Putnam et l'externalisme de la signification
Dans son célèbre article « the meaning of meaning », Putnam présente sa théorie de la signification. Comme il l'explique, on comprend généralement, à propos d'un terme, son intension (c'est à dire ce que recouvre le concept pour une personne donnée, sa signification) et son extension (ce à quoi il s'applique dans le monde). L'internalisme classique veut que de connaître la signification d'un terme corresponde strictement à des états mentaux internes, d'une part, et que cette signification détermine entièrement son extension d'autre part. Pour autant que je sache ce qu'est de l'eau, il suffit de savoir ce que j'ai dans la tête quand je dis « de l'eau » pour savoir exactement ce que ce terme signifie, et ce qu'il recouvre dans le monde,.
Voilà qui paraît censé, mais Putnam pense que ce n'est pas le cas. D'une part, affirme-t-il, la restriction des états mentaux à quelque chose d'interne aux personnes n'est pas lié à un usage courant des termes (par exemple quand on dit que X et jaloux de Y, on comprend que Y existe et que l'état mental de X en dépend). C'est en fait simplement un principe méthodologique qui a pour but, entre autre, de servir le projet d'expliquer causalement l'esprit par des lois psychologiques internes. Mais étant donné l'échec de ce programme, il n'y a pas lieu d'y adhérer a priori.
Ensuite et surtout, il n'est pas vrai que nos états psychologiques internes déterminent de manière unique l'extension des termes que nous utilisons. Putnam expose son célèbre argument de la terre jumelle : si une planète est identique à la notre en tout point, à ceci près que l'eau n'a pas la même formule chimique, les habitants (ne connaissant pas la chimie – nous sommes en 1750) auront exactement les mêmes états mentaux correspondant au concept d'eau, bien que l'extension des termes sera différente, puisque notre concept recouvre la vraie eau, le leur une eau ayant une constitution chimique différente, bien qu'imperceptible.
Un second argument de Putnam recoupe de près la rigidité de la désignation chez Kripke dans la « logique des noms propres ». Je peux très bien acquérir un terme au cours d'une conversation (par exemple « hêtre »), et même l'utiliser correctement ensuite, sans savoir exactement ce qu'il recouvre (sans être capable de distinguer le hêtre de l'orme par exemple). Ainsi pour Putnam comme pour Kripke, nos termes, dans leur usage courant, ne correspondent pas à un ensemble de descriptions qu'on aurait en tête mais désignent des entités réelles du monde auxquelles on est relié causalement, quand bien même on ignore (presque) tout d'elles. On voit alors qu'il n'est pas besoin d'une terre jumelle pour s'apercevoir que l'état psychologique d'une personne ne détermine pas l'extension d'un terme : si par exemple j'ignore personnellement la formule chimique de l'eau, l'état psychologique correspondant à ma connaissance du terme ne recouvre pas nécessairement ce qu'on entend par « eau » sur le plan scientifique, et donc ne détermine pas l'extension effective du terme.
Ainsi l'extension réelle de la plupart de nos significations ne sont réellement connues que de certains spécialistes à qui nous déléguons cette connaissance. C'est ce que Putnam appelle une division du travail linguistique. Mais ils peuvent aussi n'être connus de personne. Archimède pouvait bien savoir ce qu'est de l'or, mais se tromper sur l'extension du terme (prendre une pierre jaune pour de l'or) faute d'avoir des connaissances scientifiques suffisantes. Dans ce cas il se trompe, et on aurait pu lui montrer par exemple en réalisant certaines expériences devant ses yeux.
La composante sociale de la signification
Ce dernier point me paraît indubitable et c'est je pense le véritable apport de cet article. Personne pris isolément n'est en soi responsable de la signification des termes, celle-ci se stabilise plutôt au fil des interactions des hommes entre eux, et avec la nature. Ce dont je doute en revanche, c'est que cette thèse purement sémantique sur la signification ne nous apprenne quoi que ce soit sur nos états psychologiques, d'une part, et sur le monde, d'autre part. Ou plutôt si, en une certaine mesure, mais pas de manière aussi radicale que Putnam le laisse penser.
En particulier je pense que c'est une erreur de parler de la signification d'un terme comme existant absolument, indépendamment de ses locuteurs. Que personne ne soit personnellement responsable de la signification des termes qu'il emploie ne veut pas dire que la signification est « dans l'air », ni même dans le monde, mais que les différents états mentaux internes des personnes qui communiquent entre elles finissent par être cohérents entre eux, par converger vers une forme stable, qui dépend également bien sûr du monde extérieur. Il s'agit en quelque sorte d'une forme socialement émergente.
