clôture causale du physique. Il suffit simplement que la physique autorise ce genre de phénomène.

– Oui, mais est-ce le cas ?

– Je vais t'étonner. La physique quantique est elle-aussi aléatoire, dans le sens où nos modèles décrivent des superpositions d'états holistiques qui peuvent être décomposées de plusieurs manières mutuellement incompatibles. Chaque décomposition correspond à une façon différente de mesurer le système, et lors de la mesure, un seul des états superposés sera finalement observé, aléatoirement. De plus cette composition holistique peut concerner un nombre indéterminé de particules. Deux questions se posent : comment une décomposition privilégiée est-elle sélectionnée, et à quel moment le système passe d'une superposition à un état unique suivant cette décomposition ? L'aspect intéressant auquel je voulait t'amener, c'est que la première question peut recevoir, d'après certains théoriciens, une réponse darwiniste : la décomposition privilégiée sera sélectionnée par l'environnement lors des interactions avec le système. Quand à la seconde, elle est problématique parce qu'elle a comme contrainte que le choix de l'état finalement mesuré ne peut pas préexister à la mesure elle-même, et que puisque des mesures indépendantes peuvent être effectuées en différents lieux et instant, l'aspect aléatoire qui lui est associé est non-local et atemporel : il s'agit d'un hasard « holistique ». Autrement dit le même phénomène d'intégration se retrouve peu ou prou à l'échelle de la microphysique, c'est à dire au niveau le plus fondamental qui soit, sans qu'il ne soit possible de parler d'un niveau sous-jacent.

– Admettons un instant qu'on puisse fonder ton idée d'émergence la dessus – ce qui reste spéculatif. Il s'agit certes d'un hasard cohérent, « holistique ». Mais il s'agit toujours de hasard, pas de volonté. Je ne suis pas sûr qu'il puisse rendre compte de la téléologie comme tu le souhaiterais. En fait si vraiment quelqu'un est libre, il doit être en théorie capable de tromper le hasard par sa volonté, c'est à dire par exemple de modifier les probabilités des événements. S'il y a par exemple, sur le plan physique, une chance sur deux que je lève le bras dans des circonstances répétitives, et si vraiment je suis libre, rien ne m'empêche de lever systématiquement le bras par ma seule volonté, ce qui mettra en échec les probabilités physiques. Si par contre c'est du hasard et non de la volonté, je lèverai le bras une fois sur deux. Dans le cas de la physique, il s'agit de hasard, pas de volonté.

– Le raisonnement est fallacieux : d'un côté on considère des probabilités indépendantes, de l'autre une volonté cohérente de lever le bras systématiquement. Si quelqu'un décide de tromper le hasard de manière cohérente, il doit s'agir d'une décision unique, puisque cohérente, donc ne correspondant qu'à un seul événement aléatoire et pas à une série. On peut penser que cette décision sera imprimée quelque part, physiquement, et viendra affecter les probabilités ultérieures que tu lèves le bras.

– D'accord, mais si tes actions sont volontaires, tu peux au moins les prédire pour toi même, et tu es donc capable de tromper le hasard. En fait un seul événement suffit : par exemple, si tu connais les probabilités physiques que toi-même lève le bras, mais que par ailleurs tu es certain de lever le bras parce que tu l'as décidé, il y a une incohérence...

– En fait d'après la physique quantique, un système ne peut pas se mesurer lui-même. Il est impossible pour un observateur de connaître parfaitement sont propre état physique et les probabilités qui lui sont associées, et donc le problème ne se pose pas.

– Ca ressemble à un tour de passe-passe... En tout cas le concept de volonté ne semble pas s'apparenter à celui de hasard.

– La liberté se définit négativement, comme ce qui n'est pas déterminé par des causes extérieures. De même le hasard ne se définit jamais que négativement : c'est ce qui n'est pas déterminé par un état antérieur objectif. Seulement en physique quantique, cette histoire d'objectivité devient plus ou moins relative à l'observateur et aux mesures qu'on effectue. Ce n'est pas un tour de passe-passe, c'est juste qu'à mon avis le hasard devrait être compris comme quelque chose de relatif à un point de vue plutôt que comme un absolu, et la physique quantique permet cette interprétation.

