Bruno Latour serait-il scientiste ?
Pourquoi donc existe-t-il des critiques d’art, mais pas de science, nous demande Bruno Latour ? Pourquoi la beauté mérite-t-elle d’être goûtée, jugée, mais non la vérité ?
C’est une excellente question. Mais pourquoi, diable, n’y répond-il pas ? N’est-ce pas justement ce qu’on attendrait de la sociologie : qu’elle nous fournisse une explication, des éléments de réponse, à ce type de questions ? Non pas qu’elle nous dise si c'est bien ou mal, ce qu’il faudrait qu’il y ait, selon elle -- qu’on juge des derniers résultats scientifiques dans les magazines comme on juge des derniers films en salle, ou pas -- mais pourquoi les choses sont ainsi et quels en sont les ressort ? Simplement, il semble que la réponse se situe au delà du paradigme que Bruno Latour s’impose et nous impose, puisqu’elle suppose que l’on parvienne à définir la vérité, donc à la distinguer d’autres valeurs, donc à la considérer pour autre chose qu’un discours parmi les autres, un simple élément du cosmos.
Nous souhaitons mettre le doigt sur le problème centrale de la sociologie de Bruno Latour (et d’autres qui suivent le même mouvement). S’il est incapable de nous dire pourquoi il n'existe pas de critiques de science, s'il pense qu'au contraire il pourrait et il devrait y en avoir, ce n’est pas parce qu’il aura conclu, à l’issu de longues recherches, qu’il n’existe aucune démarcation entre le discours rationnel et la rhétorique, entre la science et la politique ou la culture. C’est en réalité parce qu’il aura posé cette absence de démarcation comme hypothèse de travail.
Les fondations philosophiques d'une science
Entendons-nous bien : c’est tout à son honneur de procéder ainsi, et il en ressort des choses tout a fait intéressantes, passionnantes, pertinentes.
La méthode consiste à se placer dans le cadre d’une philosophie qu’on pourrait qualifier d’idéaliste, de la même façon dont les sciences de la nature se placent généralement dans le cadre d’une philosophie réaliste. Au lieu de travailler suivant le postulat qu’il existe une substance, un espace temps et des lois de mouvement, ou tout au moins un "monde réel" indépendant de notre subjectivité dont il convient d'étudier les ressorts, la sociologie nous propose de considérer divers objets, matériels ou non, dans des mondes multiples : des hommes, des idées, des croyances, des choses, des techniques... Dans ce cadre, voyons comment ces objets interagissent, s'influencent les uns les autres. Voyons comment le politique et le scientifique partagent à l’occasion des intérêts communs, comment l’un se sert de l’autre pour arriver à ses fins. Etudions les controverses, l’affrontement des discours, le combat des différents mondes.
C’est brillant, très instructif. On apprend plein de choses, y compris sur la manière dont se fait la science. L’hypothèse de travail s’avère donc fructueuse, son pouvoir explicatif bien réel (même s'il n'atteint pas encore celui des sciences de la nature), et il semble qu’effectivement nous vivions, d'une manière ou d'une autre, dans un monde peuplé de ces choses, humaines et non humaines, matérielles et immatérielles, qui interagissent entre elles et avec nous.
On pourrait débattre de la nature profonde de ces choses, mais là n'est pas la question. On ne peut pas reprocher à une discipline, quelle qu’elle soit, de fonder sa méthode sur une approche philosophique donnée, et surtout pas si cette méthode s’avère fructueuse. Ce qu’on peut lui reprocher, en revanche, c’est de prétendre obtenir des conclusions d’ordre philosophiques sur la base de ces résultats, c’est à dire de justifier une philosophie par ce qu’on en tire, c’est à dire de penser que les conséquences des prémisses sont des éléments de preuve de ces prémisses. Il ne s’agit pas d’un problème de démarcation entre philosophie et science. Il s’agit d’un problème de raisonnement.
La dérive scientiste
Partir du principe qu’il n’existe pas de norme du vrai, pas de démarcation entre un discours scientifique et un autre type de discours, que les connaissances scientifiques, les laboratoires et même les objets de la nature sont des éléments du monde humain à même d’interagir avec d’autres éléments issus de mondes différents ne me pose aucun problème tant qu’il s’agit d’une question de méthode. En quelque sorte, le sociologue nous dit "mettons de côté ces questions normatives qui différencient les discours scientifiques des autres discours, partons du principe qu’elles n’existent pas et voyons où tout cela nous mène" tout comme le physicien ou le biologiste nous dit "mettons de côté les causes surnaturelles et les explications ésotériques, partons du principe qu’elles n’existent pas et voyons où tout cela nous mène". C’est parfait, si ça marche, et c’est aux résultats qu’on jugera de la méthode. Mais attention cependant : qu'il ne vienne pas nous dire ensuite que c'est cette hypothèses de départ que ses résultats nous montrent...