Au fond ce que ce texte nous apprend (tout comme d'ailleurs la « logique des noms propres » de Kripke), c'est que, de manière innée, nous sommes essentialistes (en ce sens, quelque part, ils rejoignent Bergson, mais la critique en moins). Quand nous employons un terme, bien sûr nous en avons une certaine image en tête, mais cette image ne fait figure que d'exemple : nous pensons vraiment que nous faisons référence à une chose réelle existant dans le monde, et à une chose causalement ou structurellement unifiée (c'est à dire pas seulement à des choses qui se ressemblent). C'est comme ça que nous fonctionnons.
C'est d'ailleurs ce fonctionnement qui permet d'aboutir à une stabilisation sociale des significations. En fait ce fonctionnement est probablement essentiel au langage, en tant qu'outil de communication. Le langage est d'abord performatif : parler, c'est agir. Or chaque individu conserve une certaine autonomie quant à son usage de la langue, qui résulte d'un compromis entre la fidélité à son état psychologique interne (l'ensemble des descriptions qu'il tient effectivement pour vraies) et sa volonté de transmettre efficacement à l'autre (le fait que l'autre ne dispose pas nécessairement des mêmes descriptions, et qu'il a peut-être raison). C'est donc la volonté d'agir efficacement, donc incidemment de transmettre efficacement des représentations, quit à négocier nos termes, qui est responsable de la fixation des termes sur ce qui va au delà des apparences contingentes et toujours douteuses, sur le résidu stable de la réalité, et en fait, c'est sans doute là la condition non seulement de toute communication, mais aussi plus généralement de toute connaissance. Ce n'est pas le monde seul, mais notre relation effective à lui à travers la communication qui détermine ce vers quoi converge la signification.
Il s'ensuit qu'en aucun cas les significations n'existent « hors de nous », dans la nature même (ou dans un monde platonicien), comme des absolus qu'il suffirait de dévoiler, car elles sont en réalité le fruit d'un processus cognitif, certes socialement réparti, mais processus néanmoins. Dans le cas de la terre jumelle : en imaginant que les deux terres se rencontrent et se mélangent, il est fort probable que les habitants appellent « eau » les deux sortes d'eau indifféremment, et que faisant ensuite des découvertes chimiques, ils en viennent à distinguer ces deux sortes d'eaux, leur donnant de nouveaux noms. On voit que l'histoire de nos termes est contingente, et que la rigidité de la désignation est seulement un idéal qu'on se donne, une « hypothèse de travail », une intuition métaphysique. En aucun il ne s'agit d'une réalité.
Bien sûr, mais dirons-nous, « ça marche », donc quelque part nos significations sont « dans le monde ». Ca marche, mais de manière approximative, à notre échelle. Les découvertes scientifiques tendent à contredire la plupart de nos intuitions (quand bien même la science est elles-aussi dirigée par des intuitions de type essentialistes).
Ceci dit la thèse de Putnam nous informe tout de même sur le monde naturel, dans la mesure où « ça marche » : celui-ci, malgré tout, se prête bien à l'essentialisme. La raison en est, à mon avis, que les ressemblances qui s'avèrent être des coïncidences sont extrêmement rares en particulier parce que le monde est non-linéaire, et qu'il y a de ce fait des divergences exponentielles excluant que deux causes distinctes aient par hasard le même effet. Ce que nous découvrons, ce ne sont pas des essences, mais une origine causale commune à plusieurs phénomènes qui nous permet d'inventer un « type », un terme de sorte, pour tous ces phénomènes. En fait quand nous décrivons ce qui est en rassemblant divers éléments sous un terme, nous ne parlons pas vraiment du présent mais du passé (nous l'avons déjà évoqué).
Sait-on de quoi on parle?
Il semble que Putnam veut le beurre et l'argent du beurre : affirmer qu'on connaît une signification comme on le fait dans le langage courant (c'est à dire dès qu'on emploie correctement un terme), mais aussi que celle-ci possède une intension et une extension absolue indépendamment de nous. C'est la conjonction de ces deux « significations de significations » qui est en fait impossible : la signification que je connais est subjective et révisable, celle dont veut Putnam est objective et éternelle.
