Le constructivisme comme scientisme

Le constructivisme social est l'objet de débats parfois houleux. On associe souvent ce type de thèse au "post-modernisme", à la négation de l'objectivité de la science, à de l'anti-rationalisme. Le constructivisme affirme de certaines catégories de phénomènes qu'ils sont "socialement construits", et s'oppose en cela au naturalisme, suivant lequel il s'agit de catégories naturelles. Mais cette idée peut se comprendre de différentes manières.

Ici je souhaiterai défendre (développant une vieille idée) que c'est une version forte de constructivisme qui nourrit réellement les débats militants, les autres versions ayant des implications beaucoup moins radicales, et que cette version forte, quand elle est généralisée, s'apparente à un scientisme sociologique.

Constructivisme des représentations

Il convient d'abord de déterminer ce sur quoi portent les thèses constructivistes. À ce titre, on peut distinguer deux approches (je me base en partie sur cet article de l'Encyclopédie Stanford) : la première affirmant que nos représentations, en particulier scientifiques (les théories, hypothèses, modèles) sont des constructions sociales et la seconde affirmant que les objets représentés sont eux-mêmes des constructions sociales.

La première thèse n'a a priori rien de révolutionnaire : évidemment, la théorie de Newton n'existait pas avant Newton, et les modèles héliocentristes du système solaire se sont répandus en Europe après Copernic, sous l'influence de facteurs sociaux. De même certaines représentations courantes du monde ont pu se développer à des époques particulières. Il n'a pas fallut attendre les constructivistes du 20ème siècle pour s'en apercevoir.

Ce que les constructivistes mettent en avant n'est pas ce simple constat, mais plutôt le fait que les facteurs sociaux jouent un rôle déterminant sur la façon dont on se représente le monde. Les catégories et théories scientifiques ne se contenteraient pas de dévoiler une nature "déjà là". Le choix des bonnes théories n'aurait pas lieu suivant des critères purement rationnels, mais serait influencé par des valeurs culturelles. Théories et catégories scientifiques, tout comme nos représentations communes, seraient "chargées de valeurs". Différentes sociétés pourraient aboutir à des représentations incompatibles sans qu'il ne soit possible de dire que l'une ait raison et l'autre tort.

Ce type de thèse, quand elle porte sur les sciences, a été avancé notamment par Feyerebend et inspiré par les travaux de Kuhn. C'est une position épistémologique générale, et elle n'est pas particulièrement consensuelle en philosophie des sciences, ayant eu beaucoup plus de retentissement en sciences sociales. Mais le constat de départ qu'il puisse y avoir une influence des valeurs sur les choix théoriques et les catégories n'est pas non plus bien nouveau. C'est une simple conséquence du fait que les théories, modèles et hypothèses sont produits par des êtres humains vivant en société. Les philosophes des Lumières dénonçaient l'influence de préférences subjectives sur les représentations du monde de la scolastique. Ça n'en faisait certainement pas des constructivistes.

On peut certes opposer ceux qui considèrent que ces influences culturelles sont des biais à éviter, et maintiennent qu'il existe des critères de rationalité universels (même si la science, en l'état, est imparfaite), et il s'agit là d'une façon traditionnelle de voir la science qui est toujours défendue aujourd'hui, de ceux qui pensent que ces facteurs culturels font partie intégrante de toute démarche scientifique, si bien que les paradigmes sont en une certaine mesure incomparables entre eux, ce qui est sans doute une nouveauté de la pensée du 20ème siècle (mais pas forcément, sachant que le relativisme a des origines antiques). Cependant, dans la mesure où les deux acceptent l'influence de facteurs sociaux sur la marche de la science ou sur nos représentations en général, et qu'au fond personne ne l'a jamais vraiment nié, ce ne semble pas être une bonne manière de caractériser le constructivisme.

Constructivisme des objets

La seconde thèse, le constructivisme à propos des objets, mérite mieux le qualificatif de constructivisme, puisqu'elle permet de comprendre ce que cette position a de provocatrice. Il s'agit d'affirmer que les objets représentés en science ou ailleurs sont eux-mêmes des constructions sociales.