– Oui mais la volonté, contrairement à un hasard, même relatif, est informée. Nos actions ont lieu dans un contexte, celui du cerveau, et tu ne peux pas nier que nos décisions sont fonction de l'état de ce cerveau, ne serait-ce que parce qu'on agit en fonction de ce qu'on perçoit. Si tu penses qu'on agit librement, tu penses néanmoins, je suppose, qu'on agit en connaissance de cause, c'est à dire pas aveuglément, ce qui est incompatible avec l'aspect aléatoire que tu invoques. Enfin je ne vois pas en quoi le résultat d'une mesure aléatoire serait déterminé par une visée, c'est à dire par un état futur potentiel. C'est pourtant ce qui est sous-tendu par l'idée de téléologie.

– D'une part le hasard qui est en jeu en physique quantique n'est pas indépendant du passé, puisque les probabilités de mesures dépendent de l'état passé du système. D'autre part l'aspect « holistique » du hasard en physique quantique est non local et atemporel. Cet effet donne un peu l'impression que les particules savent à l'avance comment elles vont être mesurées, bien qu'en pratique, de par l'aspect aléatoire en jeu, il ne s'agit pas de transmission d'information. Il existe même des interprétations cohérentes avec les données empiriques qui font intervenir des effets rétro-causaux pour résoudre les paradoxes de la physique quantique. Par exemple l'interprétation transactionnelle conçoit la mesure comme la rencontre d'une cause efficiente et d'une cause finale. Voilà qui évoque les aspects téléologiques que tu évoques. En quelque sorte, le hasard en jeu ne semble pas vraiment être un hasard « aveugle », ou en tout cas c'est là une question métaphysique qui dépasse nos connaissances empiriques, mais il n'y a pas d'incohérence à l'interpréter comme une liberté.

– Très bien, admettons qu'un hasard relatif, holistique et atemporel comme celui de la physique quantique puisse fonder la liberté. A mon avis ta théorie rencontre un problème plus sérieux : en quoi ces effets physiques microscopiques sont-ils pertinents pour rendre compte des niveaux de réalité supérieurs ? Ta théorie repose sur une double spéculation : à la fois métaphysique, dans l'interprétation que tu donnes de la physique quantique, et simplement physique, dans l'idée que la cohérence puisse être propagée aux échelles macroscopiques dans les systèmes auto-organisés. Ce qui contredit nos connaissances physiques, puisqu'il me semble que le phénomène de décohérence empêche justement cette propagation.

– La décohérence ne s'applique pas indifféremment à n'importe quel système. Il y a certaines conditions d'applications. Peut-être justement ne s'applique-t-elle qu'aux objets inertes. De plus cette spéculation physique est appuyée par différentes recherches en biologie quantique, qui mettent en évidence des phénomènes de cohérence quantique dans des organismes vivants. Par ailleurs on sait que le cerveau a un fonctionnement aléatoire, et on associe les états conscients à une cohérence globale dans les influx nerveux. Enfin certaines théories, comme celles de Edelmann et Tonini, pensent que la conscience est associée à un groupe de neurone central possédant de nombreuses liaisons entre elles, c'est à dire de nombreuses rétroactions. D'accord, mon explication est spéculative, mais certains éléments semblent l'appuyer. Pour ce qui est de la spéculation métaphysique, je pense qu'on peut la mettre au même niveau que sa négation, à savoir l'idée que le hasard n'est qu'un phénomène aveugle. Seulement la mienne a l'avantage de proposer une explication à l'esprit, tandis que le physicalisme réductionniste peine à rendre compte à la fois de la cohérence des êtres vivants et des aspects qualitatifs de la conscience. Cette spéculation est donc simplement à la hauteur des enjeux.

– Si je comprends bien elle revient à affirmer que le darwinisme, ainsi généralisé à la physique et aux organismes biologiques individuels, ne serait que l'expression de la téléologie et serait donc directement liée à la phénoménologie de l'esprit. Mais alors il nous faudra envisager qu'un « vécu », une phénoménologie intentionnelle, s'applique aussi bien à tous ces éléments cohérents que sont les espèces naturelles, les groupes d'individus et les organismes vivants, y compris les cellules, c'est à dire partout où il peut y avoir cet aspect autonome issu de l'auto-organisation. On peut même penser qu'il s'applique aux particules sub-atomiques. Voilà qui est un peu dur à avaler.

