La conscience est connaissance (suite)
Nous avons vu dans le billet précédant que tout état conscient peut être a priori interprété en terme de connaissance. La thèse inverse pourrait sembler absurde (comment, ne sais-tu pas ce que tu vois, ce que tu entends, ce que tu penses ?) mais il n’est pas exclu que l’expérience consciente puisse revêtir un aspect ineffable et élusif : la connaissance serait donc plutôt ce qu’il y a à tirer de nos états conscients, leur formalisation. En effet on pense généralement (et notamment suite à l’argument de Wilfried Sellars contre le “mythe du donné”) que la connaissance peut s’exprimer sous forme de prédicats, qu’elle peut donc être formalisée, quand bien même les significations à la base des prédicats seraient en un certain sens holistiques, c’est à dire non pas définies absolument (ni données), mais plutôt relativement les unes par rapport aux autres, de manière à ce que l’ensemble de nos significations et connaissances forme un tout inséparable, confronté unitairement au réel. Cette confrontation, justement, serait l’expérience consciente, et de cette confrontation des connaissances existantes à la nouveauté naitraient de nouvelles connaissances sur la base des anciennes. Or cette confrontation elle même, à l’origine de la production de connaissances, ne serait pas nécessairement formalisable.
J’espère revenir bientôt sur cette question et sur son rapport au temps vécu. Mais avant ça il nous faut approfondir, en complément du dernier billet, l’association entre la connaissance et la conscience et établir le lien entre connaissance et intention. En effet nous avons également affirmé dans le dernier billet, mais sans plus de justification, que la connaissance est par nature un attribut de la conscience (c’est à dire qu’il faut être conscient pour connaître). Cette idée semble couler de source, du moins si, suivant le pragmatisme, on entend par connaissance ou croyance un support à l’action intentionnelle (si je sais qu’il y a une chaise, je peux m’assoire là en toute confiance, et il n’y a rien de plus à dire sur le fait de savoir qu’il y a une chaise que l’ensemble des actions que je pense possibles sur cette base).
Pourtant il existe un certain nombre de cas où on penserait pouvoir parler légitimement de connaissance non consciente. Examinons donc ces différents cas (en espérant ne pas trop enfoncer des portes ouvertes).
La connaissance inconsciente
D’abord on pourra remarquer que l’ensemble de mes connaissances n’est pas conscient en un moment donné. Je sais qui est Napoléon même si je n’y pense pas en ce moment. Il en va d’un usage particulier du terme “connaissance” qui recouvre un potentiel, tandis que le terme “conscient” fait référence à de l’actuel. Cependant le problème ne se pose pas partant du principe que la conscience est la connaissance instanciée, en action. Or une telle connaissance potentielle ne peut être révélée que mise en action (en me demandant qui est Napoléon par exemple). Il se peut que je sois frappé d’amnésie, bien que tout le monde l’ignore : en ce cas je ne sais plus qui est Napoléon. Il en va de même de l’ensemble de mes connaissances actuelles.
Ensuite on pourra émettre des objections sur la base de jeux de langages. Par exemple : je sais que Jacques est médecin, mais je ne sais pas que Jacques est le mari de Jeanne. Je pense donc ne pas savoir quel métier fait le mari de Jeanne alors que je le sais : mon savoir n’est pas conscient. Ce genre d’argument superficiel ne nous concerne pas directement, puisqu’il se fonde sur l’idée d’une vérité extérieure que référenceraient nos croyances. Or nous ne nous préocupons pas ici de la question du vrai mais simplement du contenu interne de nos croyances. Pragmatiquement, je ne sais pas vraiment quel métier fait le mari de Jeanne, puisque, par exemple, il ne me viendrait pas à l’idée de passer chez Jeanne pour chercher à me faire soigner.