Précisons. Là où il y a un problème, ce n'est pas quand un scientifique nous dit "On peut expliquer ceci / cela sans faire appel à des causes surnaturelles" ou bien "Tout se passe comme s'il existait tel objet dans la nature obéissant à telle loi mathématique, réagissant de telle façon". C'est bien quand il commence à dire : "La science nous prouve de jour en jour qu'il n'existe absolument aucune cause surnaturelle.", ou bien "Tout ce dont nous sommes constitués, ce sont des particules qui obéissent à des lois mathématiques". Il a le droit de le penser, d'en avoir la conviction à titre personnel, mais ce n'est pas ce que nous apprend la science.
Ce serait vrai si la science était complète, si elle savait tout expliquer. Alors, oui, on pourrait dire : "Nous avons fait le tour, et voilà, il n’y a pas de causes surnaturelles, c’est un certitude. D'ailleurs je peux prévoir avec certitude que dans 0,311 secondes, tu vas me dire 'c'est faux'. Et voilà, la preuve !". Mais ce n'est pas le cas aujourd'hui, et quelqu’un qui affirmerait que la science est complète, qu’elle explique tout sur tout, et que donc le postulat matérialiste est le seul postulat valable est un fieffé scientiste. Il outrepasse son magistère. Il pense être resté dans la science mais il est passé dans la métaphysique sans le savoir. Non, non, il ne s’agit pas d’un problème de démarcation entre la science et la métaphysique : il se permet de conclure ce qu’il a posé en prémisse. Il se trompe, et s'il se trompe, c'est parce qu'aujourd'hui, rien n'indique que la physique soit une discipline complète à même d'expliquer le monde des hommes aussi bien que celui des électrons.
La sociologie n'englobe pas la physique
En ce sens, Bruno Latour est un scientiste. Il aurait raison d’affirmer que la Démarcation entre la Raison et l’irrationnel (je lui emprunte les majuscule de dédain) est un mythe, qu’on peut la franchir comme on franchit la grande muraille de Chine, si seulement sa sociologie était complète. Mais l’est-elle ? Une physique fondée sur un postulat idéaliste, sans aucun aspect normatif, sans aucun critère du vrai, parviendrait-elle aux mêmes résultats ? On peut en douter. Suffit-il d’affirmer que les physiciens font "parler la nature" pour rendre compte de tous leurs résultats, faire les mêmes prédictions qu'eux, en obtenir de nouveaux ? La physique ne serait donc qu’un énorme stock d’expériences, ne serait-elle basée que sur la traçabilité de ses propres discours ? Loin s’en faut.
Non la sociologie de Bruno Latour n’explique pas tout, elle n’est pas une science complète. Elle aussi a son domaine d'application. Elle est convaincante quand elle démêle les relations entre les techniques et la politique, mais jamais elle ne nous convainc qu’il n’y a que ça, que nos connaissances scientifiques elles mêmes sont entièrement assimilables à une rhétorique, qu'elles sont un produit de la politique ni même que la politique exerce une quelconque influence sur nos théories scientifiques, ni que ces dernières sont logiquement indissociables des techniques. Oui, il y a parfois de la rhétorique dans le discours scientifique et de la politique dans sa pratique, mais non, la science n’est pas simplement cela. S’il ne nous en convainc pas, c’est parce que la sociologie, pas plus que la physique, d'ailleurs, n’est une science complète : ce n’est pas la sociologie qui nous explique comment réagissent les électrons, c'est la physique.
Pour dire les choses autrement, la physique est une connaissance tout comme la sociologie peut en être une, mais en aucun cas l’une ne peut être ainsi subordonnée à l’autre, au point de ne devenir tout entière qu’un "objet". Voilà pourquoi, en aucun cas, la sociologie ne peut nous apprendre de manière définitive que nos connaissances physiques sont confondues à la technique, pas plus que la biologie ne peut nous apprendre que la sociologie tout entière n’est qu’un système de structures cérébrales.
