La conscience est connaissance

On associe souvent la conscience au fait d’avoir une expérience phénoménale. J’ai pu défendre par ailleurs le panexperientialisme, qui veut que tout système matériel soit lieu d’expériences phénoménales. Est-ce à dire que tout objet est conscient ? Voilà qui semble absurde.

En fait je pense qu’il faut décorréler la question de la phénoménalité de la conscience. Il faut voir la conscience comme un mode particulier d’existence phénoménale permettant de rendre compte des aspects phénoménaux, de les mémoriser et de les rapporter, mais n’ayant pas l’exclusivité de la phénoménalité, qui est en fait un aspect de la matérialité en général.

Cette position offre plusieurs avantages, et notamment le fait de pouvoir s’accorder en tout point avec le fonctionnalisme ou le physicalisme, tant qu’il n’est question que de cognition, de conscience “à la troisième personne” (considérée d’un point de vue extérieur comme un ensemble de capacités) et par exemple avec les analyses de Dennett, sans pour autant souscrire à l’idée que le fonctionnalisme puisse en quoi que ce soit nous renseigner sur le problème de la phénoménalité en tant que tel parce qu’il lui est antérieur. A un bémol près : il faut toujours pouvoir rendre compte de l’unité phénoménale de la conscience, mais ayant au préalable mis au clair ce qu’est la phénoménalité et son rapport à la materialité (à travers une interprétation relationnelle de la physique quantique), il se peut que ce problème soit plus “facile”. En gros, cette décorrélation permet de s’attaquer indépendamment au problème de la conscience “à la troisième personne”, et donc de mettre à profit une démarche scientifique (notamment les notions liées à l’auto-organisation) en ayant préalablement résolu, sur le plan physique et métaphysique, ce qu’est une perspective “à la première personne”.

Conscience et connaissance

Alors la conscience n’est plus le fait d’avoir une expérience phénoménale, mais le fait de savoir qu’on en a une, ou même simplement de savoir quelque chose, puisque toute conscience porte sur un objet. La phénoménalité n’est pas un produit de la connaissance mais son prérequis, son support. En ce sens, conscience et connaissance sont des quasi-synonymes. Précisons, pour contrevenir à un certain nombre d’objections, que l’on entend ici “connaissance” dans un sens large, proche de “croyance” (c’est à dire que la question du vrai ne nous intéresse pas ici) : connaître, c’est disposer de représentations du monde pouvant servir de base à l’action intentionnelle. Alors être conscient c'est disposer de connaissances puisque c’est se representer le monde. C’est instancier ou générer des connaissances, elle-même fondées sur d’autres connaissances. C’est disposer d’une structure persistente et formant un tout cohérent se différenciant du monde extérieur. Et symétriquement, la notion même de connaissance ne peut avoir de sens que vis à vis d’un être conscient : une connaissance ou une croyance est un état conscient potentiel. Il n’y a pas de sens à parler de connaissance sans état conscient associé, ne serait-ce que potentiellement (nous y reviendrons dans le prochain billet).

Je pense qu’il n’y a pas beaucoup plus à dire de la conscience. On pourrait y voir plus que l’instanciation de connaissances. On pourrait dire qu’il y a quelque chose de phénoménal, un “ce que cela fait”, ou encore qu’il y a la volition en plus. Mais ne dit-on pas qu’on “sait” ce que cela fait d’avoir telle expérience, et ne peut-on pas dire qu’agir volontairement c’est prendre connaissance de ses propres motifs ? Donc ces aspects ne sont-ils pas également de l’ordre de la connaissance ? Il ne s’agit pas de réduire la “prise de connaissance” à une passivité devant le monde, puisque toute prise de connaissance est une construction, un jugement, donc un processus actif. Sans doute d’ailleurs existe-t-il un aspect élusif et indicible à l’expérience consciente, un aspect qui ne vaut que dans l’instant et dont l’aspect “connaissance” n’est que la part résultante, celle qui peut être transmise et retenue, la théorisation (ou comme dirait Bergson la spatialisation) du monde. C’est dans cette mesure que la connaissance s’échappe à elle même : elle ne peut appréhender sa propre genèse. Mais hormis ces aspects (qui sont à mon avis le fait de toute matérialité, et précisément reliés à la phénoménalité en ce qu’elle échappe à la théorisation), je pense qu’on peut réduire la conscience à la connaissance (instanciée ou générée), et ainsi la décorréler de l’expérience phénoménale en tant que telle.

