Bergson contre Dennett
A première vue tout oppose l'approche analytique de Dennett et l'approche plutôt phénoménologique de Bergson. J'ai été surpris, pourtant, en lisant dans la foulée ces deux auteurs que plus d'un siècle sépare, de constater de multiples points communs ("la conscience expliquée" et "essai sur les données immédiates de la conscience").
Les points de convergence
Tous deux se rejoignent par exemple sur l'impossibilité de situer l'expérience consciente dans le temps de manière précise. Nous l'avons évoqué pour Dennett. Bergson, lui, oppose le temps spatialisé et théorisé de nos représentations à la durée vécue et à l'enchevêtrement des états de conscience, rendant illusoire leur distinction en une succession d'éléments séparés.
Dennett et Bergson s'accordent aussi sur l'impermanence des qualia : tous deux affirment que "ce que cela fait" de gouter ou voir une chose pour la première fois n'est pas forcément identique à "ce que cela fait" plus tard, bien qu'on le pense a priori. Ils s'accordent également sur la non-épiphénoménalité des qualia. Dennett affirme qu'il n'y a pas de sens à imaginer des qualia épiphénoménaux, puisque le simple fait de pouvoir les rapporter est en un sens un effet des qualia, dont il n'y a pas de raison de croire qu'ils soient autre chose qu'un pouvoir de discrimination. Bergson observe que la sensation qualitative (notamment la sensation tactile) est ce qui s'intercale entre le stimulus et l'action quand cette dernière n'est pas automatique et inconsciente, et en déduit que la sensation n'est peut être pas autre chose qu'une action en puissance soumise à l'arbitre de la conscience. Tous deux, donc, proposent une vision fonctionnelle de nos sensations qui, bien que prenant des points de vues tour à tour intérieur et extérieur, pourraient très bien converger.
Plus étonnant, Bergson anticipe les recherches en neuropsychologie sur la fabulation (le fait que l'expérience consciente relève partiellement du récit) en remarquant que les raisons qu'on donne à nos actes peuvent bien être données a poseriori, rejoignant ainsi l'idée de Dennett d'un centre narratif. Paradoxalement, cette observation lui permet de réfuter le déterminisme psychologique (parce que le vécu est plus riche que ce que peut exprimer le langage) quand aujourd'hui elle est souvent utilisée pour rejeter le libre arbitre (comme faisant partie du récit qu'on se donne à nous même).
Les deux auteurs tirent la conclusion de ces diverses remarques sur la conscience phénoménale qu'une certaine illusion est à l'oeuvre, mais chacun de manière radicalement différente. Pour Dennett, l'introspection est sujette à caution, parce que pas vraiment scientifique, et c'est simplement la conscience phénoménale qui est une illusion (il "semble seulement" qu'il y ait des qualia) alors que pour Bergson, ce sont les tentatives de rendre compte de la conscience de manière scientifique et "spatialisées" puisque toute quantification opère nécessairement dans l'espace, qui sont illusoires.
La phénoménalité est elle une illusion ?
Je tire pour conséquence de cette convergence de vues que la critique que Dennett propose de l'introspection, et partant de toute la phénoménologie, est superficielle et infondée (mais cette critique joue un rôle me semble-t-il mineur). C'est bien en effet l'introspection accomplie de manière minutieuse qui permet d'aboutir à de telles conclusions chez Bergson, et elles sont loin de simplement conforter la psychologie populaire, bien au contraire. Si l'introspection peut s'avérer parfois illusoire, ce n'est pas qu'il y en a trop mais au contraire qu'il n'y en a pas suffisamment, qu'elle est encore recouverte d'une couche de théorisation.
C'est en effet ce type d'illusion que Bergson met à jour quand il observe qu'on "spatialise le temps" : on théorise au lieu de simplement se contenter de rendre compte du vécu tel qu'il est, et ce faisant, on déforme ce vécu. Or, et c'est peut-être un point de convergence supplémentaire, c'est exactement du même type de problème que parle Dennett : pour lui, l'illusion de l'introspection est essentiellement le fait d'une théorisation fallacieuse de la part du sujet. Mais la phénoménologie, justement, s'attache à rejeter toute théorisation sur les objets de la conscience pour ne s'occuper que des apparences (c'est le sens de l'épochè de Husserl) ce qui rend la critique de Dennett inopérante sinon face à la psychologie populaire, en tout cas face au courant de la phénoménologie. Car dire "il semble y avoir une phénoménalité (ou un quale), mais ce n'est qu'une apparence" c'est ne pas voir que cette phénoménalité (ou ce quale) est déjà, précisément, une apparence et rien que cela.