L'absence de norme est une norme
Il y a là un sérieux problème derrière cette prétention (plus ou moins avouée) à la complétude. Certes, sur un plan théorique, on ne peut pas reprocher à Bruno Latour d’être incohérent, et d’ailleurs, l’absence de démarcation entre l’argumentation et la rhétorique ne s’applique jamais aussi bien qu’à son propre discours (notamment quand il use de procédés tels que l’usage des majuscules pour discréditer les soi-disant "dogmes" d’on ne sait trop qui, ou, sans cesse, quand il prête à "on", c'est à dire à une quelconque communauté diffuse de matérialistes invétérés, toutes sortes de propos scandaleusement faux, ou encore à quelque idées philosophiques générales, celles de Descartes ou de Kant, l'origine de toute la modernité). Mais si vraiment cette absence de démarcation s’applique aussi bien à tous les discours, est-ce à dire que ce discours là, précisément, qui affirme qu'il n'y a pas de démarcation, a droit de citer sur tous les autres ? Pourquoi donc, contrairement aux autres, jouirait-il de ce statut particulier de "méta-discours" qui lui permet de juger des autres discours, d’affirmer qu’ils sont ou non rhétorique ? Au nom de quelle norme, puisque d’après ce même discours, aucune norme transcendante n’existe ?
Au fond le problème, c’est qu’aucune pratique scientifique ne peut se passer de norme ; non pas de normes transcendantes, mais de normes méthodologique, c’est à dire jouant le rôle de normes transcendantes sans l'être nécessairement (c'est à la philosophie qu'il relève d'en juger) et servant de cadre. Le danger n’est pas d’avoir des normes de vérité : on ne peut réellement s’en passer, et on ne s'en passe jamais réellement. Le plus grand danger est celui qui consiste à ignorer leur existence, leur rôle et à ne pas clarifier leur statut.
Bruno Latour est donc un scientiste, parce qu'il pose en norme l'absence de norme, et ce faisant ignore le statut normatif de ses propres postulats philosophiques. Comme tout scientiste, il imagine sa science complète (sinon dans les faits, au moins en puissance), ce qui lui permet d’élever ses hypothèses de travail au rang de vérités, de transformer le projet "étudions la vérité comme élément social" en une affirmation "la vérité est un élément social", et ainsi d’affirmer avec force que le monde désenchanté de la science (qu'il prête aux scientistes de l'autre bord) n’est qu’une fiction, comme s’ils venait de nous démontrer formellement ce qu’il a posé au départ. En quelque sorte, le post-modernisme est à la sociologie post-moderne ce que le positivisme fut aux sciences de la nature, et il est urgent qu’elle travaille à sa propre auto-critique, qu’elle distingue ce qui relève de sa méthode et de ses résultats.
C’est une excellente question. Mais pourquoi, diable, n’y répond-il pas ? N’est-ce pas justement ce qu’on attendrait de la sociologie : qu’elle nous fournisse une explication, des éléments de réponse, à ce type de questions ? Non pas qu’elle nous dise si c'est bien ou mal, ce qu’il faudrait qu’il y ait, selon elle -- qu’on juge des derniers résultats scientifiques dans les magazines comme on juge des derniers films en salle, ou pas -- mais pourquoi les choses sont ainsi et quels en sont les ressort ? Simplement, il semble que la réponse se situe au delà du paradigme que Bruno Latour s’impose et nous impose, puisqu’elle suppose que l’on parvienne à définir la vérité, donc à la distinguer d’autres valeurs, donc à la considérer pour autre chose qu’un discours parmi les autres, un simple élément du cosmos.
Nous souhaitons mettre le doigt sur le problème centrale de la sociologie de Bruno Latour (et d’autres qui suivent le même mouvement). S’il est incapable de nous dire pourquoi il n'existe pas de critiques de science, s'il pense qu'au contraire il pourrait et il devrait y en avoir, ce n’est pas parce qu’il aura conclu, à l’issu de longues recherches, qu’il n’existe aucune démarcation entre le discours rationnel et la rhétorique, entre la science et la politique ou la culture. C’est en réalité parce qu’il aura posé cette absence de démarcation comme hypothèse de travail.
Les fondations philosophiques d'une science
Entendons-nous bien : c’est tout à son honneur de procéder ainsi, et il en ressort des choses tout a fait intéressantes, passionnantes, pertinentes.
La méthode consiste à se placer dans le cadre d’une philosophie qu’on pourrait qualifier d’idéaliste, de la même façon dont les sciences de la nature se placent généralement dans le cadre d’une philosophie réaliste. Au lieu de travailler suivant le postulat qu’il existe une substance, un espace temps et des lois de mouvement, ou tout au moins un "monde réel" indépendant de notre subjectivité dont il convient d'étudier les ressorts, la sociologie nous propose de considérer divers objets, matériels ou non, dans des mondes multiples : des hommes, des idées, des croyances, des choses, des techniques... Dans ce cadre, voyons comment ces objets interagissent, s'influencent les uns les autres. Voyons comment le politique et le scientifique partagent à l’occasion des intérêts communs, comment l’un se sert de l’autre pour arriver à ses fins. Etudions les controverses, l’affrontement des discours, le combat des différents mondes.