Une bonne illustration de cette idée est l'argent. Un billet de 20€ n'est, au fond, qu'un morceau de papier. Cependant il acquière une valeur particulière du fait de son insertion dans un ensemble de pratiques sociales. Le constructivisme des objets affirme qu'il en va de même de certaines ou de la plupart des catégories scientifiques et ordinaires.

L'idée est donc de combiner deux thèses apparemment contradictoires : celle affirmant que les catégories que nous employons pour classifier les phénomènes, ou nos représentations en général, dépendent de manière importante de facteurs sociaux, et une certaine forme de réalisme : les objets et catégories que nous nous représentons correspondent bien à quelque chose qui existe réellement dans le monde, et pas seulement à une classification arbitraire sans référents. Il n'y a pas, en fait, contradiction : ces catégories et objets sont réels, mais ils dépendent de manière importante facteurs sociaux puisqu'ils sont produits par les activités sociales impliquant leur représentation.

De nouveau nous pouvons faire une distinction entre deux versions de cette thèse. La première verrait une influence causale du monde social sur les objets construits. La société serait responsable de la production, du contrôle et du maintien de ces objets et catégories. On peut dire que les artefacts sont des constructions sociales en ce sens. Les chaises et les pantalons sont des produits de notre société.

Cette première version me semble également insuffisante pour parler de constructivisme, puisqu'il est évident que la société humaine peut agir causalement sur la nature de différentes façons. La plupart des espèces végétales et animales que nous mangeons sont le produit d'une sélection artificielle, et ceci, personne ne le nie vraiment. Mais tout le monde n'est pas constructiviste social. Ainsi même s'il est possible de contrôler en partie nos traits sexuels par l'administration d'hormones, ça ne fait pas forcément de ces traits en général des constructions sociales en un sens intéressant.

La seconde version de constructivisme des objets est plus forte. Il s'agit d'affirmer que certaines normes ou pratiques sociales constituent ces objets ou catégories, et que la nature même des objets considérés est donc intrinsèquement liée à ces aspects sociaux. L'argent est un exemple qui se plie bien à cette version de constructivisme : il s'agit d'un objet essentiellement social de par sa nature même. Il n'existe que relativement à certaines pratiques : elles définissent ce qu'est l'argent. Ou encore, le fait même de se représenter un morceau de papier comme de l'argent fait de ce morceau de papier de l'argent, du moins si un nombre suffisant de personnes l'acceptent comme tel. À l'inverse, même si le blé que nous mangeons a été sélectionné artificiellement, et est donc un produit (causal) de la société, on peut légitimement penser que sa constitution reste essentiellement biologique, et que son existence ne dépend pas de la même manière de nos représentations.

Constructivisme constitutif

Je pense qu'on peut qualifier cette forme de constructivisme d' "essentialisme social", par opposition à la fois au nominalisme (les catégories sont arbitraires, n'existent que dans le langage) et à un essentialisme naturel (elles sont fondées sur l'ordre naturel des choses). Il s'agit d'une forme d'essentialisme distincte de ce qu'on entend habituellement par ce terme, dans la mesure où les catégories dont il est question sont fondées sur des normes et non sur des faits, et où ces normes sont contextuelles et peuvent évoluer. Mais le terme me semble toutefois approprié, pour bien comprendre que l'idée est que ces catégories, bien que "construites", existent réellement dans le monde (par opposition donc au constructivisme des représentations qui n'implique rien de tel). Il permet aussi de comprendre que le constructivisme est par nature très proche du réalisme scientifique : chacun voit midi à sa porte, et le constructiviste, à l'instar du physicien réductionniste, peut se targuer d'être anti-réaliste à propos de toutes les disciplines, sauf la sienne.