Connaissance et phénoménalité

La confusion entre conscience et expérience phénoménale viendrait essentiellement du fait que l’expérience phénoménale ne peut être connue que dans le cadre de la conscience (par définition, si la conscience est connaissance), et qu’il est facile de nier qu’elle existe en dehors. Pourquoi affirmer d’une chose qui ne peut être connue qu’elle existe ? Le problème dans ce raisonnement est qu’il est difficile de dire que l’aspect phénoménal est “connu” dans la mesure où il est un prérequis de la connaissance. Il s’agit donc d’une erreur de catégorie : prendre la phénoménalité en tant que telle, attribut de la connaissance, pour un objet de la connaissance (Il y a alors une redondance : dire que je sais qu’un objet m’apparait, c’est comme dire que je sais que je sais qu’il y a là un objet.). Ce n’est donc pas comme s’il pouvait y avoir ou ne pas y avoir de phénoménalité, et que le fait qu’il y en ait soit une information en tant que tel : il ne peut que y en avoir. Donc il est impossible d’affirmer sur la base du principe de parcimonie que la phénoménalité doit être un produit de la connaissance ou de la cognition, à moins de mettre à jour le mécanisme par lequel cela se produit (ce qui s’avère très problématique, c’est peu dire).

Ainsi du fait que toute représentation est phénoménale, on en viendrait à confondre représentation et phénoménalité. Pourtant on peut logiquement concevoir qu’un contenu phénoménal ne soit pas une représentation, quand bien même un tel contenu ne peut pas être objet de connaissance. De cette confusion viendrait le problème corps esprit : comment la phénoménalité qui semble être métaphysiquement autonome pourrait émerger d’aspects exclusivement structurels et non phénoménaux ? La réponse est : ce n’est pas le cas.

Sellars avance dans “le mythe du donné” qu’il n’existe pas de connaissance exclusivement issue des données des sens, remettant en question l’idée que toute connaissance repose sur un substrat “donné” : savoir qu’on voit du jaune, c’est déjà disposer d’un concept, savoir ce que les autres entendent par jaune et comment ce concept est modifié par les circonstances (d’éclairage par exemple). C’est aussi savoir reconnaitre l’objet en question. Sellars propose en quelque sorte une vision holistique de la connaissance, qui est que toute nouvelle connaissance repose au préalable sur l’existence d’autres concepts liés. C’est nécessairement une représentation du monde dans son ensemble qui est confrontée à l’expérience, non des briques élémentaires indépendantes.

La thèse de Sellars ne contredit pas l’idée que toute expérience consciente soit une instanciation de connaissance, pour peu que toute expérience consciente repose effectivement sur l’existence de concepts préalables, ce qui semble tenir du bon sens. Elle vient même en soutien de l'idée que la phénomenalité est une chose distincte de la connaissance : ce que Sellars montre, c’est que la phénoménalité en tant que telle ne peut pas être un contenu de connaissance (notamment parce qu’elle ne prend pas la forme d’un prédicat).

Conclusion

Si donc effectivement la conscience n’est pas plus que l’instanciation de la connaissances, elle peut être une expérience phénoménale sans que toute expérience phénoménale soit nécessairement consciente, et il faut résoudre le problème de la phénoménalité sur un plan métaphysique avant de s’attaquer au problème (alors potentiellement scientifique) de la conscience.

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