Un cas qui recoupe les deux premiers est celui où on me dit “tu le sais” quand j’ai la solution à portée de main. Il se peut par exemple que je n’ai pas appliqué un raisonnement logique qui devait me mener à la solution : “Tu le sais, puisque tu es passé chez Jeanne ce matin et tu as vu que c’était aussi chez Jacques.” ou bien “ “tu sais que Jeanne a rencontré son mari en faculté de médecine” et je répondrais quelque chose comme “Ah oui, mais je n’ai pas fait le rapprochement.”En fait, encore une fois, il s’agit d’un potentiel qui ne peut être révélé que par une mise en action, et tout comme dans le premier cas je peux être frappé d’amnésie, je peux ici m’avérer incapable de faire le raisonnement adéquat, en quel cas on constatera que je ne sais pas vraiment. C’est donc quand cette connaissance potentielle devient consciente qu’elle se révèle être une connaissance.
La connaissance et l'intention
Enfin on pourra dire que je sais faire certaines choses inconsciemment, comme aller à tel endroit (j’affirme ne pas le savoir, mais je fini par retrouver le chemin) ou jongler (j’y arrive mais je ne sais pas expliquer comment faire). Il s’agit encore une fois soit d’une connaissance qui n’existe qu’en tant qu’elle devient consciente et part d’une intention de ma part. Si je jonglais sans m’en apercevoir et si j’en était incapable intentionnellement, ou bien si je ne savais retrouver le chemin que sous hypnose, il serait délicat d’affirmer que je sais vraiment jongler ou que je sais vraiment aller à tel endroit. Ou peut-être le dirait-on, mais ce serait un abus de langage.
On commence ici à entrevoir le lien qui relie connaissance et intention consciente. Pour autant le lien n’est pas si évident au premier abord. Quand on dit par exemple d’un oiseau qu’il “sait” où est son nid (d’une fourmi qu’elle “sait” où est sa colonie) parce qu’on observe qu’elle y retourne systématiquement, est-ce que cela exige qu’elle en ait conscience ? Il semble qu’un aspect mécanique soit suffisant pour soutenir qu’il y ait connaissance. Ainsi on peut dire d’un logiciel ou d’un ordinateur qu’il “sait” où je suis (parce qu’il me le montre sur une carte par exemple) sans penser qu’il est conscient.
Cependant on peut avancer que dans ces derniers cas, et dans tous les cas en fait, l’attribution d’une connaissance à un objet ou à une personne est toujours le fait d’une projection. C’est donc toujours une supposition, elle est simplement moins gratuite, plus justifiée, quand il s’agit d’une personne nous ressemblant que d’un objet ou d'un animal.
Pour s’en apercevoir il suffit de mettre de nouveau l’accent sur l’intentionnalité. Si je vois que l’animal rentre à son nid, je dis qu’il “sais” où il se trouve. Mais je ne le dirais pas si je pensais que l’animal ne veut pas vraiment rentrer à son nid, qu’il le fait contre sa volonté. Le mécanisme ne suffit donc pas : attribuer une connaissance ou une croyance à quelque chose revient à attribuer une intention à cette chose. Si je suis prêt à affirmer que le logiciel “sais où je suis”, alors je peux tout aussi bien affirmer qu’il “veut bien” me donner cette information, ou, quand ça ne marche pas, qu’il “ne veut pas” me le dire. D’autre part on ne peut extraire de quelqu’un un savoir à l’insu de son intention : même la torture consiste à forcer l’intention chez la victime pour obtenir le savoir, à faire en sorte qu’elle souhaite la livrer plutôt que souffrir.