Ce type de constructivisme semble parfaitement acceptable si l'on parle d'objets qu'on comprend déjà naturellement comme étant liés à des pratiques sociales, par exemple l'argent ou les soirées d'anniversaire : on ne peut vraiment expliquer ce qu'est l'argent ou ce qu'est un anniversaire sans faire référence à des institutions ou pratiques. Là où la thèse peut être plus controversée (et là où elle se prétend réellement éclairante) est quand il s'agit de termes qu'on penserait naturellement faire référence à des catégories naturelles, par exemple les catégories de races humaines ou de sexe.

Un naturaliste pourrait voir dans les races une catégorisation prétendument biologique, et si la biologie n'utilise pas ce type de catégorie, le naturaliste en conclura qu'il n'y a pas de races humaines. Mais pour un constructiviste à propos de la race, les races existent bel et bien : seulement elles sont "socialement construites". Un naturaliste pourrait de même voir dans le sexe une catégorie biologique, qui pour le coup existe bien puisqu'elle est employée efficacement en biologie (à noter que le fait que cette catégorie ait des frontières floues n'a aucune pertinence, sauf à charger métaphysiquement le terme "exister", puisque quasiment toutes les catégories scientifiques ont des frontières floues). Pour un constructiviste à propos du sexe (comme Judith Butler), le sexe existe en effet, mais sa nature est sociale, et non biologique.

Le constructivisme ainsi compris est souvent associé à un anti-réductionnisme : l'idée est que les phénomènes sociaux, en particulier ceux qui constituent les catégories dont on parle, ne peuvent être entièrement expliqués en termes naturels.

Arguments constructivistes

Ce type de thèse est d'autant plus radicale et controversée qu'on parle de catégories issues des sciences naturelles, comme la biologie et la physique, dont les objets ne sont pas particulièrement liés à la société : il s'agit alors d'affirmer que les phénomènes qu'étudient les scientifiques sont produits par la pratique scientifique elle-même, peut-être sous l'influence d'un contexte social plus large. Tous les constructivistes ne vont pas jusque là, mais cette version radicale peut être défendue sur la base de la sous détermination par l'expérience et de la charge théorique de l'observation.

La sous détermination par l'expérience est l'idée que nos observations ne sont jamais suffisantes pour adopter ou rejeter formellement une hypothèse. D'autres choses sont en jeu (la simplicité des théories par exemple). Les constructivistes se servent de cet argument pour avancer que les facteurs sociaux jouent un rôle déterminant dans les choix théoriques.

C'est suffisant pour affirmer que les facteurs sociaux sont déterminant en science, mais insuffisant pour affirmer que la science construit ses objets. Mais la sous-détermination est renforcée par la charge théorique de l'observation, à savoir l'idée que nos observations sont toujours sélectionnées et interprétées à la lumière d'une théorie. Un thermomètre n'indique la température que si l'on accepte une certaine théorie thermodynamique sous-tendant le fonctionnement du thermomètre lui-même (dont on a besoin pour vérifier la théorie).

Les constructivistes radicaux peuvent s'appuyer sur cette idée pour défendre que les mesures et objets des sciences sont en général chargés de valeurs sociales, ou relatifs à un point de vue. La température ne serait pas simplement mesurée : elle serait construite par l'ensemble des pratiques accompagnant la théorie thermodynamique. Elle ne vaudrait comme température que parce qu'on se la représente ainsi.

Tirer de telles implications de la charge théorique n'est pas non plus consensuel. En tout cas il semble y avoir une différence importante entre la température et le billet de banque : une simple stipulation, même par l'ensemble d'une communauté, ne suffit pas à faire de n'importe quel objet un indicateur de température.

On pourrait argumenter à ce sujet. Mais de manière plus modérée, on peut défendre un constructivisme qui n'est pas généralisé, mais concerne seulement certains objets, les traits humains par exemple. Les arguments en faveur de ce type de thèse sont alors moins généraux et moins philosophiques : ils s'appuient principalement sur la mise en évidence de relations entre les objets en question et des pratiques sociales. Il s'agira typiquement de relever la variation historique ou culturel de l'objet, ou des représentations que l'on s'en fait.