– Il me semble que tu veux le beurre et l'argent du beurre : c'est toi qui a émit l'hypothèse que le vécu intentionnelle « s'explique » par le darwinisme. Si l'on pousse cette logique jusqu'au bout, c'est à cette conclusion qu'on arrive. Et finalement c'est une question métaphysique : qu'est-ce qui exclue qu'une phénoménologie s'applique à ces systèmes ? Il faudrait « être » ces systèmes pour le savoir, mais on ne peut « être » un autre.

– Je n'ai pas prétendu que le darwinisme, s'il permet de naturaliser la volonté, explique le vécu en tant que tel. Je n'ai peut-être pas d'explication à la conscience, mais n'est-il pas évident que les hommes en tant qu'individus disposent d'une conscience que n'a pas, par exemple, une espèce animale toute entière, bien que le darwinisme s'applique en premier lieu aux espèces animales ?

– Tout comme il est évident qu'une espèce animale est un système bien moins cohérent qu'un individu, et que les phénomènes rétroactifs générant une autonomie vis à vis de l'environnement y sont plutôt rares. Ne va pas voir dans ma théorie une résurgence du dessein intelligent, je ne pense pas que l'évolution naturelle soit dirigée par une conscience semblable à la notre.

– Mais les cellules vivantes et les atomes sont conscients... Et les espèces entières ou les groupes seulement un peu moins. C'est bien ça, non ?

– C'est toi qui parle de conscience. Mais est-ce qu'on n'a pas tendance à trop vite amalgamer vécu phénoménologique et représentations conscientes ? Expérience et cognition ? Est-ce qu'il n'y a pas une différence entre avoir une expérience et être capable de rendre compte, de mémoriser, de raisonner sur cette expérience, de l'intégrer dans une représentation du monde de manière persistante dans le temps ? Si le propre de la conscience, c'est d'être capable d'avoir de telles représentations, alors on peut très bien distinguer conscience et vécu phénoménologique, et parler de « vécu inconscient » à propos des particules sub-atomiques ou des cellules vivantes. Par exemple au réveil, je m'aperçoit que la nuit j'ai aussi une phénoménologie, mais elle est évanescente : à peine debout, j'ai oublié mes rêves. Il s'agit d'une phénoménologie non consciente, parce que sans mémoire. Voilà qui nous permet d'imaginer un peu à quoi tout ça pourrait ressembler.

– Il y a quand même un sens à dire que la conscience est liée au vécu, qu'il existe un vécu associé à l'individu humain, et son cerveau en particulier. On ne peut donc pas dire que la cognition et l'expérience phénoménologique sont indépendants, c'est absurde.

– Peut être dans la mesure où la cognition est un aspect essentiel à l'émergence d'une cohérence à l'échelle macroscopique, puisqu'elle est intimement liée à ces effets rétroactifs entre nos croyances, nos désirs et nos actions instantanés. C'est à dire : la conscience suppose ou implique l'expérience phénoménologique, mais l'inverse n'est pas vrai.

– Pure spéculation...

– Oui, mais une spéculation cohérente, en phase avec la physique et la biologie, et une spéculation qui prend au sérieux le phénomène de l'esprit, c'est à dire qui ne scie pas la branche sur laquelle elle est assise. Et toi, que me proposes-tu ?

Commentaires

Mon spinozisme tenace s'allie à ma lecture de Nietzsche pour soupçonner un besoin d'espoir qui ne supporte pas l'ignorance derrière les tentatives de justification téléologiques.

Qui plus est, dès que la physique quantique est lâchée dans un débat où il est plus ou moins question de liberté, alors il me semble que la balance est faussée. Cette discipline passionnante est devenue une justification pour défendre tout et son contraire, spécialement lorsque cela peut étayer l'argumentaire réconfortant de l'absoluité de l'expérience, etc.
On sent Husserl errer entre ces lignes, et on entend ses cris de frayeur à l'idée d'une "réduction" naturaliste. On entend retentir à chaque ligne la peur primordiale de voir contester ce sur quoi on a tout misé : la liberté de la volonté.
Néanmoins, cela reste un débat passionnant.

Laplace vaincra !
Quentin Ruyant a dit…
Je ne pense pas qu'on doive juger un discours sur la psychologie qui le motiverait, mais sur son contenu. D'ailleurs s'agit-il d'un besoin d'espoir, ou d'une volonté de comprendre sans se perdre dans ses représentations, c'est à dire sans oublier d'où on parle (du point de vue de la conscience) et ce que sont les prérequis même du discours ? Plutôt un problème de consistance générale à mon sens.