C’est brillant, très instructif. On apprend plein de choses, y compris sur la manière dont se fait la science. L’hypothèse de travail s’avère donc fructueuse, son pouvoir explicatif bien réel (même s'il n'atteint pas encore celui des sciences de la nature), et il semble qu’effectivement nous vivions, d'une manière ou d'une autre, dans un monde peuplé de ces choses, humaines et non humaines, matérielles et immatérielles, qui interagissent entre elles et avec nous.
On pourrait débattre de la nature profonde de ces choses, mais là n'est pas la question. On ne peut pas reprocher à une discipline, quelle qu’elle soit, de fonder sa méthode sur une approche philosophique donnée, et surtout pas si cette méthode s’avère fructueuse. Ce qu’on peut lui reprocher, en revanche, c’est de prétendre obtenir des conclusions d’ordre philosophiques sur la base de ces résultats, c’est à dire de justifier une philosophie par ce qu’on en tire, c’est à dire de penser que les conséquences des prémisses sont des éléments de preuve de ces prémisses. Il ne s’agit pas d’un problème de démarcation entre philosophie et science. Il s’agit d’un problème de raisonnement.
La dérive scientiste
Partir du principe qu’il n’existe pas de norme du vrai, pas de démarcation entre un discours scientifique et un autre type de discours, que les connaissances scientifiques, les laboratoires et même les objets de la nature sont des éléments du monde humain à même d’interagir avec d’autres éléments issus de mondes différents ne me pose aucun problème tant qu’il s’agit d’une question de méthode. En quelque sorte, le sociologue nous dit "mettons de côté ces questions normatives qui différencient les discours scientifiques des autres discours, partons du principe qu’elles n’existent pas et voyons où tout cela nous mène" tout comme le physicien ou le biologiste nous dit "mettons de côté les causes surnaturelles et les explications ésotériques, partons du principe qu’elles n’existent pas et voyons où tout cela nous mène". C’est parfait, si ça marche, et c’est aux résultats qu’on jugera de la méthode. Mais attention cependant : qu'il ne vienne pas nous dire ensuite que c'est cette hypothèses de départ que ses résultats nous montrent...
Précisons. Là où il y a un problème, ce n'est pas quand un scientifique nous dit "On peut expliquer ceci / cela sans faire appel à des causes surnaturelles" ou bien "Tout se passe comme s'il existait tel objet dans la nature obéissant à telle loi mathématique, réagissant de telle façon". C'est bien quand il commence à dire : "La science nous prouve de jour en jour qu'il n'existe absolument aucune cause surnaturelle.", ou bien "Tout ce dont nous sommes constitués, ce sont des particules qui obéissent à des lois mathématiques". Il a le droit de le penser, d'en avoir la conviction à titre personnel, mais ce n'est pas ce que nous apprend la science.
Ce serait vrai si la science était complète, si elle savait tout expliquer. Alors, oui, on pourrait dire : "Nous avons fait le tour, et voilà, il n’y a pas de causes surnaturelles, c’est un certitude. D'ailleurs je peux prévoir avec certitude que dans 0,311 secondes, tu vas me dire 'c'est faux'. Et voilà, la preuve !". Mais ce n'est pas le cas aujourd'hui, et quelqu’un qui affirmerait que la science est complète, qu’elle explique tout sur tout, et que donc le postulat matérialiste est le seul postulat valable est un fieffé scientiste. Il outrepasse son magistère. Il pense être resté dans la science mais il est passé dans la métaphysique sans le savoir. Non, non, il ne s’agit pas d’un problème de démarcation entre la science et la métaphysique : il se permet de conclure ce qu’il a posé en prémisse. Il se trompe, et s'il se trompe, c'est parce qu'aujourd'hui, rien n'indique que la physique soit une discipline complète à même d'expliquer le monde des hommes aussi bien que celui des électrons.
