Réalisme moral
Il existe des raisons instrumentales : si je veux atteindre un but, je dois agir de telle manière. Par exemple, si je veux que ma plante survive, je dois l’arroser. Mais on peut dire que le “dois” de ce type de cas dérive du fait que je “dois” atteindre mon but (faire en sorte que ma plante survive). Ce n’est pas un devoir primitif, mais dérivé. Et mon but est peut-être encore un moyen d’en atteindre un autre, en quel cas il est lui aussi instrumental. Une manière de formuler la question du réalisme moral est de se demander s’il existe des raisons ultimes, non instrumentales, c’est-à-dire si la chaîne des raisons qu’on remonte en se demandant “pourquoi faire cela ?” à chaque étape se termine quelque part. Si c’est le cas (si ce n’est pas juste un “pourquoi pas”), et si ce quelque part n’est (au moins dans certains cas) pas relatif à un agent et à ses désirs contingents, si cette raison ultime est aussi universelle et objective, alors on peut dire que “la vie a un sens” en quelque sorte et le réalisme moral est vrai.
En pratique cependant, si je tente de remonter la chaîne de mes raisons en me demandant pourquoi j’agis de telle manière en telle circonstances, le point final sera généralement un “c’est comme ça, c’est ce à quoi j’aspire en vertu de qui je suis, et je ne peux vraiment changer qui je suis”. Même quand l’action est désintéressée au fond, je peux dire que j’agis ainsi parce que j’aspire à respecter autrui ou parce que j’aspire à la justice par exemple, et je ne peux donner de raison plus profonde. Pourquoi est-ce que j’aspire à la justice ? Je ne peux plus donner que des causes au fait que je possède de telles aspirations. Or les causes ne sont pas des raisons.
Cependant le réaliste moral pourra suspecter qu’il ne s’agit que d’une limitation de ma part, et que mes aspirations inanalysables sont en fait évaluables à la lumière de normes plus universelle que j’ignore tout simplement (ce peut être une norme ou un ensemble de normes, de principes ou de règles, comme maximiser le bonheur collectif : l’objet n’est pas ici de trancher entre conséquentialisme et déontologisme). Peut-être ai-je tort dans mes aspirations basiques, ou peut-être ai-je raison, même si ces raisons m’échappent. Et peut-être que si je paliais mon ignorance, si je découvrais ces raisons plus profondes et objectives, qui le sont indépendamment des contingences de mon être, je pourrais changer qui je suis finalement : je serais devenu plus éclairé, plus sage.
Problème
Ce qui me semble douteux dans cette histoire, c’est que je peine à imaginer le genre d’éclairage qu’on pourrait m’apporter en la matière. Comment pourrait-on m’expliquer que je devrais aspirer à quelque chose auquel je n’aspire pas autrement qu’en me montrant que, de manière instrumentale, c’est un moyen d’atteindre un but que j’ai déjà, c’est-à-dire en faisant appel à ma raison instrumentale ? La seule alternative, me semble-t-il, est de m’insufler directement une aspiration et, en quelque sorte, de changer qui je suis. Il s’agirait de m’implanter de “meilleures” raisons d’agir comme on installe un programme sur un ordinateur, si une telle chose est possible. Mais ces nouvelles raisons ne seront-elles pas tout autant inanalysables que celles d’avant, acquises par pure contingence ? Peut-on alors encore parler de m’“éclairer”, de me rendre plus sage, ou s’agirait-il plutôt d’un lavage de cerveau ? Et qui est juge en la matière ? Qu’est-ce qui pourrait me rendre évident que ces raisons sont bonnes indépendamment de qui je suis ?
Peut-être que la façon de faire la plus réaliste pour “m’éclairer” sur ce qu’est le bien universel consisterait à produire des expériences dont je pourrais juger immédiatement qu’elles sont bonnes, ou à me discipliner d’une certaine manière jusqu’à ce que je juge par moi même que mon nouveau moi est meilleur que l’ancien, ma nouvelle vie moralement plus satisfaisante. Mettons de côté les doutes sceptiques quant à ma capacité d’en juger : imaginons que ce serait indéniable que ma vie est meilleure. J’aurais alors découvert une nouvelle norme morale par l’expérience. Vraiment ? Ou m’a-t-on encore simplement montré un moyen d’obtenir ce à quoi j’aspirais déjà, à savoir une certaine forme de satisfaction dans la vie ?
