Réalisme et signification

Peut-être le dernier article a pu laisser planer un doute quant au réalisme de la position que j'y défend. Y a-t-il un sens à dire que, par exemple, le concept d'or est socialement construit ? Est-ce à dire, par exemple, qu'il aurait pu ne pas correspondre au numéro atomique 79, mais soit qu'il aurait pu avoir un numéro atomique différent (comme si le monde se modifiait quand on faisait des découvertes), soit qu'il aurait pu être décrit pas une théorie alternative complètement différente, incommensurable à celle que nous connaissons ? Les atomes d'or avaient-ils déjà 79 électrons du temps d'Archimède (existaient-ils seulement) ? Ou bien encore, est-ce qu'une espèce intelligente différente de la notre aurait une représentation différente de la notre des composés chimiques, comme l'or ?

La connaissance a toujours un effet rétroactif. Ainsi nos représentations d'aujourd'hui permettent d'interpréter nos représentations d'hier : elles les englobent en quelque sorte. Bruno Latour a beau dire, ce n'est pas parce que nous avons découvert les bactéries et les virus il y a un ou deux siècles que les égyptiens ne mourraient pas eux-aussi de maladies virales ou infectieuses.
En est-on certain ? Non, bien sûr. Et si les virus en tant que tel avaient commencé à exister avec leur découverte ? Très bien admettons-le. Mais si je cache un objet dans ma maison et que tu ne sais pas où il se trouve, je sais bien que l'objet est déjà là où je l'ai mis, qu'il n'y apparaît pas quand tu le découvre. Et si on inverse la situation, je sais aussi que l'objet est déjà quelque part. L'idée contraire me demanderait d'admettre une asymétrie entre toi et moi : elle me forcerait au solipsisme. De la manière identique, un antiréalisme radical s'apparente à une forme de solipsisme à l'échelle humaine, et après tout, je n'ai pas plus de preuve de l'existence des autres que de celle des virus.

Force est donc d'admettre que les atomes d'or avaient déjà 79 électrons avant qu'on le découvre, puisque c'est un peu ça qu'on découvre : qu'ils avaient 79 électrons, avant. De même il est raisonnable de penser qu'il n'aurait pas pu exister de théorie scientifique foncièrement différente de la nôtre sur les composés chimiques, et il est assez probable que même une autre espèce intelligente, si elles s'intéresse aux mêmes composés chimiques, devrait aboutir à une théorie à peu près similaire (bien que sur ce dernier point il soit difficile de se prononcer, mais sans doute les conditions pour pouvoir dire d'une intelligence qu'elle s'intéressent bien aux mêmes composés que nous suffiraient à répondre oui).
En un sens, donc, l'extension au sens de Putnam existe bel et bien, en tout cas pour l'or, dans le sens où l'on sait maintenant que ce qu'Archimède appelait l'or n'aurait pas pu converger vers autre chose que l'or que nous connaissons, et dont l'extension effective a peu de chance d'être fondamentalement révisée à l'avenir.

Ma critique de l'externalisme n'en reste pas moins valide, puisqu'il est impossible de savoir a priori si un terme actuel va finir par converger de cette manière, et je ne vois pas de raison d'assimiler une hypothèse chez certain locuteur, qui correspond plutôt à une caractéristique de nos fonctionnements cognitifs, à une référence absolue. Certes la connaissance est rétroactive, mais son issue n'est pas prévisible à priori. Pourtant le terme « or » était déjà signifiant pour Archimède : il n'a pas fallut attendre quelques milliers d'années pour enfin comprendre de quoi il parlait exactement (j'ai un peu l'impression d'enfoncer des portes ouvertes). D'ailleurs la civilisation aurait pu s'éteindre, ou bien tout le monde aurait pu oublier ce qu'était l'or pour une raison ou pour une autre, ou le terme aurait pu commencer à référer tout ce qui est jaune : il en va ainsi de l'histoire des mots, bien souvent.

Pour finir je voudrait justifier mon utilisation des termes de construction, ou de forme sociale, à propos des significations, quand, après tout, j’admets que l'or existe comme il est indépendamment des hommes (voir aussi ici). C'est d'une part que les mots ne sont pas les concepts scientifiques. Peut-on parler d'or sans évoquer la symbolique qu'il transporte, et le rôle qu'il joue dans nos sociétés ? Est-ce que ces éléments ne participent pas de la signification du mot dans la plupart des contextes ? D'ailleurs la signification d'un mot n'est-elle pas contextuelle ? Si donc l'extension du terme « or » est effectivement définie indépendamment de nous, cette extension est d'une portée extrêmement réduite, et s'y restreindre nous limiterait considérablement dans notre compréhension des enjeux de la langue.

Si maintenant on pense que le cas de l'or est paradigmatique, et que le même traitement s'applique en principe à tous nos termes, y compris ceux qui nous permettent de parler du rôle social ou symbolique de l'or, si bien qu'in fine tous nos termes ont une extension bien définie et toutes nos phrases un sens qui nous dépasse, je pense qu'on se trompe lourdement, et qu'un grand nombre de nos concepts ne sont pas assimilables à des faits. Par ailleurs on passerait à côté des aspects performatifs, contextuels et auto-référentiels du langage, qui, je pense, lui donne un caractère holistique rendant l'idée d'une corresponde univoque à des éléments de la réalité illusoire. Il s'agit toujours de réalité, sans doute, mais d'une réalité propre aux hommes (peut-être dans le même sens que mes sensations me sont propres).

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