Le relatif et l'absolu
- Y a-t-il quelque chose qui soit absolu, ou bien tout est relatif ? C’est à dire y a-t-il des choses qui existent en soi, indépendamment de leurs relations aux autres choses, ou bien est-ce que tout n’est que relation ?
- Il faut bien que quelque chose soit relié, non ? S’il n’y a que des relations, il n’y a rien qui existe vraiment je suppose...
- Mais exister en l’absence de relation, est-ce vraiment exister ? Comment dire d’une chose qu’elle existe ou non si elle n’est reliée à rien ? Est-ce qu’exister, être au monde, ça ne veut justement pas dire être relié à d’autres choses et ainsi pouvoir être observé ?
- Peut-être que certaines choses existent absolument, c’est à dire qu’elles ont certains attributs indépendamment de leurs relations, cependant que ces attributs ne peuvent être connus que par des relations. Ils existent par leurs relations mais en sont indépendants.
- Donne moi un exemple d’un tel attribut absolu.
- Par exemple le ciel est bleu, que je le regarde ou non.
- Le crois-tu ? Le bleu du ciel n’est il pas dépendant de tes sens ? Comment sauras-tu que ton voisin en a la même perception ?
- Je veux dire que les rayons lumineux provenant du ciel possèdent une caractéristique absolue qui me les fait voir bleu.
- Et comment sais-tu qu’une telle caractéristique existe ?
- C’est une caractéristique scientifique. On peut dire que les caractéristiques scientifiques des objets sont absolues, parce qu’on peut les mettre en évidence de manière objective, indépendamment des relations de cet objet aux autres, indépendamment de nos subjectivités. En l’occurrence, je peux mesurer la longueur d’onde d’un rayon lumineux. Par exemple, je peux mesurer sa déviation par un prisme.
- Tu ramène donc cette propriété à une longueur d’onde. Tu considère donc que la longueur est un exemple de caractéristique absolu des choses ?
- Oui
- Mais c’est faux, la longueur est relative au référentiel. Einstein nous l’a montré. Si le prisme se déplace par rapport au rayon lumineux, il ne le déviera pas de la même façon. D’ailleurs si toi même tu te déplaçais suffisamment vite, tu ne verrais plus le ciel bleu.
- C’est vrai, mais on peut sans doute trouver des caractéristiques absolues dans la matière...
- La position, le temps et la vitesse sont des quantités relatives, et l’accélération elle même, puisqu’elle est indiscernable de la gravitation. Tout ce que nous pourrions pensé absolu de prime abord (le haut et le bas, la position de la terre) s’est avéré être relatif.
- L’énergie ou la masse ne caractérisent-elle pas l’existence absolue d’une particule ?
- Comment détecter une énergie ou une masse, si ce n’est par le mouvement relatif des choses ?
- D’accord, tu as gagné, je veux bien admettre que les caractéristiques scientifiques sont relationnelles. Peut être que le monde n’est qu’un tissu de relations, mais ces relations, elles, existent absolument. Cet objet n’a peut être pas de position ni de vitesse absolue, mais sa position et sa vitesse relativement à cet autre objet est une chose absolue, et de ce fait, la façon dont ce rayon est dévié par ce prisme, compte tenu de leurs vitesses relatives, est absolue.
- En est tu sûr ?
- Certains. Chacun peut la mesurer, et nous tomberons tous d’accord la dessus. Etant donné ce prisme posé sur la terre, un rayon du ciel sera dévié d’autant. C’est une donnée objective. Si c’était faux, jamais nous n’aurions pu faire science.
- Si ces relations de positions et de vitesse sont absolues, alors peut-on en théorie en obtenir une mesure infiniment précise ? C’est à dire, peut-on se rapprocher indéfiniment d’une précision absolue de la longueur d’onde de ton rayon de ciel bleu dans le référentiel du prisme ? Et peut-on considérer que les valeurs obtenues ne dépendent pas de la façon dont on les mesure ?
- Je suppose...
- Pourtant c’est faux, et cette fois c’est la physique quantique qui nous l’apprend. Il n’existe pas de tels propriétés absolues, celles-ci sont relatives au contexte au sein duquel un objet est mesuré.
