L'impossible réduction de nos états mentaux
Pour la plupart d'entre nous, la "réalité" est constituée de personnes, d'objets manufacturés, de bâtiments, d'êtres vivants, de paysages, de pensées, d'émotions, de dialogues, d'activités, d'institutions, de règles, de symboles et d'objets symboliques (comme l'argent), de pays, de cultures, etc.
Y a-t-il un sens à dire que cette réalité est une illusion ? Je ne le pense pas.
Pourtant certains affirment que la réalité est en fait constituée de "particules (ou champs) matériels dans l'espace temps, point". Et par "point", ils entendent nous dire qu'il n'y a rien de plus, c'est à dire que toutes ces choses qu'on croit naïvement être les constituants du monde, en fait, n'existe pas vraiment, que ce sont des formes d'illusions.
Bien sûr ces personnes n'habitent pas un autre monde que le nôtre, et je doute que leur quotidien soit affecté d'une manière ou d'une autre par ces affirmations. Elles "savent" donc, comme nous, que ces choses (les personnes, objets, ...) existent -- en un certain sens. Mais, affirment-elles, ce ne sont pas des éléments fondamentaux du monde, parce qu'ils se réduisent causalement, fonctionnellement, explicativement, ontologiquement ou tout ce qu'on voudra, à d'autres choses plus petites. Si donc ces choses existent vraiment, c'est dans nos têtes.
Sur ce dernier point je pense qu'ils ont raison : ces choses là n'existent que dans nos têtes. Mais pour pouvoir affirmer qu'elles se réduisent effectivement à d'autres plus petites, encore faut-il montrer que ce qu'il y a "dans nos têtes", c'est à dire nos états mentaux, s'y réduisent, et donc qu'ils soient "fonctionnalisables". depuis l'extérieur. Or il n'y a là rien d'évident, et ce pour une raison simple : nos états mentaux sont privés, c'est à dire inaccessibles empiriquement.
Nos états mentaux existent irréductiblement
En fait toutes ces choses, les objets, êtres vivants et symboles, sont causalement efficients pris comme tels. Mes pensées causent mes paroles qui causent les actes d'un autre, il n'y a à mon avis aucun doute à avoir la dessus, pas plus du moins qu'il n'y a à douter des vérités scientifiques, par exemple. Les vérités scientifiques ne sont-elles pas établies par un passage de la parole aux actes expérimentaux, de manière similaire ? Il s'agit là en quelque sorte du fond de notre connaissance, de son point de départ, et en tant que tel il n'est pas amendable.
Or ces pensées existent en tant que tel et pas autrement. Il suffit de savoir qu'elles existent (ne serait-ce qu'à titre privé) pour savoir qu'elles ne se réduisent pas à autre chose.
Pourquoi ? Parce que la réduction est une élimination. Si la température se réduit à l'agitation moléculaire, alors la température n'existe pas vraiment dans le monde, elle n'a pas de réelle efficacité causale : seules les molécules en ont une.
Bien sûr verra-t-on, la température existe toujours, mais comme concept, c'est à dire "dans nos têtes", et à ce titre elle a une certaine efficacité causale, puisqu'elle nous permet de concevoir des machines à vapeur. Transposons donc ceci à nos pensées : si nos pensées se réduisent à autre chose, alors elles n'existent pas vraiment... Ou plutôt elles existent toujours, mais uniquement à titre de concept, c'est à dire dans nos têtes. Et à ce titre, elles ont une certaine efficacité causale. Comme des pensées, donc ? Il y a là une contradiction : nos pensées n'existent pas vraiment, mais en fait, existent toujours... Peut-être existent-elles uniquement dans la tête d'un autre, si c'est l'autre qui compte réduire mes pensées ? Ce serait déshabiller Paul de ses pensées pour en habiller Pierre, d'autant plus saugrenu qu'elles lui sont a priori inaccessibles !
Il n'y a donc pas plus de sens de dire que nos pensées sont réductibles que de dire que l'apparence ou la sensation de quelque chose (et non pas l'existence effective de cette chose) est une illusion (nous l'avions déjà observé ici). Une apparence ou une sensation existe en vertu même d'en être une, et ne peut donc pas être en soi illusoire. Voilà pourquoi, d'après moi, toutes ces choses qui meublent le monde des hommes se trouvent peut-être "dans nos têtes", mais malgré tout existent authentiquement, effectivement, et causalement pour ce qu'elles sont.