Peut-être pourrait-on argumenter pour défendre Dennett que le phénomène est déjà une forme de théorie puisque c'est un jugement : on croit qu'il y a phénoménalité, on croit voir du rouge. On peut le concéder, mais alors l'objet de la phénoménologie est le fait de cette croyance même, le jugement lui même, non l'objet de ce jugement pris pour argent comptant. Rien ne sert donc d'affirmer qu'on va remplacer nos jugements par de meilleurs. Ca peut sembler valide d'un point de vue extérieur : on peut penser, comme l'affirme Dennett, que la conscience des autres est une fiction théorique semblable au centre de gravité en mécanique et qu'à terme on pourrait la remplacer par une conception plus juste. Mais c'est impossible de l'intérieur, puisque quoi que j'en pense, mes anciens jugements sont là malgré tout, malgré moi. J'ai beau faire, je vois rouge.
Où l'on voit que c'est de la nature même de nos jugements et perceptions, de leur immanence, dont il est question (y compris les jugements scientifiques et philosophiques) dans une démarche englobante qui ne peut faire l'économie de la phénoménalité, tandis que Dennett se contente de rester à l'intérieur du langage "à la troisième personne", position qu'il appelle le matérialisme sémiotique, pour juger du contenu des jugements et perceptions. C'est cette position qui lui permet de manière provocante de nier l'immanence. Mais il s'agit d'une pétition de principe de sa part : ce qui n'est pas descriptible de manière tangible, ce dont on ne peut juger par le langage, n'existe simplement pas.
Il s'agit en quelque sorte de la même illusion que Kant a mis au jour : celle de prendre l'objet de nos croyances pour des choses qui se suffisent à elle même indépendamment de nos facultés de croire, comme si elles n'étaient fondées sur rien d'autre qu'elles même. La démarche est utile et intéressante mais ne vaut, il me semble, que si l'on voit clairement à quoi elle est circonscrite et qu'on ne tente pas d'en faire une totalité. Au bout d'un temps on butera sur une limite : on verra que la structure de nos jugement s'apparente à une tautologie vide de sens parce que ne reposant plus sur rien.
Deux critiques
Il me semble donc qu'on a affaire à une critique superficielle d'un côté (l'introspection serait sujette à des erreurs de théorisation qu'il conviendrait de corriger) et radicale de l'autre (toute théorisation est déjà en un sens une illusion), toutes deux issues d'un constat semblable : la phénoménalité n'a pas vraiment sa place dans le langage analytique.
C'est vrai. On a beau dire "la phénoménalité", "ce que cela fait", "le vécu" : on ne sait pas vraiment de quoi on parle. On se contente d'évoquer chez l'autre ce qu'on suppose être son vécu, de le mettre en condition pour le recevoir et faire preuve d'intuition, comme nous. Et puisque la phénoménalité ne peut pas être analysée mais simplement suggérée chez l'autre, reproduite, alors s'ouvrent deux possibilités : soit la rejeter pour rester dans l'analycité du langage, soit s'autoriser à faire du langage un outil de suggestion plutôt que d'analyse, avec le risque inhérent que cela comporte : que ça ne fonctionne pas comme prévu, que l'autre ne comprenne pas.
C'est peut-être là que se situe la ligne de fracture entre la philosophie analytique et continental. La pensée analytique se situant résolument dans le langage, il lui est possible, en quelque sorte, d'avoir "toujours raison", puisque c'est toujours par le langage que nous argumentons mais il est difficile de ne pas voir (quoiqu'impossible à argumenter) que le langage prend lui même sa source dans un substrat, le vécu, qui le précède et l'englobe. C'est le sens de l'analyse de Bergson : toute réification est partiellement réductrice, toute quantification est une spatialisation donc une négation du temps. De là les jugements d'obscurité à l'adresse de certains philosophes continentaux et d'obtusité dans l'autre sens : on a une entreprise limitée d'un côté et incertaine de l'autre.
