Quelle place pour les valeurs en science ?

On fait parfois la différence entre valeurs épistémiques (ce qui fait qu'une théorie est bonne ou mauvaise selon des critères rationnels ou scientifiques) et valeurs contextuelles (ce qui fait qu'une chose est bonne ou mauvaise vis-à-vis de la morale, d'un contexte social ou d'intérêts particuliers).

Il peut y avoir cette idée, parfois critiquée en philosophie, que la science "pure" est "neutre", ou devrait l'être, qu'elle ne devrait être mue que par des valeurs épistémiques. Son but serait de produire de bonnes théories, de bonnes connaissances, indépendamment de considérations morales, sociales ou subjectives. L'intervention de valeurs contextuelles serait un obstacle à la recherche d'objectivité, valeur cardinale en science.

Ces questions sont liées à celles concernant la responsabilité des scientifiques. Peut-on par exemple défendre l'idée que la science, seulement mue par une recherche du vrai, n'a aucune responsabilité quant aux applications possibles issues de ces recherches ? La science n'est ni bonne ni mauvaise, seul ce qu'on en fait peut l'être ? Toute connaissance, quel que soit le sujet, est-elle bonne à prendre tant qu'elle répond à des critères de qualité épistémique ?

À ce titre on peut distinguer plusieurs phases d'une recherche : il semble que des valeurs contextuelles puissent en effet interférer négativement avec les valeurs épistémiques s'il s'agit de produire les données expérimentales "qui nous arrange" ou de sélectionner les hypothèses "qui nous arrangent", mais il est a priori acceptable voire souhaitable que le choix d'un sujet de recherche soit basé sur des valeurs contextuelles : un intérêt intellectuel pour une question ou un problème, peut-être partagé par la communauté scientifique, ou bien un besoin social (soigner le cancer), et de même pour les applications. Cela tient à ce que les valeurs épistémiques ne sont pas prescriptives sur ces aspects. Cependant les valeurs contextuelles peuvent aussi affecter les standards de précision dans la production de données, les méthodes choisies (par exemple l'expérimentation animale) et la prise en compte de certaines contraintes pratiques dans le choix des hypothèses à tester ou la gestion du risque au moment de tirer des conclusions d'une expérience et donc tout ceci est plus complexe qu'il n'y paraît. Pour cette raison, certains affirment que l'intervention de valeurs contextuelles est inévitable en science, et pas forcément une mauvaise chose, et que plutôt que d'éliminer les valeurs, il faudrait les rendre explicites pour qu'elle puissent être discutées par la communauté, au delà de la sphère scientifique. (voir l'entrée de l'Encyclopédie Stanford sur l'objectivité)

Dans tous les cas on peut déjà dire que le choix d'un sujet de recherche ou les applications ne sont pas a priori "neutres" du point de vue des valeurs sociales et qu'il n'y a aucune raison qu'ils le soient. Et cette absence de neutralité implique a priori une forme de responsabilité : l'idée que la science non appliquée, si ses résultats sont destinés à être rendus publics, serait un outil neutre est assez discutable (on peut faire un parallèle avec les arguments douteux défendant le libre accès aux armes à feux du type : ce ne sont pas les armes qui tuent mais les gens). Il ne semble pas, pour prendre un exemple extrême, que faire des recherches sur le type de virus qui pourrait décimer exclusivement une catégorie ethnique de la population, même si cette recherche est menée "par simple curiosité" (ce qui déjà peut sembler douteux), soit une très bonne idée d'un point de vue éthique. A priori, un chercheur devrait se questionner sur les applications potentielles de ses recherches.

Ceci dit, il semble bien y avoir une distinction pertinente entre science et technologie, ou entre science théorique et science appliquée, et on pourrait souhaiter que la première jouisse d'une autonomie plus importante dans ses choix de recherche. Dans cette article, je souhaite me pencher sur cette distinction, et sur celle, liée, entre valeur épistémique et contextuelle.

Science et technologie, faits et valeurs

Derrière l'idée de valeur épistémique, il semble y avoir l'idée que l'on peut être mû par un pur intérêt intellectuel : on veut juste "comprendre le monde" de manière "désintéressée", sans chercher à changer le monde en fonction de nos désirs. C'est ce qui différencierait par exemple la science "pure" de la technologie, qui viserait à agir sur le monde.