La sociologie n'englobe pas la physique
En ce sens, Bruno Latour est un scientiste. Il aurait raison d’affirmer que la Démarcation entre la Raison et l’irrationnel (je lui emprunte les majuscule de dédain) est un mythe, qu’on peut la franchir comme on franchit la grande muraille de Chine, si seulement sa sociologie était complète. Mais l’est-elle ? Une physique fondée sur un postulat idéaliste, sans aucun aspect normatif, sans aucun critère du vrai, parviendrait-elle aux mêmes résultats ? On peut en douter. Suffit-il d’affirmer que les physiciens font "parler la nature" pour rendre compte de tous leurs résultats, faire les mêmes prédictions qu'eux, en obtenir de nouveaux ? La physique ne serait donc qu’un énorme stock d’expériences, ne serait-elle basée que sur la traçabilité de ses propres discours ? Loin s’en faut.
Non la sociologie de Bruno Latour n’explique pas tout, elle n’est pas une science complète. Elle aussi a son domaine d'application. Elle est convaincante quand elle démêle les relations entre les techniques et la politique, mais jamais elle ne nous convainc qu’il n’y a que ça, que nos connaissances scientifiques elles mêmes sont entièrement assimilables à une rhétorique, qu'elles sont un produit de la politique ni même que la politique exerce une quelconque influence sur nos théories scientifiques, ni que ces dernières sont logiquement indissociables des techniques. Oui, il y a parfois de la rhétorique dans le discours scientifique et de la politique dans sa pratique, mais non, la science n’est pas simplement cela. S’il ne nous en convainc pas, c’est parce que la sociologie, pas plus que la physique, d'ailleurs, n’est une science complète : ce n’est pas la sociologie qui nous explique comment réagissent les électrons, c'est la physique.
Pour dire les choses autrement, la physique est une connaissance tout comme la sociologie peut en être une, mais en aucun cas l’une ne peut être ainsi subordonnée à l’autre, au point de ne devenir tout entière qu’un "objet". Voilà pourquoi, en aucun cas, la sociologie ne peut nous apprendre de manière définitive que nos connaissances physiques sont confondues à la technique, pas plus que la biologie ne peut nous apprendre que la sociologie tout entière n’est qu’un système de structures cérébrales.
L'absence de norme est une norme
Il y a là un sérieux problème derrière cette prétention (plus ou moins avouée) à la complétude. Certes, sur un plan théorique, on ne peut pas reprocher à Bruno Latour d’être incohérent, et d’ailleurs, l’absence de démarcation entre l’argumentation et la rhétorique ne s’applique jamais aussi bien qu’à son propre discours (notamment quand il use de procédés tels que l’usage des majuscules pour discréditer les soi-disant "dogmes" d’on ne sait trop qui, ou, sans cesse, quand il prête à "on", c'est à dire à une quelconque communauté diffuse de matérialistes invétérés, toutes sortes de propos scandaleusement faux, ou encore à quelque idées philosophiques générales, celles de Descartes ou de Kant, l'origine de toute la modernité). Mais si vraiment cette absence de démarcation s’applique aussi bien à tous les discours, est-ce à dire que ce discours là, précisément, qui affirme qu'il n'y a pas de démarcation, a droit de citer sur tous les autres ? Pourquoi donc, contrairement aux autres, jouirait-il de ce statut particulier de "méta-discours" qui lui permet de juger des autres discours, d’affirmer qu’ils sont ou non rhétorique ? Au nom de quelle norme, puisque d’après ce même discours, aucune norme transcendante n’existe ?
Au fond le problème, c’est qu’aucune pratique scientifique ne peut se passer de norme ; non pas de normes transcendantes, mais de normes méthodologique, c’est à dire jouant le rôle de normes transcendantes sans l'être nécessairement (c'est à la philosophie qu'il relève d'en juger) et servant de cadre. Le danger n’est pas d’avoir des normes de vérité : on ne peut réellement s’en passer, et on ne s'en passe jamais réellement. Le plus grand danger est celui qui consiste à ignorer leur existence, leur rôle et à ne pas clarifier leur statut.
Bruno Latour est donc un scientiste, parce qu'il pose en norme l'absence de norme, et ce faisant ignore le statut normatif de ses propres postulats philosophiques. Comme tout scientiste, il imagine sa science complète (sinon dans les faits, au moins en puissance), ce qui lui permet d’élever ses hypothèses de travail au rang de vérités, de transformer le projet "étudions la vérité comme élément social" en une affirmation "la vérité est un élément social", et ainsi d’affirmer avec force que le monde désenchanté de la science (qu'il prête aux scientistes de l'autre bord) n’est qu’une fiction, comme s’ils venait de nous démontrer formellement ce qu’il a posé au départ. En quelque sorte, le post-modernisme est à la sociologie post-moderne ce que le positivisme fut aux sciences de la nature, et il est urgent qu’elle travaille à sa propre auto-critique, qu’elle distingue ce qui relève de sa méthode et de ses résultats.
Commentaires