Les points de convergence
Tous deux se rejoignent par exemple sur l'impossibilité de situer l'expérience consciente dans le temps de manière précise. Nous l'avons évoqué pour Dennett. Bergson, lui, oppose le temps spatialisé et théorisé de nos représentations à la durée vécue et à l'enchevêtrement des états de conscience, rendant illusoire leur distinction en une succession d'éléments séparés.
Dennett et Bergson s'accordent aussi sur l'impermanence des qualia : tous deux affirment que "ce que cela fait" de gouter ou voir une chose pour la première fois n'est pas forcément identique à "ce que cela fait" plus tard, bien qu'on le pense a priori. Ils s'accordent également sur la non-épiphénoménalité des qualia. Dennett affirme qu'il n'y a pas de sens à imaginer des qualia épiphénoménaux, puisque le simple fait de pouvoir les rapporter est en un sens un effet des qualia, dont il n'y a pas de raison de croire qu'ils soient autre chose qu'un pouvoir de discrimination. Bergson observe que la sensation qualitative (notamment la sensation tactile) est ce qui s'intercale entre le stimulus et l'action quand cette dernière n'est pas automatique et inconsciente, et en déduit que la sensation n'est peut être pas autre chose qu'une action en puissance soumise à l'arbitre de la conscience. Tous deux, donc, proposent une vision fonctionnelle de nos sensations qui, bien que prenant des points de vues tour à tour intérieur et extérieur, pourraient très bien converger.
Plus étonnant, Bergson anticipe les recherches en neuropsychologie sur la fabulation (le fait que l'expérience consciente relève partiellement du récit) en remarquant que les raisons qu'on donne à nos actes peuvent bien être données a poseriori, rejoignant ainsi l'idée de Dennett d'un centre narratif. Paradoxalement, cette observation lui permet de réfuter le déterminisme psychologique (parce que le vécu est plus riche que ce que peut exprimer le langage) quand aujourd'hui elle est souvent utilisée pour rejeter le libre arbitre (comme faisant partie du récit qu'on se donne à nous même).
Les deux auteurs tirent la conclusion de ces diverses remarques sur la conscience phénoménale qu'une certaine illusion est à l'oeuvre, mais chacun de manière radicalement différente. Pour Dennett, l'introspection est sujette à caution, parce que pas vraiment scientifique, et c'est simplement la conscience phénoménale qui est une illusion (il "semble seulement" qu'il y ait des qualia) alors que pour Bergson, ce sont les tentatives de rendre compte de la conscience de manière scientifique et "spatialisées" puisque toute quantification opère nécessairement dans l'espace, qui sont illusoires.
La phénoménalité est elle une illusion ?
Je tire pour conséquence de cette convergence de vues que la critique que Dennett propose de l'introspection, et partant de toute la phénoménologie, est superficielle et infondée (mais cette critique joue un rôle me semble-t-il mineur). C'est bien en effet l'introspection accomplie de manière minutieuse qui permet d'aboutir à de telles conclusions chez Bergson, et elles sont loin de simplement conforter la psychologie populaire, bien au contraire. Si l'introspection peut s'avérer parfois illusoire, ce n'est pas qu'il y en a trop mais au contraire qu'il n'y en a pas suffisamment, qu'elle est encore recouverte d'une couche de théorisation.
C'est en effet ce type d'illusion que Bergson met à jour quand il observe qu'on "spatialise le temps" : on théorise au lieu de simplement se contenter de rendre compte du vécu tel qu'il est, et ce faisant, on déforme ce vécu. Or, et c'est peut-être un point de convergence supplémentaire, c'est exactement du même type de problème que parle Dennett : pour lui, l'illusion de l'introspection est essentiellement le fait d'une théorisation fallacieuse de la part du sujet. Mais la phénoménologie, justement, s'attache à rejeter toute théorisation sur les objets de la conscience pour ne s'occuper que des apparences (c'est le sens de l'épochè de Husserl) ce qui rend la critique de Dennett inopérante sinon face à la psychologie populaire, en tout cas face au courant de la phénoménologie. Car dire "il semble y avoir une phénoménalité (ou un quale), mais ce n'est qu'une apparence" c'est ne pas voir que cette phénoménalité (ou ce quale) est déjà, précisément, une apparence et rien que cela.