Constructivisme et militantisme

Nous avons donc différentes positions constructivistes distinctes : à propos des objets ou des représentations, causal ou constitutif. Mais nous avons vu que la plupart de ces thèses sont assez triviales : on a toujours su que les représentations du monde naturel étaient produites par des humains dans des contextes sociaux et qu'elles peuvent être influencées par des facteurs culturels, on a toujours su que la société humaine pouvait agir causalement sur la nature. La seule position qui mérite l'intérêt est finalement le constructivisme constitutif.

Une stratégie rhétorique malheureusement assez répandue consiste à avancer une thèse forte pour attaquer une position adverse, et à se retrancher dans une position plus faible, mais aussi plus inoffensive, quand on est soi-même attaqué. On pourrait craindre que cette stratégie soit à l'oeuvre en la matière. Le problème est que ces distinctions entre différentes compréhensions du constructivisme ne sont pas toujours faites par ses défenseurs, générant une certaine ambiguïté. On peut parfois lire un texte dans lequel l'auteur semble affirmer de manière provocante que des objets qu'on pensait naturels sont en fait des constructions de la société. Mais peut-être cet auteur parle-t-il en fait de nos représentations de ces objets, défendant ainsi une thèse plus consensuelle ? C'est une manière d'interpréter certains écrits de Latour par exemple. On peut aussi lire parfois, comme manière d'interpréter ces auteurs, que le terme de construction social est avant tout un "outil critique", ou un principe méthodologique. Mais alors rien de substantiel n'est vraiment affirmé ? Ou seulement, encore une fois, des thèses consensuelles présentées de manière provocantes ?

Il me semble que c'est la thèse la plus forte, comprise en un sens littéral (et non comme simple "outil critique", quoi que ça puisse vouloir dire) qui possède le plus d'attrait, de par son côté provocateur et un verni de "profondeur philosophique", et qui peut réellement s'avérer incisive. Personne ne s'intéresse à ce qu'on savait déjà. N'étant pas chercheur en sciences humaines, je ne me permettait pas de juger de l'influence éventuellement problématique de ces thèses dans le champ social (bien que ce soient des témoignages de cette influence qui aient alimenté de récentes polémiques; à noter également que certaines personnes l'y trouve problématique). Mais il me semble que c'est cette thèse forte qui génère des débats houleux. C'est elle qui permet d'argumenter de manière conséquente dans les débats militants sur les réseaux sociaux, puisque les versions plus consensuelles de constructivisme, comme l'idée que nos représentations du monde évoluent avec le temps ou que l'homme agit sur la nature, ont des implications beaucoup moins radicales. Or ce n'est peut-être pas cette version qui est la mieux soutenue par les arguments et les études empiriques qu'on trouve dans la littérature scientifique.

Une implication de la thèse forte (le constructivisme constitutif), si on l'interprète littéralement, est en effet que la science est d'emblée un champ politique : elle agit directement sur le monde (et non seulement sur nos idées) en créant des objets, au moins pour certains de ces objets, et peut-être participant à un contexte social plus large. Toujours est-il qu'en promouvant certaines catégories scientifiques, on peut en principe leur donner réalité et ainsi changer le monde. Et l'on peut donc débattre de la valeur éthique de telle ou telle théorie, de telle ou telle catégorisation du réel ou de tel champ disciplinaire comme on débattrait de positions politiques. On peut militer pour une révision des catégories sexuelles sans se préoccuper de biologie, puisque ces catégories sont, de toute façon, construites. Il y aurait peut-être une autre facon de faire de la biologie, ni plus ni moins valide, mais plus vertueuse sur le plan moral ou politique.

Une autre implication est en effet une forme de pluralisme assez radical : différentes disciplines ou approches envers un même objet, apparemment incompatibles, peuvent avoir chacune raison selon ses propres standards, puisqu'il ne s'agit pas de décrire une même réalité indépendante des pratiques.

Les versions plus faibles de constructivisme, même quand elles affirment que les théories sont teintées de valeurs culturelles, n'ont pas forcément ce type d'implications.