Il existe une objection à ce type d'argumentation : l'externalisme des significations. Cette objection me parait bien mal lunée (à mon avis ne fait-elle que cacher le problème sous le tapis, ou plus précisément dans un espèce de monde platonicien), et j'espère y revenir dans un prochain article.
Le problème de l'auto-prévision
Il reste à comprendre ce qui motive le réductionnisme, et voir où ça coince. Après tout il est bien vrai que certaines choses se réduisent fonctionnellement à d'autres. Il semble assez peu douteux que ma chaise soit une structure moléculaire, et qu'il n'y ait pas grand chose de plus à en dire d'un point de vue pratique.
Adoptons pour commencer un point de vue instrumental. Non par conviction, mais par prudence : personne ne doute sérieusement que nos théories scientifiques soient efficace d'un point de vue instrumental, c'est à dire qu'elles nous permettent de prédire l'issue de nos actions expérimentales. A ce titre, opérer une réduction fonctionnelle signifie que nous sommes capable de remplacer, dans notre interaction avec le monde, un concept global (du type chaise) par un concept plus fin (du type structure moléculaire), sans ne rien perdre en efficacité, et généralement au contraire en gagnant en efficacité.
Passons sur les problèmes que cela pose en pratique (s’asseoir à l'aide d'un microscope ?) et admettons que ce principe fonctionne en général. Il semble assez plausible après tout que si la thermodynamique et sa notion réductible de température permet de faire de bonnes machines à vapeur, en venir à une modélisation moléculaire puisse permettre d'en faire d'encore meilleures. La question qui se pose est alors : puis-je tout réduire fonctionnellement de cette manière (y compris les êtres humaines) ?
Cette réduction constitue en fait le projet de l'intelligence artificielle qui est bien loin d'avoir atteint son but -- ce qui ne signifie pas que c'est impossible en principe. Mais si c'est le cas, il semble y avoir une contradiction qui découle de l'argument précédent (et que nous avons déjà évoqué) : la réduction d'un objet suppose toujours l'existence du concept correspondant chez le sujet, et il y a là comme une asymétrie irréductible. Imaginons que Paul me réduise fonctionnellement. Si moi-même je le réduis fonctionnellement, alors on peut dire que je me suis auto-réduit fonctionnellement. Mais nous avons vu également que de réduire un objet, donc d'augmenter la connaissance qu'on en a, permettait d'améliorer ses possibilités, d'étendre sa liberté (faire de meilleurs machines, ...). Cependant si je me réduit moi même, il semble que je perde toute liberté. On aboutit au paradoxe suivant : puis-je faire l'inverse de ce que je prédis de moi-même ? Et on voit mal ce qui viendrait ici aliéner ma liberté. Peut-être s'agit-il finalement d'un paradoxe inhérent à toute vision totalisante de la connaissance, c'est à dire à la logique même.
L'irréductibilité est subjective... et alors ?
Il faut donc croire qu'un être connaissant n'est pas en lui même réductible fonctionnellement, auquel cas on aboutirait à des paradoxes. Mais sauf à croire que l'être vivant est d'une substance spéciale, qu'il se situe hors du monde, cette impossibilité doit s'étendre au substrat matériel dont nous sommes fait, ce qui revient à dire que la connaissance du monde en général ne peut pas être complète.
Autrement dit, toujours d'un point de vue instrumental, il est possible d'interagir globalement avec un système d'une manière qui soit fondamentalement incompatible avec une interaction à grain fin. Une telle chose est-elle physiquement possible ?