- Un objet a bien une position... On peut se mettre d’accord sur elle.
- Oui, mais elle est toujours approximative, et elle se définit relativement à l’environnement de cet objet. Nous nous mettons d’accord sur cette position parce que nous sommes reliés entre nous, et à cet objet. Sa position dans le tissu de nos relations n’est pas objective, mais intersubjective.
- La valeur de la position - qui est une propriété relative - est donc elle même relative à l’environnement qui la mesure ?
- Disons qu’elle n’est prévisible que statistiquement et que sa définition est contextuelle, c’est à dire qu’elle dépend du fait qu’on la mesure ou non. Une théorie qui voudrait fixer des valeurs absolues, non contextuelles, préexistantes, à ce que l’on mesure serait nécessairement incohérente.
- Bon, mettons. Mais puisque de ton propre aveu ces valeurs sont statistiquement prévisible, c’est qu’il existe des lois scientifiques reliant et prédisant ces valeurs possibles. Ces lois ne sont-elles pas absolues ?
- Comment savoir si ces lois sont définitives ? N’ont-elles pas déjà été reformulées par le passé, ne sommes nous pas déjà passé d’une théorie à une autre ? Ces lois ne sont-elles donc pas relative à l’ensemble des mesures que nous avons pu faire par le passé ? Et n’envisages-tu pas que tout comme le bleu, nous ne disposions pas de moyen d’être certain que ces lois correspondent pour chacun d’entre nous à une chose unique ? En fin de compte, ces lois n’existent-elles pas seulement à l’intérieur de nos cerveaux ? Ne sont-elles pas relatives à l’ensemble de nos expériences, et à notre manière d’appréhender le réel ? Comme un élément de notre cerveau pourrait être absolu si rien de ce qui existe ne semble exister absolument ? Peut-être ces lois absolues existent-elles. Alors il semble que nous nous dirigions vers une doctrine platonicienne...
- Peut être, peut être... Mais peut-être ne sommes nous pas obligé d’aller jusque là. Car enfin, que le résultat d’une mesure dépende du contexte, admettons, mais une fois ce résultat fixé, voilà qu’il existe absolument et que je peux le partager avec d’autres. Il est devenu objectif, absolument fixé...
- Qu’en sais-tu ?
- Je le sais parce que j’en ai l’expérience subjective. Les élements de cette expérience existent absolument. Je reviens au point de départ : le ciel est bleu, il m’apparait bleu, voilà qui est absolu.
- Cette expérience est relative au ciel, n’est-ce pas ? C’est encore une relation.
- Certes, mais encore une fois, c’est cette relation qui existe dans l’absolu. Ce bleu de mon expérience, qui est une relation au ciel, à mes sens ou à certains modules cognitifs de mon cerveau, peu importe, est absolument réel.
- Cette chose peut-elle être qualifiée d’objective si elle est privée, inexprimable à autrui ? Une expérience ne disparait-elle pas aussitôt qu’elle est apparue ? Si le bleu t’apparait juste un instant, combien de temps pourras-tu le maintenir en ton esprit avant que le doute ne s’installe de nouveau sur ce que tu as vraiment vu ? Cette evanescence s’est-elle pas la marque d’une pure relativité ?
- Je peux en obtenir une trace, je peux l’enregistrer, le mémoriser.
- Tu ne fait que reporter le problème de l’expérience directe d’un événement à l’expérience de sa trace. Par ailleurs, si tu vois du bleu, n’est pas uniquement parce que tu es capable de reconnaître ce bleu ? N’est-il donc pas relatif à ton système cognitif, à tes expériences passées qui l’ont construit - tout comme nos lois de la nature sont relatives à l’ensemble de nos expériences passées ?
- Le bleu est le bleu. Il est absolument bleu. Comment en douter ?