On peut donc dire que quand bien même le constructivisme constitutif ne serait pas celui qui est adopté dans la littérature universitaire (ou pas explicitement), c'est lui qui fait tout le travail "critique" et qui alimente véritablement le militantisme tel qu'il se manifeste hors de la sphère académique, pour la simple raison que les versions plus faibles n'ont pas la même force dans les arguments. C'est pourquoi il me semble légitime d'examiner son statut.

Je compte montrer que le constructivisme ainsi compris est en fait (bien que ce soit contre-intuitif a priori) une forme particulière de scientisme : un scientisme sociologique.

Le scientisme

Selon ma compréhension, le scientisme se caractérise principalement par les aspects suivants :

  • la volonté d'imposer certains principes méthodologiques, généralement issus d'une discipline scientifique particulière, à toute forme d'acquisition de connaissance, et de nier la pertinence des résultats utilisant d'autres méthodes
  • le fait d'hériger ces principes méthodologiques et les résultats obtenus en vérités métaphysiques, portant sur la nature du monde

Ce type de dérive n'a rien de propre à une discipline scientifique en particulier. On peut la retrouver dans tous les champs, et je pense que c'est en fait une tendance naturelle (contre laquelle il faut lutter) que de tout ramener à son propre sujet d'expertise : comme le dit l'adage, quand on a un marteau dans la main, on voit des clous partout.

Prenons la physique à titre d'illustration. Le réductionnisme peut se comprendre comme un principe méthodologique appliqué avec un certain succès en physique, et en biologie également. Il s'agit d'adopter l'attitude suivante : face à un phénomène complexe, on cherchera à isoler différentes parties contribuant de manière indépendantes au phénomène dans son ensemble. On cherchera à expliquer le tout par l'agencement des parties.

Le réductionnisme méthodologique (comme tout principe méthodologique) n'est jamais réellement confirmé ou infirmé par une expérience : il s'agit d'une méthode, non d'une croyance. Soit ça fonctionne, soit ce ne fonctionne pas, et si ça ne fonctionne pas, c'est peut-être parce qu'on a pas assez (ou mal) essayé. Mais face à de nombreux succès, on peut être tenté de "sauter le pas" et d'expliquer le succès de l'approche réductionniste par le fait que le monde serait vraiment réductible de bout en bout : un simple agencement de particules élémentaires. L'étape suivante est d'affirmer que puisque le monde est ainsi, toute connaissance qui ne serait pas acquise par une méthode réductionniste serait sans valeur. Elle ne pourrait aboutir à aucune vérité. La vérité ultime se trouverait donc dans la physique.

Cette attitude me semble très problématique dès la première étape, en particulier parce que l'histoire des sciences montre que ce type de présupposés méthodologiques finissent souvent par être abandonnés, même quand ils ont connus un réel et long succès (par exemple le déterminisme). Mais malheureusement ce manque d'humilité épistémologique est assez répandu. L'équivalent en biologie consisterait à passer du succès d'une méthode pour déterminer les facteurs génetiques de différents traits psychologiques à l'idée que la psychologie dans son ensemble s'expliquerait génétiquement, et c'est à juste titre que des chercheurs en sciences humaines devraient s'offusquer de ce type de passage douteux.

Le déterminisme et le réductionnisme de la physique, hérigés en normes méthodologiques universelles pour l'acquisition de connaissance, sont la marque du scientisme.

Mais ils ont leur pendant en sociologie, en l'occurrence: le déterminisme social et le constructivisme.

Le constructivisme comme scientisme

A priori tout semble opposer le scientisme et le constructivisme. Nous avons vu que ce dernier implique un pluralisme méthodologique : n'est-ce pas l'exact opposé de l'hégémonie que prône le scientiste ?

Plus encore, qualifier le constructivisme de scientisme est paradoxale dans la mesure où les arguments sur lequel il se base, à savoir la charge théorique de l'observation et la sous détermination des théories par l'expérience, peuvent être utilisés contre le scientisme. Le scientiste a tort d'hériger ses principes méthodologiques et les résultats qu'il obtient en croyances métaphysiques sur la nature du monde, dans la mesure où ces croyances sont sous-déterminées par l'expérience. Il a tort de vouloir imposer ses théories et méthodes à tout le monde, car elles affectent nos observations, induisant une vision partielle du monde.