On peut faire reposer cette distinction sur d'autres : celle entre fait et valeur (ou celle entre descriptif et normatif), ou encore celle entre savoir-faire et savoir-que. L'idée principale est qu'il y aurait une "direction de l'ajustement" différente : dans un cas, on veut ajuster nos représentations (nos croyances) au monde, on veut décrire les faits. Si nos représentations ne correspondent pas au monde, c'est qu'il faut les changer (elles sont fausses). C'est la science, mue par des valeurs purement épistémiques. Dans l'autre, on veut ajuster le monde à nos représentations (à nos désirs), et s'il y a défaut de correspondance, c'est le monde qu'il faut changer (il est mauvais). C'est la technologie, mue par des valeurs contextuelles. Cette idée que la science serait du côté de la description et la technologie du côté de l'action est suffisamment commune pour être reléguée dans l'entrée de l'Encyclopédie Stanford sur la technologie, et elle a certainement le mérite d'être intuitive.

Remarquons cependant qu'il existe des technologies visant seulement à observer le monde (les microscopes et télescopes par exemple). Il me semble également que certaines disciplines théoriques ne visent pas particulièrement à décrire le monde : par exemple l'informatique théorique, très proche des mathématiques, ou encore la théorie du choix rationnel. Ces disciplines semblent concerner des actions possibles plutôt que de décrire des phénomènes naturels. Il y a aussi des cas plus ambigus, comme la thermodynamique : cette discipline apparemment descriptive a initialement été développée dans le cadre d'applications technologiques (les machines à vapeur, lire à ce sujet "Representing and intervening de Hacking), et un concept comme celui d'entropie se comprend assez naturellement en termes de quantité de travail disponible, c'est à dire en des termes centrés sur des actions possibles.

Alors les choses sont-elles si simples ? Une distinction entre science et technologie, ou entre valeurs épistémiques et contextuelles, en ces termes me semble être difficile à maintenir, et je voudrais défendre qu'il existe plutôt une gradation dans le "désintérêt" (terme mal approprié) qui caractérise la science pure, et que la bonne manière de la comprendre n'est pas en termes de direction de l'ajustement, mais plutôt en termes d'abstraction.

La distinction entre fait et valeur en question

Putnam a critiqué la distinction entre fait et valeur, arguant que des termes comme "cruel" sont "épais", c'est à dire à la fois descriptifs et normatifs, et ce de manière indissociable (j'en avait parlé ici). C'est peut-être le cas de termes scientifiques comme "biodiversité", connoté positivement, voire "mâle" et "femelle". Remarquons que c'est plus difficile à avaler à propos de termes comme "gène" ou "électron", et j'espère expliquer pourquoi c'est le cas un peu plus loin (mais peut-être sont-ils eux aussi chargés, en un sens, de "valeurs" plus abstraites, comme le réductionnisme explicatif.)

On trouve aussi en philosophie du langage une tradition pragmatiste qui s'oppose à l'analyse de la signification des énoncés en termes de pures conditions de vérité, au sens de correspondance au monde.

On peut saisir ces idées par les slogans : "la signification c'est l'usage" ou "parler c'est agir". Parmi les arguments en faveur de cette tradition, il y a le fait que certains énoncés comme "merci", "va-t-en", "je vous déclare mari et femme", "je te promet de te rendre tes 20€" ne sont pas analysables en termes de conditions de vérité : ils ne décrivent rien. À l'inverse, les énoncés descriptifs sont analysables, une fois mis en contextes, en termes d'intention de la part du locuteur : ils servent un but (par exemple "il y a du café sur la table" peut s'interpréter comme une invitation à se servir). On parle à ce sujet de performativité. L'analyse pragmatique serait donc plus générale. Mais la pragmatique radicale va plus loin, affirmant que les composantes descriptives et normatives ne peuvent pas nécessairement être distinguées strictement, notamment parce que les intentions et le contexte peuvent moduler la signification des mots : il n'y aurait pas de signification hors contexte, au mieux un "potentiel de signification".

Peut-on appliquer ces idées à la science ? Le vocabulaire théorique est-il connoté, chargé de valeurs contextuelles ? Est-ce que "parler" (décrire) en science, c'est agir, ou peut-être pousser à certaines actions ?

