Analogie entre le problème morale et le problème de l'introspection

Dans « The moral problem », Smith présente ce qu'il considère être le problème central en méta-éthique, à savoir le rapport entre la praticité et l'objectivité des faits moraux : si on pense que les faits moraux sont objectifs, pourquoi « doit »-on les respecter ? Il pose le problème sous forme d'un trillemme :
  • (1) les jugements moraux sont des croyances à propos de faits objectifs (objectivité)
  • (2) un jugement moral implique à lui seul une certaine motivation à agir (praticité)
  • (3) la motivation à agir suppose un désir (en plus d'une croyance pratique qu'agir de telle sorte permettra de combler ce désir) (psychologie humienne)

Ces trois affirmations semblent incohérentes, puisqu'un jugement moral seul peut nous motiver à agir sans pour autant constituer un désir, contrairement à la psychologie humienne. Il me suffit apparemment de croire que donner à la charité est une bonne chose pour être réellement motivé à le faire (en dehors de motivations contraires). Le problème est donc qu'il ne semble pas y avoir de lien clair entre croyance et désir.

Solutions au problème moral

Formulé ainsi, le trillemme permet de classifier les différentes solutions au problème moral, qui consistent à nier l'une des trois propositions.

(1) Expressivisme : on peut nier que les jugements moraux soient des croyances portant sur des faits objectifs. Ce serait plutôt des désirs, et émettre un jugement, ce serait exprimer son désir. Cette solution mène à un relativisme moral. Elle peut être défendue sur la base de l'idée que les faits ne sont en soi ni bon ni mauvais, et donc un jugement moral ne peut être de la même nature qu'une croyance objective. Et s'il s'agit d'y voir des faits « surnaturels » par dessus les faits naturels, on se retrouve face à un problème épistémologique : comment pourrions nous avoir une connaissance de ces faits ? Un jugement moral n'est en rien indépendant de la situation sur laquelle il porte. Donc les faits moraux ne seraient pas objectifs.

Smith rejette cette solution : généralement, nous débattons de questions morales à partir d'arguments rationnels, ce qui serait incompréhensible si nous ne faisions qu'exprimer des désirs individuels. Nous savons différencier nos désirs individuels, qui ne sont pas en soi discutables (« j'ai soif »), des faits moraux. Par ailleurs que les faits naturels fondamentaux ne soient ni bon ni mauvais n'est pas un argument : on peut aussi affirmer que les faits physiques fondamentaux ne sont pas colorés et pourtant juger objectivement que tel objet a telle couleur, c'est à dire former une synthèse qui ne se déduise pas formellement de faits atomiques mais qui se découvre empiriquement. De la même façon, il est possible que le bien ou le mal puissent se découvrir empiriquement, de manière synthétique, sur la base de situations données.

(2) Externalisme : On peut nier que les jugements moraux constituent en soi des motivations à agir. Il faudrait en surcroît avoir un certain désir de faire le bien. Ainsi les individus amoraux, comme les tueurs en série, seraient capable d'émettre des jugements moraux, mais, parfaitement rationnellement, de ne pas les suivre. On peut aussi penser que les jugements moraux sont des formes d'étiquettes, subordonnés à l'appartenance à une communauté : notre motivation serait en fait le désir d'appartenir à une communauté qui adopte tel ou tel jugement.

Smith rejette également cette solution. Il s'agit, dans chaque cas, de faire du désir d'agir moralement un désir dérivé : je donnerais à la charité non parce que je désirerais réellement donner à la charité, mais parce que je désirerais faire le bien ou appartenir à une communauté. Pour Smith, c'est une vision réductrice qui suppose un certain détachement de la morale qu'on ne retrouve pas en réalité. Il ne faut donc pas considérer que le tueur en série ne dispose pas de certains désirs que les autres ont, mais qu'il ne sait pas vraiment émettre de jugement moraux, qu'il le simule seulement. De plus nous discutons rationnellement de morale indépendamment du fait que tel jugement moral soit ou non accepté par une communauté donnée.

(3) Psychologie anti-humienne : Enfin on peut nier que la motivation nécessite un désir, ou affirmer que croyances et désirs sont en quelque sorte indistincts. On peut par exemple remarquer que nous agissons souvent sans éprouver de réel désir.