Mais s'il y a paradoxe, je pense que c'est avant tout un problème pour les thèses constructivistes, et je pense qu'on peut retrouver une attitude scientiste à l'œuvre dans ces thèses.

En effet, on peut dire que la recherche en sociologie se caractérise par une certaine méthode qui est la suivante : cherchons à déterminer les facteurs sociaux sous-tendant tel ou tel phénomène. Il n'y a bien sûr rien de problématique avec cette méthode tant qu'elle mène à des résultats. Cependant le pas consistant à hériger cette méthode en vérité métaphysique nous fait aboutir exactement au constructivisme constitutif généralisé, à savoir l'idée que tous les phénomènes étudiés et étudiables sont essentiellement sous-tendu par des facteurs sociaux, et que les résultats obtenus à travers cette méthode valent pour des descriptions de la nature même de ces phénomènes (et non seulement pour un aspect secondaire, une interaction entre phénomènes naturels et société par exemple, qui serait mieux compris en tentant de combiner les résultats de plusieurs approches).

Le second pas, consistant à imposer cette méthode à toute démarche d'acquisition de connaissance, est également présent de manière plus insidieuse. Il consiste parfois à nier certaines approches possible du point de vue d'autres disciplines scientifiques ainsi que leurs résultats (inutile de chercher les déterminants biologiques de X, car X est socialement construit), parfois à en imposer une certaine relecture, faisant de facto de ces résultats des constructions sociales, et diminuant de fait leur pertinence : peu importe ce que la biologie ou la psychologie nous dit de telle ou telle chose, puisque ce qu'elle nous dit est déterminé par des facteurs sociaux, au moins pour certains de ses objets.

Cette attitude est renforcée par le pluralisme radical qu'implique le constructivisme : les psychologues, biologistes et sociologues peuvent vivre dans des mondes différents sans qu'il n'y ait de nécessité d'établir des ponts, puisque chacun voit les objets qu'il construit. Mais (et c'est un symptôme du scientisme) une discipline en particulier s'avère avoir le privilège d'un point de vue plus fondamental que les autres, ici, la sociologie, et parfois, cela peut amener à dénigrer (en contradiction avec le pluralisme) un champ entier de recherche s'attaquant aux mêmes objets que cette dernière, par exemple, la psychologie évolutionnaire.

Que cette attitude soit présente ou non en sciences humaines, elle découle directement de l'adoption de thèses constructivistes au sens examiné ici, et elle a toutes les caractéristiques du scientisme.

Le paradoxe levé

Le cliché scientiste est souvent associé à la physique, mais je pense qu'aucune discipline n'en est vraiment exempte. Et le constructivisme constitutif tel que défini plus haut me semble être la manifestation scientiste propre de la sociologie.

Le paradoxe est que le constructivisme s'appuie sur des arguments qui peuvent servir à attaquer le scientisme. Mais le paradoxe peut être levé si l'on voit que ces arguments fonctionnent en fait aussi contre le constructivisme.

Prenons la sous-détermination par l'expérience : la mise en évidence de facteurs sociaux, ou d'une évolution historique de nos représentations d'un phénomène donné est toujours insuffisante pour montrer qu'un phénomène est par nature social. C'est donc à tort que le constructiviste tire de telles implications métaphysiques de ses recherches, ou du succès de ses méthodes.

Prenons maintenant la charge théorique de l'observation : il s'avère que la méthode consistant à s'intéresser aux facteurs sociaux sous-tendant les phénomènes amène à catégoriser ces phénomènes à la lumière du social, quitte à redéfinir des catégories communes (typiquement, le concept de genre). On retrouve une forme de circularité partielle (ou de "prophétie auto-réalisatrice") : tel phénomène apparait effectivement être socialement construit, puisqu'il a été défini de manière à l'être. Ce n'est pas forcément problématique si ces catégories sont identifiées à une compréhension technique plutôt que commune, et si elles jouissent d'une certaine stabilité (si elles s'appliquent aussi bien dans des contextes variés). C'est sans doute le cas du concept de genre. Mais si ce qu'on observe dépend des catégories qu'on adopte, on aurait tort d'imposer un "filtre social" à toutes les disciplines, puisqu'il en résulterait une vision partielle de la réalité qui nous aménerait à ignorer les phénomènes accessibles suivant d'autres approches.