Si ces deux composants normatives et descriptives sont parfois mêlées, on peut penser que certains énoncés sont "plus descriptifs" et d'autres "plus normatifs" et que la science se trouve plutôt du côté descriptif : après tout, énoncer les lois de Newton ne pousse pas particulièrement à agir d'une manière précise. On peut aussi remarquer que l'activité scientifique vise souvent à s'affranchir de contextes particuliers pour acquérir une certaine stabilité, par exemple par la reproduction de résultats par des équipes indépendantes ou leur corroboration par différentes méthodes, et donc, peut-on présumer, l'activité scientifique vise en général à s'affranchir d'intentions particulières. Voilà qui pourrait appuyer l'idée que la science "pure" est orientée vers la description plutôt que vers l'action.

S'il y a une part de vérité dans ces remarques, je pense que c'est une erreur de penser en termes de dichotomie entre la description et l'action. Après tout, un pragmatiste radical pourrait aussi bien inférer de ces mêmes remarques que les théories les plus fondamentales, en ce qu'elles sont décorrélées de contextes particuliers, sont tout simplement dénuées de signification (comprises en termes de conditions de vérité), qu'elles ont au mieux un potentiel de signification... Et donc qu'elles ne sont pas particulièrement du côté de la description. Une conclusion qui, certes, ne plaira pas aux réalistes.

Sans forcément aller aussi loin, je pense qu'on peut montrer que la direction de l'ajustement n'est jamais uni-directionnel, que ce soit en science théorique ou appliquée, si bien que ce critère est inadéquat.

La direction d'ajustement est-elle pertinente pour différencier science et technologie ?

Considérons d'abord le cas d'une activité purement non appliquée : celle d'un physicien ou d'un biologiste qui travaille, depuis son bureau, à développer de nouvelles théories. Il est clair que ce scientifique voudra ajuster sa théorie au monde. Mais cet ajustement est au mieux indirect : ce dont il tiendra compte pour élaborer sa théorie, ce ne sera pas en général des expériences concrètes particulières, mais plutôt éventuellement des lois expérimentales générales dégagées de différentes expériences, et en général surtout des problèmes conceptuels à résoudre, d'autres théories et concepts bien acceptées, ou parfois des principes métaphysiques comme le réductionnisme. Il est bien connu qu'une expérience contradictoire ne suffit pas en général à réfuter une théorie (elle réfute plutôt un modèle de cette théorie), et donc l'ajustement de la théorie au monde n'est jamais direct.

On peut donc dire que la théorie s'ajuste non pas au monde directement, mais à d'autres représentations : il s'agit d'un ajustement abstrait, par la médiation de représentations plus proches de l'expérience directe.

Et partant de ce principe que l'ajustement peut opérer dans un milieu abstrait, il est clair que la direction de l'ajustement va aussi dans la direction opposée : d'autres théories, croyances, représentations, seront affectées par le fait d'accepter la théorie, parfois y compris hors de la sphère scientifique. L'influence de la théorie de l'évolution dans la sphère culturelle est, à ce titre, notoire. Il y a un sens à dire, suivant les thèmes de la pragmatique, qu'une théorie, même abstraite, est performative : elle vise à changer notre façon de penser.

Il n'est pas clair qu'en bout de chaîne, une théorie donnée portera sur ses phénomènes observables possibles plus que sur des actions possibles. Une théorie scientifique a ceci de particulier qu'elle peut servir à agir sur ou à décrire un ensemble extrêmement varié d'objets, dans de nombreux contextes, ce d'autant plus qu'elle est abstraite (mais évidemment chacun de ces contextes d'application sera enrichi de descriptions et de normes contextuelles pour pouvoir avoir une portée concrète). N'importe quelle théorie suffisamment abstraite semble à même de régimenter aussi bien des phénomènes ou observations possibles que des actions possibles.

En somme, si l'on comprend descriptif et normatif en termes concrets, une théorie abstraite ne penche pas plus du côté descriptif que normatif : elle est aussi déconnectée d'actions concrètes qu'elle l'est d'observations concrètes. Il faut toujours amener des aspects contextuels pour la connecter avec des activités concrètes. Mais si l'on accepte de prendre en compte des ajustements plus abstraits et indirects, internes à nos représentations, alors cette théorie est à la fois descriptive et normative : elle s'appuie sur d'autres représentations connectées au monde, mais elle structure également nos représentations, en fournissant ce que ses adeptes considèrent être les "bons" concepts, et donc elle influence indirectement nos actions.