Par ailleurs si l'on souhaitait adhérer à la conception de Putnam de la signification comme absolu, on pourrait très bien maintenir les deux prémisses de l'internalisme : connaître la signification d'un terme, c'est avoir un certain état psychologique, et de la signification d'un terme on peut déduire son extension. Seulement nous ne connaissons généralement pas la signification d'un terme, même quand nous l'employons. Autrement dit la locution du langage courant ne serait pas à prendre en un sens littéral. Je peux parler d'un hêtre sans savoir ce que le terme recouvre, et donc mes états internes ne déterminent pas l'extension du terme, certes, mais dans ce cas je ne sais pas réellement ce que signifie « hêtre », en tout cas pas dans le sens que voudrait donner Putnam à « signification ». Et en effet, quand j'emploie un terme que je connais mal, j'ai l'impression de « tricher » et je sais bien que mes énoncés sont faillibles.
On pourrait aussi adopter une conception plus subjective de la signification, mais plus réaliste, qui n'a pas de sens absolu mais dépend du contexte et du sujet qui s'exprime, ce qui revient à rejeter le second prémisse. Ou bien on pourrait affirmer que le terme « signification » a en fait plusieurs significations, l'une idéale et l'autre effective, et que les deux prémisses en utilisent des différentes.
Au lieu de ça Putnam en vient apparemment à soutenir une thèse aberrante et déconnectée de la réalité en rejetant le premier prémisse : que les significations absolues existent bel et bien en dehors de nous, que nous les connaissons bel et bien quand nous utilisons les termes, et donc que nos états mentaux sont externes à nous même, ou encore que nous ne savons pas vraiment ce que nous voulons dire quand nous parlons. Cette thèse me semble purement rhétorique et abstraite, bien trop subordonnée à une argumentation technique pour être acceptable.
Le point de vue de nulle-part
Le problème inhérent à ce type d'argumentation est la persistance à vouloir se placer d'un point de vue de nulle-part. Ainsi on peut parler du cas d'Archimède rétroactivement, maintenant que nous avons une bonne connaissance de ce qu'est l'or, ou nous pouvons parler des deux terres jumelles d'un point de vue extérieur neutre. Comme s'il existait déjà un monde de propositions abstraites, signifiantes, qui n'attendaient qu'à être découvertes. Pour ma part je pense que les significations trouvent leur stabilité non dans le monde, mais dans la relation des hommes au monde, qu'elles sont autant construites que découvertes. Ainsi il n'est possible de voir que les habitants des terres jumelles ont deux concepts d'eau différent que si nous disposons nous-même de ces deux concepts d'eau distincts. C'est donc de l'extension (effective) de nos significations d'eau dont il est question, qu'on rattache à celle des habitants en présumant du devenir du terme « eau » (qui on l'a vu pourrait très bien finir par ne plus rien dénoter). Mais à aucun moment nous ne pouvons inférer l'existence d'extensions absolues aux termes sans connaître la suite des événements, puisque la signification des termes n'est pas ailleurs que dans la tête des locuteurs (quand bien même elle constitue une sorte d'idéal à atteindre pour ces locuteurs).
De même, affirmer que X est jaloux de Y ne peut se faire que du point de vue d'un observateur, sur la base de l'interprétation des comportements de X. C'est donc que l'observateur suppose que Y existe, que X sait que Y existe, et qu'il fait référence, idéalement, à l'état mental de X se rapportant à Y, établit des liens de causes à effet entre la présence de Y et l'état mental de X, et ainsi de suite. Ce qui ne signifie pas pour autant que l'état mental de X lui est externe. Il ne l'est que dans la tête du ou des observateurs à même d'établir ce constat, pour peu qu'ils estiment que « la jalousie de X » ne se réduit pas à un sentiment interne de X mais implique d'autres choses. De plus une telle interprétation est toujours faillible, dans la mesure où les sentiments internes de X qui sont en jeu lui sont privés, et toute interprétation ne correspond qu'idéalement à ceux-ci. Enfin si l'on se réfère à un sentiment de jalousie, il est clair qu'on peut être jaloux d'une personne qui n'existe pas par exemple si l'on est psychotique – certains troubles psychotiques pourrait d'ailleurs être liés à un défaut du fonctionnement essentialiste dont nous parlions – ou simplement paranoïaque.