En fait la charge théorique de l'observation et la sous détermination n'impliquent aucunement que les disciplines scientifiques construisent leurs objets. Elles n'ont pas nécessairement des implications pluralistes, elles n'empêchent pas de chercher à établir des ponts entre disciplines, et sont en fait acceptées par de nombreux naturalistes. Le fait que le constructivisme s'appuie sur ces arguments n'empêche donc pas qu'ils puissent être utilisés à son encontre, et il n'y a pas réellement de paradoxe à qualifier ces thèses de scientisme sociologique.

Conclusion

On aura bien compris que rien de ce que j'affirme ici ne remet en question la qualité de la recherche en sociologie, ni la pertinence de ses méthodes, ni l'importance de cette discipline et de ses résultats, dont je suis par ailleurs persuadé. Mon objet est ici une attitude philosophique, une certaine interprétation des résultats de la sociologie et des sciences en général, attitude qu'on trouve y compris dans certains pans de la philosophie, non pas la discipline en tant que tel.

Je ne pense pas que la recherche sociologique, aussi éclairante soit-elle, puisse "montrer" à elle seule qu'un objet complexe susceptible d'être étudié par différentes disciplines, disons par exemple, la sexualité humaine, est une construction sociale au sens décrit ici, quand bien même les représentations et pratiques sexuelles auraient évolué au cours de l'histoire, pas plus que la recherche en neuroscience ne "montre" que nos comportements (également susceptibles d'être étudiés par différentes dusciplines) ne sont que le résultat d'influx nerveux. Il s'agit toujours d'une interprétation métaphysique des résultats de la discipline, et s'il est très plausible que les réflexes soient le résultats d'influx nerveux et que le mariage soit une construction sociale, il faudrait se garder d'étendre de telles considérations aux objets multi-disciplinaires.

La question du pluralisme reste par ailleurs assez mineure : de fait, la plupart des objets d'étude de la sociologie n'ont pas de rapport directs avec d'autres disciplines, et là où elles en ont, je ne prétends pas me prononcer sur l'influence de la version de constructivisme examinée ici sur la communauté scientifique, faute d'en avoir une connaissance suffisante. La pluridisciplinarité est de toute façon difficile à mettre en œuvre.

Toutes ces questions sont exacerbés par le prestige dont jouissent les sciences dites "dures" sur les sciences humaines, et par l'attitude perçue comme hégémonique de certains scientifiques issus des sciences dures. Mais là encore je ne prétend pas me prononcer sur ces aspects ni prendre parti dans ces conflits. Seulement les réactions excessives à ce type de conflits d'ego me semblent contre-productives. J'ai parfois l'impression que ces réactions sont suscités par une lecture politique (au sens courant du terme) des conflits disciplinaires (les critiques de la sociologie, ou plutôt de ce type de positionnement d'inspiration sociologique, seraient forcément "de droite"), une lecture malvenue qui me semble, justement, provenir d'un biais constructiviste ("la science est politique") qui demande à être mitigé.

Cette attitude, comme je pense toute forme de scientisme, est intrinsèquement militante, au mauvais sens du terme : cherchant à imposer ses normes et sa vision du monde sans être sensible à la contradiction, renforcant circulairement cette vision du monde, et je pense percevoir ses effets dans les discussions publiques. J'aimerais donc, au risque d'enfoncer des portes ouvertes, appeler à l'humilité épistémique de la part de tous les partis, à un pluralisme modéré et à une bonne dose de pragmatisme : les résultats de n'importe quelle discipline sont potentiellement informatif pour une autre ; ils ne demandent pas à être réinterprétés ; ils ne demandent pas non plus à être sur-interprétés métaphysiquement parlant ; les grandes thèses métaphysiques sont toujours un peu douteuses, même quand elles nous plaisent ; la réalité est parfois tristement banale plutôt que "profonde" ; les discussions métaphysiques ou scientifiques n'ont pas toujours des motivations politiques ; les chercheurs d'une discipline donnée savent discuter et éviter leurs biais potentiels et n'ont pas forcément de leçon à recevoir de personnes moins expertes ; aucune discipline scientifique n'a un accès privilégié au réel ; enfin, il est toujours possible et souvent souhaitable d'établir des ponts plutôt que de creuser des tranchées.