Considérons maintenant un ingénieur en train d'appliquer des résultats théoriques pour développer une technologie. Il est clair que cet ingénieur va tenter d'ajuster le monde à ses représentations. Il disposera d'un modèle duquel il pourra inférer que telle action ou telle configuration donnera tel ou tel résultat. Il va essayer d'implémenter ces actions. Mais il serait illusoire de penser que son modèle est une simple application de la théorie suivant une recette algorithmique. Le modèle intégrera des aspects propre au contexte, à l'objet d'étude. Il impliquera de mesurer certains paramètres, de calibrer des instruments. Il impliquera même souvent de faire des expériences pour déterminer des lois, des relations entre différentes quantités, comme la résistance de tel ou tel matériau, que la théorie ne peut déterminer directement parce que trop de facteurs contextuels sont impliqués (lire à ce sujet "Models as mediators", de Morgan et Morrison). Autrement dit, l'ingénieur va ajuster son modèle à la cible particulière qui l'intéresse exactement comme peut le faire un scientifique : encore une fois, l'ajustement fonctionne dans les deux sens. Son modèle est à la fois descriptif et normatif.

Peut-on s'intéresser à un objet particulier sans être dans la technologie ?

La direction d'ajustement n'est donc pas pertinente pour différencier science et technologie, ou normes épistémiques et contextuelles. S'il est vrai que la technologie agit plus directement sur le monde qu'une activité théorique, ce semble être en vertu du fait qu'elle s'intéresse à des objets plus particuliers dans des contextes plus particuliers : ce qui est en cause est le niveau d'abstraction, et non le fait d'agir en soi.

On pourrait émettre des objections à cette manière de voir les choses. Est-ce que le fait de s'intéresser à un objet concret implique d'emblée une action sur le monde ? N'est-ce pas plutôt, à l'inverse, l'action sur le monde qui suppose qu'on s'intéresse à des objets particuliers ? N'y a-t-il pas deux dimensions : l'une abstrait-concret et l'autre normatif-descriptif ?

Il existe certainement des cas où l'on s'intéresse à décrire des objets très particuliers dans des circonstances très particulières sans forcément avoir pour intention principale d'agir sur ces objets ni de les utiliser, et notamment quand un objet particulier est le représentant d'une classe plus générale, et qu'on souhaite acquérir des connaissances générales sur cette classe. C'est le cas, par exemple, quand on mène une expérience particulière pour tester une hypothèse scientifique : ce n'est pas l'expérience en soi qui nous intéresse, mais ce que le résultat implique en général pour notre hypothèse. Ces activités sont bien concrètes, mais ne compte pas vraiment pour des activités technologiques. Elles semblent suivre un pur intérêt intellectuel envers l'objet.

Mais remarquons que dans ces cas il faudra en général agir : contrôler l'objet de l'expérience pour s'assurer qu'il représente bien sa classe. Et ceci se fera par la méditation de technologies. L'expérimentation scientifique est aujourd'hui pratiquement impossible sans technologie. La performativité, l'ajustement du monde pour répondre à nos désirs, est donc toujours présente. Ce qui semble caractériser ce type d'activité expérimentale, et la distinguer du développement technologique en tant que tel, c'est le fait que les intentions finales sont abstraites, et que les valeurs impliquées ne sont pas contextuelles, mais ce n'est pas une question de direction d'ajustement. Encore une fois la distinction pertinente me semble être l'axe abstrait concret : l'objet particulier nous intéresse en tant que représentant d'une classe abstraite, c'est pourquoi ce n'est pas un réel cas de technologie ou de science appliqué, même si on aura besoin de technologie pour réaliser l'expérience, comme on a besoin de descriptions particulières pour faire des inférences générales.

On peut donc qualifier la conclusion de la section précédente : ce qui caractérise la technologie n'est pas qu'elle implique des activités portant sur des objets concrets particuliers, mais que la finalité de ces activités porte sur ces objets concrets eux même, ou du moins sur une classe réduite d'objets et de contextes du même type, quand une activité théorique a pour finalité de porter sur une classe d'objets et une variété de contextes plus larges.