- Questionnons nous sur l’origine de ces qualités. T’es-tu déjà demandé s’il était possible qu’un jour tu percoive une nouvelle couleur ou un nouveau goût qui t’étais inconnu ? En réalité il n’y a là rien d’impossible, mais ce nouveau goût ne t'apparaîtra pas en premier lieu comme une chose nouvelle. Simplement tu apprendras à distinguer des goûts que tu confondais jusqu’alors, et chacun d’eux mènera une trajectoire différente dans tes représentations, qui se renforceront dans leur distinction. Une nouvelle qualité ne peut venir de nulle part, sans quoi elle ne s’appuierait sur rien. Elle ne trouve son origine que dans le contraste. Prenant les choses dans l’autre sens, il est possible d’imaginer que le bleu n’existe que comme contraste avec le jaune, et le rouge comme contraste du vert, puisque c’est apparemment suivant ces deux axes que nos appareils cognitifs interprètent les teintes. Il est possible que ces deux axes existent en contraste l’un par rapport à l’autre, que la teinte existe par contraste avec la luminosité, la couleur par contraste avec les autres sensations, les sensations par contraste avec les émotions et ainsi de suite pour former l’espace complet de nos perceptions possibles. Nos concepts n’existent alors que comme relations et combinaisons de ces perceptions, puis comme relations entre concepts, et ainsi de suite. Il est possible que l’ensemble de notre espace mental ne soit que le résultat de différenciations successives, puis de recombinaisons, lui même un réseau de relations à partir d’une expérience originelle qui est l’indifférence pure, le vide.
- Dans ce cas tout est relatif... Et ceci est une vérité absolue.
- En es-tu certain ?
- N’est-ce pas ce que tu essaie de me dire ?
- Je n’ai fait que nier qu’on puisse déterminer quoi que soit qui soit absolu, mais en indiquant qu’une issue platonicienne était toujours possible. En effet il semble que les traces, les stabilités existent, au moins temporairement, que nos connaissances convergent, s’accumulent. N’est-ce pas là la marque de quelque chose d’absolu vers lequel nous tendons ?
Commentaires
Mais tu évoques autre chose, qui à mon avis pourrait aussi bien être qualifié d’absolu : « Il est possible que l’ensemble de notre espace mental ne soit que le résultat de différenciations successives, puis de recombinaisons, lui même un réseau de relations à partir d’une expérience originelle qui est l’indifférence pure, le vide. » Dans le Timée (49-a), Platon parle de la matrice, elle est absolument indéterminée, et c’est en elle que s’inscrivent les formes, constituant ainsi le devenir. Aristote parle aussi d’une matière première, qu’il faut penser comme substrat de tout changement (Physique, I, 7-14). On pourrait aussi mentionner la chose en soi de Kant, qui est absolument inconnue.
On a alors deux figures de l’absolu. D’un côté, l’univers platonicien, c’est l’absolument déterminé. De l’autre, la matière première, ou encore le vide, l’indifférence absolue : c’est l’absolument indéterminé.
Ce qui m’intéresse, c’est que tu décrives une expérience originelle du vide (ce sont tes mots). Ca me paraît difficile de nier qu’on ait une telle expérience. En quoi est-elle originelle ? Je la renverrais bien au traumatisme de la naissance. L’expérience originelle du vide serait alors la projection symbolique de la vie intra-utérine. On aurait alors un absolu, mais compris symboliquement.
Toute ta note est comme traversée par une nostalgie de l’absolu, et elle se conclut symptomatiquement par un peut-être. Pourtant, je crois trouver, dans l’expérience que tu décris du vide, une articulation de la science avec un absolu. Si l’absolu est originellement ce dont on a une expérience affective, alors il relève d’autre chose que de la théorie (et l’ontologie est cette connaissance prétendument théorique de l’absolu). Mais le désir d’absolu peut néanmoins être le moteur de la recherche théorique : on pourrait croire que l’absolu est le terme vers lequel tend la recherche scientifique, il en est en réalité l’origine.
Si je dis qu'il s'agit d'une expérience originelle, c'est simplement parce que différencier les choses est un apprentissage. Les enfants différencient moins de chose que les adultes. L'origine de l'existence, avant la conscience, c'est donc l'indifférence.
Il me semble qu'effectivement le désir d'absolu est le moteur de la connaissance scientifique (et puisque c'est un désir, son objet constitue le terme vers lequel on tend...)