Commentaires

Shepherd a dit…
Bonjour,

Je suis tombée sur votre blog par hasard et je suis très contente puisque les sujets sur lesquels vous écrivez m'intéressent beaucoup, bien que je n'aie plus beaucoup de temps à y consacrer. Vous pourrez donc me compter parmi vos lecteurs réguliers à partir d'aujourd'hui.

En tout cas, merci d'avoir débroussaillé le sujet houleux du constructivisme--c'est très clair et j'ai beaucoup appris ! Je me demandais cependant : le constructivisme des représentations et le constructivisme des objets (notamment la thèse "forte", ou "constitutive") sont-ils si distincts que cela ? Prenons le concept de race : un constructiviste des représentations dira que ce concept est socialement construit ; il est apparu dans le jargon scientifique à cause d'un certain contexte, de certaines pratiques, qui ont ensuite évolué. D'ailleurs, il me semble que ce concept a été abandonné, et que les biologistes travaillent sans, maintenant (?).

Jusque-là, en effet, ça n'a rien de bien révolutionnaire. Mais supposons que ce concept de race se propage dans le milieu scientifique et dans la société ; supposons que des dirigeants, par exemple, instrumentalisent ce concept de race pour créer des politiques oppressives et discriminatoires. Certes, cela ne va pas faire "exister" les races comme par magie ; mais le concept de race a maintenant des effets bien réels sur des individus bien réels, qui se retrouvent opprimés sur la base d'une représentation socialement construite. Cela va par la suite causer des évènements également réels, tels des révoltes, des affrontements, etc.

Et donc, je me demandais, sommes-nous toujours dans le cas d'un constructivisme des représentations ici ? Peut-on aboutir à un constructivisme constitutif en partant d'un constructivisme des représentations, assorti de la thèse selon laquelle la réalité n'est pas indépendante de l'observateur ? Il me semble que la frontière est poreuse, et je me demande si les confusions dont vous parlez dans l'article ne sont pas dues à un ensemble de présupposés métaphysiques concernant la distinction sujet-objet qui ne sont pas toujours mis au clair, plutôt qu'à une volonté provocatrice associée à une stratégie de repli. Même si, tout compte fait, je suis persuadée que les dynamiques institutionnelles jouent un rôle dans le débat.
Quentin Ruyant a dit…
Merci pour votre commentaire. Je suis assez d'accord avec votre analyse à propos de la race, et il n'est pas si imaginaire que ça : on peut en effet considérer que l'existence de catégories construites génèrent parfois des phénomènes réels, qu'on appelle aujourd'hui racisation dans le cas des races humaines, en particulier des catégories sociales sont susceptibles d'être comprises par les personnes catégorisées elles-mêmes qui peuvent réagir et créer une boucle de rétroaction entre représentation et objet représenté (je crois qu'on doit à Hacking ce type d'analyse en termes de boucle de rétroaction). Pour moi ça n'implique pas cependant de confondre les deux types de constructivisme. Ça implique uniquement qu'ils sont compatibles : on peut avoir l'un et l'autre ensemble, comme dans le cas des races. Et ça n'implique pas de confondre représentation et objet représenté, en l'occurrence les discours (éventuellement performatifs) à propos des races et les personnes catégorisées ou "racisées".
Une telle assimilation de l'objet et de sa représentation (qui pourrait être justifiée par une forme d'idéalisme où "tout n'est que représentation") est à mon avis confuse, ou au moins difficile à défendre.

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