C'est ce point de vue de nulle-part qui justifie l'idée qu'il puisse exister des extensions définitives à nos termes. Une telle conception ne peut être qu'idéale (parfois rétroactivement) mais ne reflète aucune réalité. Puisque la réalité du langage est bien plus complexe, contextuelle, souple, contingente, qu'une simple correspondance de terme à structure du réel, il n'y a pas lieu me semble-t-il de faire de la signification cet idéal. Il faut donc plutôt rejeter la seconde prémisse : la signification ne détermine pas l'extension, car cette dernière n'est en fait jamais parfaitement définie. La signification absolue n'existe pas : seuls les usages existent.
Voilà qui paraît censé, mais Putnam pense que ce n'est pas le cas. D'une part, affirme-t-il, la restriction des états mentaux à quelque chose d'interne aux personnes n'est pas lié à un usage courant des termes (par exemple quand on dit que X et jaloux de Y, on comprend que Y existe et que l'état mental de X en dépend). C'est en fait simplement un principe méthodologique qui a pour but, entre autre, de servir le projet d'expliquer causalement l'esprit par des lois psychologiques internes. Mais étant donné l'échec de ce programme, il n'y a pas lieu d'y adhérer a priori.
Ensuite et surtout, il n'est pas vrai que nos états psychologiques internes déterminent de manière unique l'extension des termes que nous utilisons. Putnam expose son célèbre argument de la terre jumelle : si une planète est identique à la notre en tout point, à ceci près que l'eau n'a pas la même formule chimique, les habitants (ne connaissant pas la chimie – nous sommes en 1750) auront exactement les mêmes états mentaux correspondant au concept d'eau, bien que l'extension des termes sera différente, puisque notre concept recouvre la vraie eau, le leur une eau ayant une constitution chimique différente, bien qu'imperceptible.
Un second argument de Putnam recoupe de près la rigidité de la désignation chez Kripke dans la « logique des noms propres ». Je peux très bien acquérir un terme au cours d'une conversation (par exemple « hêtre »), et même l'utiliser correctement ensuite, sans savoir exactement ce qu'il recouvre (sans être capable de distinguer le hêtre de l'orme par exemple). Ainsi pour Putnam comme pour Kripke, nos termes, dans leur usage courant, ne correspondent pas à un ensemble de descriptions qu'on aurait en tête mais désignent des entités réelles du monde auxquelles on est relié causalement, quand bien même on ignore (presque) tout d'elles. On voit alors qu'il n'est pas besoin d'une terre jumelle pour s'apercevoir que l'état psychologique d'une personne ne détermine pas l'extension d'un terme : si par exemple j'ignore personnellement la formule chimique de l'eau, l'état psychologique correspondant à ma connaissance du terme ne recouvre pas nécessairement ce qu'on entend par « eau » sur le plan scientifique, et donc ne détermine pas l'extension effective du terme.
Ainsi l'extension réelle de la plupart de nos significations ne sont réellement connues que de certains spécialistes à qui nous déléguons cette connaissance. C'est ce que Putnam appelle une division du travail linguistique. Mais ils peuvent aussi n'être connus de personne. Archimède pouvait bien savoir ce qu'est de l'or, mais se tromper sur l'extension du terme (prendre une pierre jaune pour de l'or) faute d'avoir des connaissances scientifiques suffisantes. Dans ce cas il se trompe, et on aurait pu lui montrer par exemple en réalisant certaines expériences devant ses yeux.
La composante sociale de la signification
Ce dernier point me paraît indubitable et c'est je pense le véritable apport de cet article. Personne pris isolément n'est en soi responsable de la signification des termes, celle-ci se stabilise plutôt au fil des interactions des hommes entre eux, et avec la nature. Ce dont je doute en revanche, c'est que cette thèse purement sémantique sur la signification ne nous apprenne quoi que ce soit sur nos états psychologiques, d'une part, et sur le monde, d'autre part. Ou plutôt si, en une certaine mesure, mais pas de manière aussi radicale que Putnam le laisse penser.
En particulier je pense que c'est une erreur de parler de la signification d'un terme comme existant absolument, indépendamment de ses locuteurs. Que personne ne soit personnellement responsable de la signification des termes qu'il emploie ne veut pas dire que la signification est « dans l'air », ni même dans le monde, mais que les différents états mentaux internes des personnes qui communiquent entre elles finissent par être cohérents entre eux, par converger vers une forme stable, qui dépend également bien sûr du monde extérieur. Il s'agit en quelque sorte d'une forme socialement émergente.