Si l'on s'intéresse à un objet particulier pour lui même, et non pour la classe à laquelle il appartient, je n'imagine pas d'autres raisons possibles que de vouloir agir d'une manière ou d'une autre sur cette objet ou de l'utiliser pour d'autres actions, et en général, il faudra, pour réellement connaître cet objet, apprendre à le manipuler. Dans le cas d'objets particuliers, la connaissance et l'action vont généralement de pair. Ici, les remarques issues de la philosophie du langage mentionnées plus haut deviennent pertinente : le fait de s'intéresser à cet objet et de le décrire ne peut être anodin, pas plus que de lancer "il y a du café sur la table" quand quelqu'un entre dans une pièce ne peut être anodin. Et plus l'intérêt porte sur des classes particuliers d'objets et des contextes particuliers, plus cela suppose une volonté d'action concrète. Et plus cela nous rapproche de la technologie (ou a minima de la technique). Le pur intérêt intellectuel doit avoir une portée plus générale.

À la lumière de ceci, on peut comprendre, il me semble, pourquoi certains concepts, comme celui d'électron, sont moins teintés de normativité que d'autres, comme celui de biodiversité, en ces termes, au moins en partie : ils ont un degré de généralité plus important, et donc sont moins poreux aux aspects contextuels. S'ils sont "épais", ce sont des valeurs abstraites qu'ils intégreront.

Implications éthiques

Je pense donc que la notion importante pour comprendre la distinction entre science et technologie est celle du niveau d'abstraction. Quand on parle de recherche "désintéressée", il faudrait dire que cette recherche ne s'intéresse pas à des objets très précis, mais à des généralités. Tout choix d'un sujet de recherche est intéressé (sinon on ne le choisirait pas) mais il existe des intérêts abstraits et d'autres plus concrets. Ceux-ci sont associés à des valeurs abstraites (la recherche de vérité) ou concrètes (soigner le cancer) et à des descriptions abstraites ou concrètes des phénomènes. Et ceci implique un ajustement dans les deux sens, soit depuis et vers d'autres représentations, soit depuis et vers le monde directement.

Je ne veux pas dire par là qu'il n'existe aucune distinction pertinente entre descriptif et normatif, ou entre croyance et désir : seulement que de manière générale les deux sont impliqués dans une quelconque activité, qu'elle soit abstraite ou concrète, et que de ce fait, cette distinction ne peut vraiment nous aider à faire la différence entre science et technologie. La seule différence tient au caractère abstrait de nos intentions.

On peut appliquer la même logique aux valeurs épistémiques et contextuelles. Les premières s'appliquent seulement à des objets plus abstraits que les secondes. Elles ont donc un domaine d'application plus large : elles ne supposent pas un intérêt pour un type d'objet particulier, et je dirais que ça leur permet de jouir d'une certaine autorité sur les autres valeurs, puisqu'elles s'appliquent en principe quel que soit le contexte. Un intérêt particulier ne devrait pas nous faire abandonner les principes de rationalité les plus généraux. (mais on peut envisager plusieurs niveaux d'abstraction : les principes de rationalité, les méthodes empiriques en générale (méthodes statistiques etc), les méthodes et centres d'intérêts spécifiques à une discipline, les techniques, questions et pratiques propres à un objet d'étude, ou les contraintes liées à un contexte donné).

Quelles conséquences pour le débat sur les valeurs en science ?

La conséquence directe est qu'il est en effet illusoire de s'affranchir de valeurs en science. Les valeurs sont présentes de part en part à tous les niveaux d'abstraction, toute activité est intentionnelle et vise à changer le monde, et il n'existe pas de limite tranchée entre deux types de valeurs. Ceci dit les valeurs épistémiques, plus abstraites et générales, sont déjà largement ouvertes à la discussion, quand les scientifiques discutent du bien fondé de leurs méthodes par exemple.

Les valeurs contextuelles sont liées à des intérêts envers des objets ou aspects plus particuliers du monde. Elles sont beaucoup moins explicites en science mais jouent sur les problématiques de financement : quelles recherches méritent l'intérêt, et quelles recherches n'en méritent pas ? On peut comprendre qu'elles soient moins discutées explicitement, car moins facilement partagées : à chacun ses intérêts. Mais a priori, ces jugements pourraient être soumis, dans une certaine mesure, à des discussions d'ordre éthique, éventuellement avec le reste de la société.