Mais encore une fois pour Smith ce n'est pas une bonne solution. Les désirs et les croyances ont des directions radicalement opposées : la croyance s'ajuste au monde, le désir au sujet. Il n'y a pas de raison de croire qu'ils puissent être indistincts ou mélangés. Par ailleurs il ne faut pas croire qu'un désir est nécessairement éprouvé consciemment : il s'agit plutôt d'une disposition à agir de telle sorte. Un désir n'est pas un pur ressenti, c'est une entité propositionnelle qu'on peut exprimer par le langage. Si l'on adopte une définition dispositionnelle des désirs, l'idée que la motivation suppose un désir coule presque de source : être motivé, c'est avoir un but, donc un désir.

S'il accepte les trois propositions du trillemme, on peut se demander quelle solution Smith propose lui même. En fait Smith propose simplement de compléter la proposition (3) en admettant qu'il puisse exister certains liens entre croyance et désir, et en particulier, que nos désirs puissent être sujet à une critique rationnelle, c'est à dire que nous avons la capacité de les modifier. Les croyances morales auraient justement pour objet de modifier nos désirs sur la base de considérations rationnelles.

Le problème de l'introspection

J'ai été assez frappé par l'analogie entre ce problème et d'autres questions en philosophie de l'esprit, liées à l'introspection et au rapport entre les données des sens et la connaissance. En particulier, on peut se poser la question suivante : l'introspection donne-t-elle vraiment un accès privilégié à soi-même ? Suffit-il de percevoir pour savoir qu'on perçoit ? Je pense qu'on peut formuler un trillemme quasi similaire à celui du problème moral de la manière suivante :
  • (1) les jugements perceptifs portent sur des faits objectifs (par exemple sur le fait que tel sujet a une expérience phénoménale)
  • (2) la perception d'une chose implique à elle seule la connaissance par le sujet qu'il perçoit cette chose
  • (3) la connaissance d'un fait objectif suppose certains processus cognitif (perception / justification, …) en plus de l'existence de ce fait

On voit immédiatement l'analogie : il ne s'agit plus d'un problème de lien entre croyance et désir, mais entre connaissance et perception. En particulier, le problème est de comprendre pourquoi nous semblons avoir une connaissance immédiate du fait que nous percevons quelque chose, alors que la connaissance requiert habituellement certains processus supplémentaires. Tout comme dans le problème moral, il s'agit d'un passage à un ordre supérieur : les croyances morales semblent porter non sur des faits extérieurs, mais sur nos désirs eux-même (sur ce qu'il faut désirer), et les connaissances perceptives portent non sur des faits extérieurs, mais sur nos perceptions elle-mêmes. Et de la même façon, on pourrait être amené à classifier les solutions :

(1) Nier que la perception (ou l'expérience phénoménale) soit un fait objectif. Affirmer que je perçois quelque chose serait une façon d'exprimer un ressenti et non pas de formuler une croyance sur le monde. Après tout les faits naturels fondamentaux ne sont pas plus qualitatifs qu'ils ne sont moraux. Mais de la même façon, on peut objecter que nous parlons de nos perceptions comme de faits objectifs. (En fait on voit ici que l'analogie de Smith entre faits moraux et couleurs joue à plein, ce qui affaiblit du même coup une partie de son objection à l'encontre de l'expressivisme, puisqu'on pourrait arguer que les couleurs sont elles aussi subjectives.)

(2) Nier que l'on ait une connaissance immédiate du fait qu'on perçoive un objet. Il faudrait un processus supplémentaire d'introspection pour obtenir cette connaissance. A l'instar de Smith, on peut trouver que cette solution est assez peu réaliste, qu'elle fait de la connaissance de sa propre perception une croyance dérivée, ce qui ne semble pas être le cas.

(3) Nier qu'il y ait nécessairement besoin d'un processus cognitif pour connaître un fait, ou affirmer qu'il puisse exister des mélanges indistincts de faits et de connaissances de faits. De même qu'on pourrait agir sans ressentir de désir, on pourrait connaître sans n'avoir perçu aucun phénomène correspondant. Cette solution semble être rejetée par l'argument de Sellars, qui montre que les données des sens ne constituent pas en elle-même une connaissance.

Et de la même façon, on pourrait proposer une solution qui établisse un lien entre perception et croyance, par exemple en affirmant que le fait de percevoir quelque chose puisse modifier nos processus cognitifs de manière à rendre accessible la croyance qu'on perçoit cette chose, ou que la perception devienne elle-même un phénomène perçu. Tout comme Smith montre que nos désirs peuvent être modifiés, il s'agirait d'imaginer que certains processus cognitif puissent être induits par nos perceptions.

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