Au fond ce que ce texte nous apprend (tout comme d'ailleurs la « logique des noms propres » de Kripke), c'est que, de manière innée, nous sommes essentialistes (en ce sens, quelque part, ils rejoignent Bergson, mais la critique en moins). Quand nous employons un terme, bien sûr nous en avons une certaine image en tête, mais cette image ne fait figure que d'exemple : nous pensons vraiment que nous faisons référence à une chose réelle existant dans le monde, et à une chose causalement ou structurellement unifiée (c'est à dire pas seulement à des choses qui se ressemblent). C'est comme ça que nous fonctionnons.
C'est d'ailleurs ce fonctionnement qui permet d'aboutir à une stabilisation sociale des significations. En fait ce fonctionnement est probablement essentiel au langage, en tant qu'outil de communication. Le langage est d'abord performatif : parler, c'est agir. Or chaque individu conserve une certaine autonomie quant à son usage de la langue, qui résulte d'un compromis entre la fidélité à son état psychologique interne (l'ensemble des descriptions qu'il tient effectivement pour vraies) et sa volonté de transmettre efficacement à l'autre (le fait que l'autre ne dispose pas nécessairement des mêmes descriptions, et qu'il a peut-être raison). C'est donc la volonté d'agir efficacement, donc incidemment de transmettre efficacement des représentations, quit à négocier nos termes, qui est responsable de la fixation des termes sur ce qui va au delà des apparences contingentes et toujours douteuses, sur le résidu stable de la réalité, et en fait, c'est sans doute là la condition non seulement de toute communication, mais aussi plus généralement de toute connaissance. Ce n'est pas le monde seul, mais notre relation effective à lui à travers la communication qui détermine ce vers quoi converge la signification.
Il s'ensuit qu'en aucun cas les significations n'existent « hors de nous », dans la nature même (ou dans un monde platonicien), comme des absolus qu'il suffirait de dévoiler, car elles sont en réalité le fruit d'un processus cognitif, certes socialement réparti, mais processus néanmoins. Dans le cas de la terre jumelle : en imaginant que les deux terres se rencontrent et se mélangent, il est fort probable que les habitants appellent « eau » les deux sortes d'eau indifféremment, et que faisant ensuite des découvertes chimiques, ils en viennent à distinguer ces deux sortes d'eaux, leur donnant de nouveaux noms. On voit que l'histoire de nos termes est contingente, et que la rigidité de la désignation est seulement un idéal qu'on se donne, une « hypothèse de travail », une intuition métaphysique. En aucun il ne s'agit d'une réalité.
Bien sûr, mais dirons-nous, « ça marche », donc quelque part nos significations sont « dans le monde ». Ca marche, mais de manière approximative, à notre échelle. Les découvertes scientifiques tendent à contredire la plupart de nos intuitions (quand bien même la science est elles-aussi dirigée par des intuitions de type essentialistes).
Ceci dit la thèse de Putnam nous informe tout de même sur le monde naturel, dans la mesure où « ça marche » : celui-ci, malgré tout, se prête bien à l'essentialisme. La raison en est, à mon avis, que les ressemblances qui s'avèrent être des coïncidences sont extrêmement rares en particulier parce que le monde est non-linéaire, et qu'il y a de ce fait des divergences exponentielles excluant que deux causes distinctes aient par hasard le même effet. Ce que nous découvrons, ce ne sont pas des essences, mais une origine causale commune à plusieurs phénomènes qui nous permet d'inventer un « type », un terme de sorte, pour tous ces phénomènes. En fait quand nous décrivons ce qui est en rassemblant divers éléments sous un terme, nous ne parlons pas vraiment du présent mais du passé (nous l'avons déjà évoqué).
Sait-on de quoi on parle?
Il semble que Putnam veut le beurre et l'argent du beurre : affirmer qu'on connaît une signification comme on le fait dans le langage courant (c'est à dire dès qu'on emploie correctement un terme), mais aussi que celle-ci possède une intension et une extension absolue indépendamment de nous. C'est la conjonction de ces deux « significations de significations » qui est en fait impossible : la signification que je connais est subjective et révisable, celle dont veut Putnam est objective et éternelle.
Par ailleurs si l'on souhaitait adhérer à la conception de Putnam de la signification comme absolu, on pourrait très bien maintenir les deux prémisses de l'internalisme : connaître la signification d'un terme, c'est avoir un certain état psychologique, et de la signification d'un terme on peut déduire son extension. Seulement nous ne connaissons généralement pas la signification d'un terme, même quand nous l'employons. Autrement dit la locution du langage courant ne serait pas à prendre en un sens littéral. Je peux parler d'un hêtre sans savoir ce que le terme recouvre, et donc mes états internes ne déterminent pas l'extension du terme, certes, mais dans ce cas je ne sais pas réellement ce que signifie « hêtre », en tout cas pas dans le sens que voudrait donner Putnam à « signification ». Et en effet, quand j'emploie un terme que je connais mal, j'ai l'impression de « tricher » et je sais bien que mes énoncés sont faillibles.