Ceci dit, il y a bien un sens à dire que certaines recherches théoriques "pures" ont moins d'implications éthiques parce qu'elles sont plus abstraites. Cela implique qu'elles sont compatibles avec de nombreux contextes et objets, donc avec des applications bonnes ou mauvaises, et en ce sens elles jouissent d'une certaine neutralité. Leur performativité est abstraite. On qualifie parfois ce type de recherche d'inutiles (comme on peut qualifier la philosophie d'inutile) en vertu de ce degré d'abstraction. C'est simplement qu'elles ont une utilité plus générale, donc moins tangible. Je vois beaucoup moins de raison de soumettre ce type de recherche à des discussions éthiques, étant donné que les valeurs qui les concernent sont principalement épistémiques, et donc plus générales, dans leurs objets, que les valeurs morales (la morale doit respecter les principes de rationalité, et même je dirais les principes d'une bonne enquête empirique plutôt que de les soumettre).

Il est peut-être possible d'affiner ces considérations mais je dirais, en somme, que s'appuyer sur la notion de niveau d'abstraction permet de rendre compte de manière appropriée de l'autorité de valeurs épistémiques en science, de la gradation entre science et technologie, de la façon dont la science modifie le monde, et du rôle que peuvent jouer les valeurs plus contextuelles dans les choix de domaine de recherche. Il me semble que c'est une bonne façon de comprendre le fonctionnement de la science.

Commentaires

Antoine a dit…
« L'influence de la théorie de l'évolution dans la sphère culturelle est, à ce titre, notoire. Il y a un sens à dire, suivant les thèmes de la pragmatique, qu'une théorie, même abstraite, est performative : elle vise à changer notre façon de penser. »

J'avoue que je ne comprends pas cette affirmation. Une théorie « vise » avant tout à mieux comprendre le monde. Qu'elle change notre façon de penser en est une conséquence peut-être inévitable (et même flatteuse pour son auteur), mais j'ai l'impression que vous confondez conséquence et intention.

Pour dire les choses autrement, je doute que Darwin se soit un jour réveillé en se disant : « j'ai envie de changer notre façon de penser, qu'est-ce que je vais bien pouvoir théoriser à cette fin ? ».

Du reste, l'influence de la théorie de l'évolution dans la sphère culturelle est grande, mais est-ce l'influence que les théoriciens de l'évolution auraient aimé lui donner ? Ils n'ont pas beaucoup eu leur mot à dire sur la façon dont l'évolutionnisme a été galvaudé, récupéré, détourné. Certains d'entre eux auraient peut-être préféré une moindre influence...

L'« influence » d'une théorie scientifique semble donc loin d'être du même type que celle d'un énoncé du type « je vous proclame mari et femme », non ?

Enfin, certes, les scientifiques ne sont pas forcément des gens désintéressés aux intentions « pures », mais une carrière scientifique est un tel investissement personnel qu'il est probablement rare de s'y consacrer sans accorder une grande importance à l'idéal d'une science visant à mieux comprendre le monde. On ne s'engage pas dans une carrière scientifique sur la base d'une motivation telle que « je veux changer notre façon de penser ».
Quentin a dit…
Vous avez raison qu'il serait abusif de voir l'énonciation d'une théorie comme un énoncé directement performatif du type "je vous déclare mari et femme", et que l'influence de la théorie de l'évolution dans la sphère culturelle n'était pas particulièrement visée par Darwin, peut-être l'inverse. Ceci dit, Austin a assez rapidement proposé d'étendre la notion de performativité aux affirmations, avec l'idée qu'on affirme toujours pour une raison (a minima parce que le sujet intéresse l'audience). Ce que j'ai voulu dire à l'époque, il me semble, est, dans cette lignée d'une notion de performativité "étendue", qu'une théorie abstraite vise à changer notre manière de penser *à propos de son sujet* (la mention de l'influence culturelle est donc non avenue en effet vous avez raison). Par exemple la théorie de l'évolution nous demande de penser les variations biologiques en termes de descendance, de transmission et de sélection : l'énoncer pour la première fois, c'est une manière d'agir sur la communauté scientifique en leur disant comment se représenter les choses. C'est peut-être une conception un peu trivial de la performativité puisque elle s'applique à tout, mais dans un esprit pragmatiste, il peut s'agir quand même de diluer la distinction entre description et action, puisque cette "bonne façon de penser" la variation biologique peut-être employée tant pour expliquer tel ou tel phénotype que, par exemple, à des fins de bio-ingénierie. La théorie abstraite n'est pas en soi descriptive (en tout cas pas en un sens purement extensionnel) mais peut être utilisée soit pour décrire soit pour agir. Je suis d'accord pour dire que les scientifiques visent en général la compréhension du monde. Je dirais que ce brouillage de distinction s'applique à la compréhension abstraite.

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