Peut-être pourrait-on argumenter pour défendre Dennett que le phénomène est déjà une forme de théorie puisque c'est un jugement : on croit qu'il y a phénoménalité, on croit voir du rouge. On peut le concéder, mais alors l'objet de la phénoménologie est le fait de cette croyance même, le jugement lui même, non l'objet de ce jugement pris pour argent comptant. Rien ne sert donc d'affirmer qu'on va remplacer nos jugements par de meilleurs. Ca peut sembler valide d'un point de vue extérieur : on peut penser, comme l'affirme Dennett, que la conscience des autres est une fiction théorique semblable au centre de gravité en mécanique et qu'à terme on pourrait la remplacer par une conception plus juste. Mais c'est impossible de l'intérieur, puisque quoi que j'en pense, mes anciens jugements sont là malgré tout, malgré moi. J'ai beau faire, je vois rouge.
Où l'on voit que c'est de la nature même de nos jugements et perceptions, de leur immanence, dont il est question (y compris les jugements scientifiques et philosophiques) dans une démarche englobante qui ne peut faire l'économie de la phénoménalité, tandis que Dennett se contente de rester à l'intérieur du langage "à la troisième personne", position qu'il appelle le matérialisme sémiotique, pour juger du contenu des jugements et perceptions. C'est cette position qui lui permet de manière provocante de nier l'immanence. Mais il s'agit d'une pétition de principe de sa part : ce qui n'est pas descriptible de manière tangible, ce dont on ne peut juger par le langage, n'existe simplement pas.
Il s'agit en quelque sorte de la même illusion que Kant a mis au jour : celle de prendre l'objet de nos croyances pour des choses qui se suffisent à elle même indépendamment de nos facultés de croire, comme si elles n'étaient fondées sur rien d'autre qu'elles même. La démarche est utile et intéressante mais ne vaut, il me semble, que si l'on voit clairement à quoi elle est circonscrite et qu'on ne tente pas d'en faire une totalité. Au bout d'un temps on butera sur une limite : on verra que la structure de nos jugement s'apparente à une tautologie vide de sens parce que ne reposant plus sur rien.
Deux critiques
Il me semble donc qu'on a affaire à une critique superficielle d'un côté (l'introspection serait sujette à des erreurs de théorisation qu'il conviendrait de corriger) et radicale de l'autre (toute théorisation est déjà en un sens une illusion), toutes deux issues d'un constat semblable : la phénoménalité n'a pas vraiment sa place dans le langage analytique.
C'est vrai. On a beau dire "la phénoménalité", "ce que cela fait", "le vécu" : on ne sait pas vraiment de quoi on parle. On se contente d'évoquer chez l'autre ce qu'on suppose être son vécu, de le mettre en condition pour le recevoir et faire preuve d'intuition, comme nous. Et puisque la phénoménalité ne peut pas être analysée mais simplement suggérée chez l'autre, reproduite, alors s'ouvrent deux possibilités : soit la rejeter pour rester dans l'analycité du langage, soit s'autoriser à faire du langage un outil de suggestion plutôt que d'analyse, avec le risque inhérent que cela comporte : que ça ne fonctionne pas comme prévu, que l'autre ne comprenne pas.
C'est peut-être là que se situe la ligne de fracture entre la philosophie analytique et continental. La pensée analytique se situant résolument dans le langage, il lui est possible, en quelque sorte, d'avoir "toujours raison", puisque c'est toujours par le langage que nous argumentons mais il est difficile de ne pas voir (quoiqu'impossible à argumenter) que le langage prend lui même sa source dans un substrat, le vécu, qui le précède et l'englobe. C'est le sens de l'analyse de Bergson : toute réification est partiellement réductrice, toute quantification est une spatialisation donc une négation du temps. De là les jugements d'obscurité à l'adresse de certains philosophes continentaux et d'obtusité dans l'autre sens : on a une entreprise limitée d'un côté et incertaine de l'autre.
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