On pourrait aussi adopter une conception plus subjective de la signification, mais plus réaliste, qui n'a pas de sens absolu mais dépend du contexte et du sujet qui s'exprime, ce qui revient à rejeter le second prémisse. Ou bien on pourrait affirmer que le terme « signification » a en fait plusieurs significations, l'une idéale et l'autre effective, et que les deux prémisses en utilisent des différentes.
Au lieu de ça Putnam en vient apparemment à soutenir une thèse aberrante et déconnectée de la réalité en rejetant le premier prémisse : que les significations absolues existent bel et bien en dehors de nous, que nous les connaissons bel et bien quand nous utilisons les termes, et donc que nos états mentaux sont externes à nous même, ou encore que nous ne savons pas vraiment ce que nous voulons dire quand nous parlons. Cette thèse me semble purement rhétorique et abstraite, bien trop subordonnée à une argumentation technique pour être acceptable.
Le point de vue de nulle-part
Le problème inhérent à ce type d'argumentation est la persistance à vouloir se placer d'un point de vue de nulle-part. Ainsi on peut parler du cas d'Archimède rétroactivement, maintenant que nous avons une bonne connaissance de ce qu'est l'or, ou nous pouvons parler des deux terres jumelles d'un point de vue extérieur neutre. Comme s'il existait déjà un monde de propositions abstraites, signifiantes, qui n'attendaient qu'à être découvertes. Pour ma part je pense que les significations trouvent leur stabilité non dans le monde, mais dans la relation des hommes au monde, qu'elles sont autant construites que découvertes. Ainsi il n'est possible de voir que les habitants des terres jumelles ont deux concepts d'eau différent que si nous disposons nous-même de ces deux concepts d'eau distincts. C'est donc de l'extension (effective) de nos significations d'eau dont il est question, qu'on rattache à celle des habitants en présumant du devenir du terme « eau » (qui on l'a vu pourrait très bien finir par ne plus rien dénoter). Mais à aucun moment nous ne pouvons inférer l'existence d'extensions absolues aux termes sans connaître la suite des événements, puisque la signification des termes n'est pas ailleurs que dans la tête des locuteurs (quand bien même elle constitue une sorte d'idéal à atteindre pour ces locuteurs).
De même, affirmer que X est jaloux de Y ne peut se faire que du point de vue d'un observateur, sur la base de l'interprétation des comportements de X. C'est donc que l'observateur suppose que Y existe, que X sait que Y existe, et qu'il fait référence, idéalement, à l'état mental de X se rapportant à Y, établit des liens de causes à effet entre la présence de Y et l'état mental de X, et ainsi de suite. Ce qui ne signifie pas pour autant que l'état mental de X lui est externe. Il ne l'est que dans la tête du ou des observateurs à même d'établir ce constat, pour peu qu'ils estiment que « la jalousie de X » ne se réduit pas à un sentiment interne de X mais implique d'autres choses. De plus une telle interprétation est toujours faillible, dans la mesure où les sentiments internes de X qui sont en jeu lui sont privés, et toute interprétation ne correspond qu'idéalement à ceux-ci. Enfin si l'on se réfère à un sentiment de jalousie, il est clair qu'on peut être jaloux d'une personne qui n'existe pas par exemple si l'on est psychotique – certains troubles psychotiques pourrait d'ailleurs être liés à un défaut du fonctionnement essentialiste dont nous parlions – ou simplement paranoïaque.
C'est ce point de vue de nulle-part qui justifie l'idée qu'il puisse exister des extensions définitives à nos termes. Une telle conception ne peut être qu'idéale (parfois rétroactivement) mais ne reflète aucune réalité. Puisque la réalité du langage est bien plus complexe, contextuelle, souple, contingente, qu'une simple correspondance de terme à structure du réel, il n'y a pas lieu me semble-t-il de faire de la signification cet idéal. Il faut donc plutôt rejeter la seconde prémisse : la signification ne détermine pas l'extension, car cette dernière n'est en fait jamais parfaitement définie. La signification absolue n'existe pas : seuls les usages existent.
Commentaires