Le réalisme moral fait ici face à un dilemme. Pour qu’il soit tenable, il faut que cette “satisfaction morale” que j’éprouve à faire le bien ne soit pas un but en soi que je poursuivrais en vertu de ma constitution, de qui je suis, mais plutôt une reconnaissance de ce qui est universellement bon, une véritable intuition morale, car dans le cas contraire, le bien ne serait pas universel mais égoïste ou en tout cas trop contingent (semble-t-il du moins). J'ai l’impression que c'est ce type de reconnaissance intellectuelle que vise à produire la philosophie morale kantienne en particulier quand elle tente de fonder la morale dans la raison. Et alors le problème, bien connu en philosophie morale, est que si cette satisfaction n’est pas en soi un but que je possède mais un simple jugement intellectuel, une simple reconnaissance de ce qui est universellement bon, alors elle n’est pas intrinsèquement capable de me motiver à faire le bien. Autrement dit si j’aspire à faire le bien, c’est semble-t-il toujours pour des raisons (en vertu de causes) contingentes. Or on voudrait que le bien soit intrinsèquement, essentiellement motivant, par définition ou presque.
Illustrons ça ainsi : imaginons que je rencontre Dieu, et que je reconnaisse, au cours d'une expérience mystique, ce que c'est que de faire le bien, ce qu'il faut faire dans la vie. Deviendrais-je par là même irrésistiblement motivé à faire le bien ? Non pas par crainte de Dieu (ce serait une mauvaise raison), non pas parce que l'expérience m'a transformé et a implanté en moi certains désirs que je n'avais pas avant (ce serait une cause de mes bonnes actions plutôt qu'une raison), mais seulement de par ma reconnaissance que que c'est le bien ? J'ai du mal à savoir en quoi il devrait y avoir un lien essentiel entre les deux.
Solution
Une version de réalisme moral qui semble à même de résoudre ce problème consiste à croire qu’il est une norme que n’importe quel agent concevable pourrait juger supérieure aux autres s’il venait à se l’approprier par discipline ou entraînement. Il serait impossible, physiquement ou métaphysiquement parlant, à la fois d’être un agent cognitif conscient et de ne pas être ultimement satisfait par l’adoption de cette norme (ou ensemble de normes ou de règles) d’action sur le long terme, ce quel que soit l’état du monde extérieur. Une telle norme serait alors en effet à la fois motivante et universelle, au sens où elle serait reconnaissable comme satisfaisante par quiconque, ce qui résoudrait notre dilemme. Mais c’est mettre la barre extrêmement haut : pourquoi croire qu’une telle norme existe ? En outre les cas de type dilemme du prisonnier jettent un doute sur cette théorie : il peut être objectivement puis intéressant pour chaque agent pris individuellement de trahir alors que la coopération constitue un optimum global (et qu’on l’associe plus volontiers au bien).
Un affaiblissement de cette théorie qui permet de l’améliorer est de conditionner cette satisfaction universelle au fait de ne pas être le seul à suivre la norme : si seulement tous les agents du monde se mettaient à l’adopter, alors ils seraient tous à même de constater par expérience que leur vie est plus satisfaisante qu’avant. Il n’y aurait aucune autre norme meilleure pour eux, pas même pour un seul de ces agents. Mais la barre est à peine plus basse. Ne peut-on concevoir qu’un agent manquant totalement d’empathie, un psychopathe disons, soit beaucoup plus satisfait de sa vie en suivant une norme égoïste que s’il suivait n’importe quelle autre norme universelle ? Alors le problème ressurgit, car faire le bien n’est pas essentiellement motivant pour n’importe quel agent. Si ça l’est, c’est pour des raisons contingentes, parce que ces agents sont ce qu'ils sont, et non pour des raisons métaphysiques (parce que le bien est ce qu'il faut faire).
Je ne vois pas comment élaborer une version plus faible de réalisme moral qui évite le problème. Si l’on permet à un seul agent ne serait-ce que concevable d’être plus satisfait par une norme égoïste que par n’importe quelle norme universelle, alors le bien n’est pas intrinsèquement motivant, il l’est par pur accident, pour une partie des agents seulement en vertu de ce qu’ils sont. Il devient relatif à ces agents plutôt qu’universel. Et je veux bien avoir foi en l’existence d’une norme morale universellement motivante par essence, que chacun pourrait en principe reconnaître comme bonne par expérience quelle que soit sa constitution. Ce n’est pas en soi exclu, et c’est au fond une possibilité assez attrayante je trouve, mais elle est aussi extrêmement exigeante et difficile à croire. Peut-être devrait-on se satisfaire de l’idée qu’il existe seulement des normes d’action non pas métaphysiquement universelles mais optimalement satisfaisantes pour nous, êtres humains, ou pour un nombre suffisamment grand d’entre nous qui, par contingence, souhaitons vivre ensemble et faire société.
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