L'intention et la mécanique
Il y a donc bien un lien entre intention et connaissance. Pour autant ces exemples révèlent que le mécanisme joue un rôle essentiel, puisque c’est toujours par l’intermédiaire d’un mécanisme, d’une répétition systématique qui s’apparente à une loi, qu’on révèle (ou pense révéler) une connaissance chez quelqu’un ou quelque chose. Si je peux présumer d’une intention, je peux savoir si la connaissance associée existe. Une prévision réussie m’informe à la fois sur l’intention et la connaissance associée. Un échec de prévision par contre peut s’interpréter de deux manières : soit la connaissance n’est pas là, soit je me trompe sur l’intention. Il n’existe donc pas de moyen certain de révéler la connaissance d’autrui, en ce sens elle est privée. Pourtant elle possède une nature mécanique, formalisable, puisque “X sait que p” s’exprime sous la forme “si X veut Y, alors il fera Z”
Nous reviendrons bientôt sur cet aspect mécanique de la connaissance, à travers la notion de causalité. D'ici là nous pouvons dire que la connaissance est en quelque sorte l'union de la mécanique et de l'intention. Et de même la conscience.
J’espère revenir bientôt sur cette question et sur son rapport au temps vécu. Mais avant ça il nous faut approfondir, en complément du dernier billet, l’association entre la connaissance et la conscience et établir le lien entre connaissance et intention. En effet nous avons également affirmé dans le dernier billet, mais sans plus de justification, que la connaissance est par nature un attribut de la conscience (c’est à dire qu’il faut être conscient pour connaître). Cette idée semble couler de source, du moins si, suivant le pragmatisme, on entend par connaissance ou croyance un support à l’action intentionnelle (si je sais qu’il y a une chaise, je peux m’assoire là en toute confiance, et il n’y a rien de plus à dire sur le fait de savoir qu’il y a une chaise que l’ensemble des actions que je pense possibles sur cette base).
Pourtant il existe un certain nombre de cas où on penserait pouvoir parler légitimement de connaissance non consciente. Examinons donc ces différents cas (en espérant ne pas trop enfoncer des portes ouvertes).
La connaissance inconsciente
D’abord on pourra remarquer que l’ensemble de mes connaissances n’est pas conscient en un moment donné. Je sais qui est Napoléon même si je n’y pense pas en ce moment. Il en va d’un usage particulier du terme “connaissance” qui recouvre un potentiel, tandis que le terme “conscient” fait référence à de l’actuel. Cependant le problème ne se pose pas partant du principe que la conscience est la connaissance instanciée, en action. Or une telle connaissance potentielle ne peut être révélée que mise en action (en me demandant qui est Napoléon par exemple). Il se peut que je sois frappé d’amnésie, bien que tout le monde l’ignore : en ce cas je ne sais plus qui est Napoléon. Il en va de même de l’ensemble de mes connaissances actuelles.
Ensuite on pourra émettre des objections sur la base de jeux de langages. Par exemple : je sais que Jacques est médecin, mais je ne sais pas que Jacques est le mari de Jeanne. Je pense donc ne pas savoir quel métier fait le mari de Jeanne alors que je le sais : mon savoir n’est pas conscient. Ce genre d’argument superficiel ne nous concerne pas directement, puisqu’il se fonde sur l’idée d’une vérité extérieure que référenceraient nos croyances. Or nous ne nous préocupons pas ici de la question du vrai mais simplement du contenu interne de nos croyances. Pragmatiquement, je ne sais pas vraiment quel métier fait le mari de Jeanne, puisque, par exemple, il ne me viendrait pas à l’idée de passer chez Jeanne pour chercher à me faire soigner.
Un cas qui recoupe les deux premiers est celui où on me dit “tu le sais” quand j’ai la solution à portée de main. Il se peut par exemple que je n’ai pas appliqué un raisonnement logique qui devait me mener à la solution : “Tu le sais, puisque tu es passé chez Jeanne ce matin et tu as vu que c’était aussi chez Jacques.” ou bien “ “tu sais que Jeanne a rencontré son mari en faculté de médecine” et je répondrais quelque chose comme “Ah oui, mais je n’ai pas fait le rapprochement.”En fait, encore une fois, il s’agit d’un potentiel qui ne peut être révélé que par une mise en action, et tout comme dans le premier cas je peux être frappé d’amnésie, je peux ici m’avérer incapable de faire le raisonnement adéquat, en quel cas on constatera que je ne sais pas vraiment. C’est donc quand cette connaissance potentielle devient consciente qu’elle se révèle être une connaissance.