Pour ce qui est de la physique quantique, il faut certes rester prudent, mais pour l'avoir pratiquée pendant mes études et pour avoir continuer à l'étudier sous un angle philosophique ensuite, j'espère être capable de ne pas lui faire dire n'importe quoi. Je regrette toujours que les métaphysiciens n'aient pas pris acte (pour la plupart) de la radicalité qu'elle implique, aux fondements même de la constitution du monde (ou du moins de notre rapport à lui), préférant généralement la reléguer à un statut de bizarrerie microscopique sans grande importance --comme si Laplace avait encore son mot à dire après ça... ;-)
Tu as certainement raison, on ne devrait pas avoir à regarder du coté de la psychologie qui le motive quand on cherche à juger de la pertinence d'un discours. Néanmoins, il y a des discours où la psychologie de celui qui parle joue un rôle prépondérant. Par conséquent, ne pas l'évoquer, c'est aussi se priver d'éléments précieux pour comprendre et expliquer ces discours.

En l'occurrence, il me semble que besoin d'espoir et désir de comprendre cohabitent régulièrement dans le discours qui vise (téléologie ?) à défendre la particularité de la subjectivité humaine, et finalement, implicitement ou non, à se poser en défenseur de l'individu-sujet libre d'arbitre, autonome de volonté et dont les actes sont les effets de son seul vouloir souverain (je caricature, mais avouons que je ne m'éloigne pas beaucoup du discours en question). En fait, j'ai le sentiment qu'il y a deux grandes écoles : il y a ceux qui n'éprouve aucun regret à naturaliser l'homme, c'est-à-dire qui refusent de l'envisager comme « un empire (de conscience, de raison, etc) dans un empire (l'ensemble des lois qui régissent la nature) ». Et puis il y a ceux qui refusent cette perspective et qui continuent de défendre mordicus une figure de l'homme-conscience pure, même si leur terrain de prédilection se réduit comme peau de chagrin de jour en jour. Finalement, je pense qu'il s'agit d'un débat extrêmement intéressant car il donne à voir deux conceptions très différentes de l'homme et de la philosophie.

Quant à la physique quantique, ce que je regrette c'est justement qu'elle soit propice à la spéculation des métaphysiciens. Comme elle est, pour le moment, en général mal comprise, elle donne lieu à toutes sortes de théories philosophiques qui, ça n'est que mon opinion, en dise plus long sur ceux qui les conçoivent que sur le réel dont elle prétendent pourtant rendre compte. En vérité, cela revient une fois de plus à poser la question de ce qu'est la philosophie, ou plutôt de la tâche qu'on lui attribut. La mienne me vient du philosophe Clément Rosset qui la tenait lui-même de Louis Althusser. Il déclare que le matérialisme (le mot est lâché) consiste simplement « à ne plus se raconter d'histoires », et Rosset va plus loin en proposant d'étendre cette définition du matérialisme à la philosophie en général, ou du moins d'en faire « une certaine conception de la philosophie dès lors qu'on conçoit celle-ci moins comme le lieu où s'élaborent les idées sagaces que comme une vaste entreprise de dissipation des idées folles » (extrait d'un tout petit livre : En ce temps-là, notes sur Louis Althusser). Cette conception me conviens parfaitement et, corrélativement, elle m'empêche de trouver quoi que ce soit qui fut à mon goût dans le brouet métaphysique, en tout cas pour l'instant. Par ailleurs, cette démarche détermine à toujours poser la question qui dérange : qu'est-ce qui motive ceux qui cherchent à ménager une place de choix à la conscience et au sujet ? Mais je reconnais que cela suppose une certaine dose de cruauté (c'est-à-dire une capacité à supporter la vue du réel dans sa crudité, dépouillé des artifices qu'on lui surajoute pour qu'il soit à notre goût) et que cette cruauté ne peut être le résultat que de quelque chose comme une conversion philosophique.
Quentin Ruyant a dit…
En fait je suis assez d'accord avec ce que tu dis, mais je pense qu'on peut trouver un compromis entre deux attitudes qui sont toute aussi extrêmes : celle qui veut faire de la conscience un sanctuaire dont on ne pourrait rien dire du point de vue de la nature, quelque chose qui serait en de hors du monde, et celle qui voudrait qu'on puisse tout en dire ou bien l'éliminer sur la base de nos représentations de la réalité empirique. Ces deux approches sont l'une et l'autre clairement métaphysiques, et ont leurs problèmes propres. Voir par exemple les objections au physicalisme (qualia, explanatory gap, etc.).