La connaissance et l'intention
Enfin on pourra dire que je sais faire certaines choses inconsciemment, comme aller à tel endroit (j’affirme ne pas le savoir, mais je fini par retrouver le chemin) ou jongler (j’y arrive mais je ne sais pas expliquer comment faire). Il s’agit encore une fois soit d’une connaissance qui n’existe qu’en tant qu’elle devient consciente et part d’une intention de ma part. Si je jonglais sans m’en apercevoir et si j’en était incapable intentionnellement, ou bien si je ne savais retrouver le chemin que sous hypnose, il serait délicat d’affirmer que je sais vraiment jongler ou que je sais vraiment aller à tel endroit. Ou peut-être le dirait-on, mais ce serait un abus de langage.
On commence ici à entrevoir le lien qui relie connaissance et intention consciente. Pour autant le lien n’est pas si évident au premier abord. Quand on dit par exemple d’un oiseau qu’il “sait” où est son nid (d’une fourmi qu’elle “sait” où est sa colonie) parce qu’on observe qu’elle y retourne systématiquement, est-ce que cela exige qu’elle en ait conscience ? Il semble qu’un aspect mécanique soit suffisant pour soutenir qu’il y ait connaissance. Ainsi on peut dire d’un logiciel ou d’un ordinateur qu’il “sait” où je suis (parce qu’il me le montre sur une carte par exemple) sans penser qu’il est conscient.
Cependant on peut avancer que dans ces derniers cas, et dans tous les cas en fait, l’attribution d’une connaissance à un objet ou à une personne est toujours le fait d’une projection. C’est donc toujours une supposition, elle est simplement moins gratuite, plus justifiée, quand il s’agit d’une personne nous ressemblant que d’un objet ou d'un animal.
Pour s’en apercevoir il suffit de mettre de nouveau l’accent sur l’intentionnalité. Si je vois que l’animal rentre à son nid, je dis qu’il “sais” où il se trouve. Mais je ne le dirais pas si je pensais que l’animal ne veut pas vraiment rentrer à son nid, qu’il le fait contre sa volonté. Le mécanisme ne suffit donc pas : attribuer une connaissance ou une croyance à quelque chose revient à attribuer une intention à cette chose. Si je suis prêt à affirmer que le logiciel “sais où je suis”, alors je peux tout aussi bien affirmer qu’il “veut bien” me donner cette information, ou, quand ça ne marche pas, qu’il “ne veut pas” me le dire. D’autre part on ne peut extraire de quelqu’un un savoir à l’insu de son intention : même la torture consiste à forcer l’intention chez la victime pour obtenir le savoir, à faire en sorte qu’elle souhaite la livrer plutôt que souffrir.
L'intention et la mécanique
Il y a donc bien un lien entre intention et connaissance. Pour autant ces exemples révèlent que le mécanisme joue un rôle essentiel, puisque c’est toujours par l’intermédiaire d’un mécanisme, d’une répétition systématique qui s’apparente à une loi, qu’on révèle (ou pense révéler) une connaissance chez quelqu’un ou quelque chose. Si je peux présumer d’une intention, je peux savoir si la connaissance associée existe. Une prévision réussie m’informe à la fois sur l’intention et la connaissance associée. Un échec de prévision par contre peut s’interpréter de deux manières : soit la connaissance n’est pas là, soit je me trompe sur l’intention. Il n’existe donc pas de moyen certain de révéler la connaissance d’autrui, en ce sens elle est privée. Pourtant elle possède une nature mécanique, formalisable, puisque “X sait que p” s’exprime sous la forme “si X veut Y, alors il fera Z”
Nous reviendrons bientôt sur cet aspect mécanique de la connaissance, à travers la notion de causalité. D'ici là nous pouvons dire que la connaissance est en quelque sorte l'union de la mécanique et de l'intention. Et de même la conscience.
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