Pour moi ce qui justifie de donner une place de choix à la conscience, c'est que c'est l'endroit d'où (voire à l'intérieur duquel) on parle, tout simplement. On n'élude pas le problème d'un revers de la main : la conscience n'est pas un objet comme les autres. C'est bien pour ça que le problème est résurgent.

Je vais écrire un billet un peu plus approfondi sur le sujet.
Quentin Ruyant a dit…
D'ailleurs question motivation psychologique : on peut voir un besoin d'espoir d'un côté, une illusion de maîtrise de l'autre.
Je pense aussi qu'il existe quelque chose comme une alternative (pas un compromis) au deux conceptions antagonistes que tu cites. Elles posent en effet toutes les deux un nombre incalculables de problèmes et, qui plus est, matérialisme simpliste ou spiritualisme absolutiste ne sont jamais loin des extrêmes.

En revanche, je ne suis pas sûr de pouvoir te suivre lorsque tu déclares que la conscience n'est pas un objet comme les autres précisément parce que c'est « ce depuis quoi on parle ». Je ne suis pas en accord avec ça car il me semble que cela revient à présupposer que les méthodes d'investigation dont on dispose déjà pour produire des explications à propos d'autres objets ne sont pas suffisantes et, par conséquent, qu'il faudrait en concevoir une ou plusieurs autres. Or, j'ai de bonnes raisons de penser que les méthodes dont on dispose suffisent amplement et même que chercher à en concevoir d'autres au nom de la singularité de l'objet d'étude nommé « conscience » (déjà rempli de présupposé dont il faudrait le débarrasser) comporterait de sérieux risques de biais.

Enfin, concernant ta remarque sur la recherche de motivations psychologiques, derrière laquelle je devine un sourire, je ne peux qu'être d'accord si elle s'adresse à un certain matérialisme, d'inspiration plutôt cartésienne. Je n'ai pas l'impression que le mien soit de ce calibre-là. Loin de désirer exercer un quelconque contrôle sur le réel, il vise plutôt à le comprendre autant que faire se peut sans se raconter d'histoire, c'est-à-dire sans faire de l'homme plus de cas qu'il n'est nécessaire. Autrement dit, il s'agit d'une démarche à la fois inespérante (et pas désespérante) et en même temps résolue à envisager l'homme comme une chose quelconque pour mieux apprécier sa singularité.

En tout cas, j'ai hâte de lire tes prochains approfondissements.
Quentin Ruyant a dit…
Ce que j'entends par : ce n'est pas un objet comme les autres, c'est qu'il est impliqué dans les méthodes mêmes qui nous permettent d'investiguer le réel. A la limite ce n'est pas un objet du tout, puisqu'il n'a rien d'empirique (enfin tout dépend de ce qu'on entend par conscience. s'il s'agit des processus cognitifs, c'est un objet empirique, mais s'il s'agit d'avoir une expérience en tant que tel, force est de constater que l'expérience d'un autre ne m'apparaît pas empiriquement : disons plutôt que je projette la mienne sur lui) Autrement dit, dans ce domaine, on n'échappe pas à la métaphysique. Si la physique est l'étude de nos objets, l'étude du fait de pouvoir avoir des objets est de la métaphysique, presque par définition.
Quentin Ruyant a dit…
Ce qui n'empêche pas que la métaphysique doive être informée empiriquement, ça va de soi.
Unknown a dit…
La confusion entre sélection et élimination est ici l'erreur fondamentale. La sélection est par définition un choix. L'élimination par contre peut être le résultat d'un choix ou d'une loi de fonctionnement. Si la sélection s'exerçait d'abord le monde serait univoque et simple. ..et on ne serait pas là. Par contre si c'est d'abord l'élimination qui agit, il est probablement multiple, et c'est sur cette multiplicité que se pose la question de la sélection, donc des systèmes teleologiques.
Quentin Ruyant a dit…
Dans ce dialogue il faut lire "sélection" comme quand on parle de sélection naturelle, c'est à dire comme une élimination. Pas un choix donc. Pour celui des protagonistes qui défend la téléologie, le véritable choix réside dans l'indéterminisme.

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