La réponse est oui, en physique quantique (nous en avons déjà parlé) : les différentes mesures d'un système sont mutuellement incompatibles (par exemple la vitesse et la position), et dans le cas d'un système complexe, cela inclue une incompatibilité entre mesures globales (mesure d'une intrication) et mesures locales. Si donc les principes de la physique quantique s'étendent au delà du monde microscopique, et notamment dans le vivant, il est parfaitement concevable que nos états mentaux soient fonctionnellement irréductibles, c'est à dire qu'une partie de leur état soit causalement efficients considérés à un niveau global mais non à un niveau local. il va sans dire que cette partie pourrait être responsable de leur cohérence comportementale (enfin sans entrer dans les détails, si cette partie irréductible persiste dans le temps malgré les mesures qu'on en fait, on peut sans doute la considérer comme privée)
L'aspect le plus intéressant de cette irréductibilité est son lien avec la subjectivité. Généralement, quand on dit d'un concept qu'il ne se réduit pas à des entités physiques, par exemple la beauté d'une statue, on dit aussi qu'il est "subjectif". Or il semble bien que dans une compréhension instrumentale, ce soit bien le cas : le concept, s'il est irréductible, correspond à un certain type d'interaction global avec l'objet (dans le cas de la statue, un certain regard) qui peut ne pas avoir lieu, et donc il dépend au moins autant du sujet que de l'objet. Il n'est là que sous forme de potentialité. C'est exactement la même conséquence que l'on tire en physique quantique : le résultat de la mesure, du fait de l'incompatibilité des différentes mesures, est fondamentalement imprévisible, bien que connaissable en termes de potentialités.
Il est alors possible de voir nos concepts scientifiques eux-mêmes, dans la mesure où ils ne sont pas entièrement réductible (par exemple le concept de cellule vivante ne se réduit pas formellement à une description moléculaire parce qu'il suppose un regard en aplomb des choses -- à plus forte raison les concepts des sciences sociales), suivent le même principe de subjectivité (qu'on peut attribuer au looping effect), qu'on retrouve in fine jusqu'au niveau le plus petit de la réalité, à savoir la physique quantique.
On aura beau dire que l'irréductibilité des choses est purement subjective (ou nomologique). Oui, et alors ? Elle n'en est pas moins réelle.
Peut-on être réaliste ?
Mais alors une conséquence plus fâcheuse en découle : nous semblons comme piégés dans l'instrumentalisme. Ou plus précisément, la question qui se pose est : quelles contraintes sur ce qu'est la réalité peut-on tirer de nos théories scientifiques conçues comme étant (a priori) instrumentales ?
S'il s'avérait que toute réalité était fonctionnellement réductible à un niveau fondamental, d'une manière unique, rien n'aurait pu freiner l'adoption d'un réalisme bête et méchant qui consiste à identifier la réalité physique décrite par les théories à la réalité tout-court (mais alors il aurait bien fallu admettre que nos contenus mentaux, puisqu'on l'a vu, ils existent, ne sont qu'une espèces de sur-couche magique et inutile en surimpression de la réalité -- étrange monde, non ?).
Puisque ce n'est apparemment pas le cas, il faut revoir nos ambitions à la baisse. Ce qui n'exclut pas d'être réaliste. On peut par exemple voir la réalité comme un espèce de potentiel existentiel en interaction permanente, ou que sais-je. En tout état de cause nos théories scientifiques ne nous renseignent plus que sur les relations (potentielles) qu'entretiennent les choses entre elles, pas sur la réalité elle-même. Nous avons affaire à un réalisme structurel épistémique. Ceci ne choquera pas les adeptes du Bergsonnisme, pour lesquels la science comme la connaissance en général est fondamentalement limitée, dans son entreprise, à l'extraction des stabilités et donc ne peut rendre compte de la durée, c'est à dire de l'immanence (je compte y consacrer également un prochain billet).
Y a-t-il un sens à dire que cette réalité est une illusion ? Je ne le pense pas.
Pourtant certains affirment que la réalité est en fait constituée de "particules (ou champs) matériels dans l'espace temps, point". Et par "point", ils entendent nous dire qu'il n'y a rien de plus, c'est à dire que toutes ces choses qu'on croit naïvement être les constituants du monde, en fait, n'existe pas vraiment, que ce sont des formes d'illusions.
Bien sûr ces personnes n'habitent pas un autre monde que le nôtre, et je doute que leur quotidien soit affecté d'une manière ou d'une autre par ces affirmations. Elles "savent" donc, comme nous, que ces choses (les personnes, objets, ...) existent -- en un certain sens. Mais, affirment-elles, ce ne sont pas des éléments fondamentaux du monde, parce qu'ils se réduisent causalement, fonctionnellement, explicativement, ontologiquement ou tout ce qu'on voudra, à d'autres choses plus petites. Si donc ces choses existent vraiment, c'est dans nos têtes.
Sur ce dernier point je pense qu'ils ont raison : ces choses là n'existent que dans nos têtes. Mais pour pouvoir affirmer qu'elles se réduisent effectivement à d'autres plus petites, encore faut-il montrer que ce qu'il y a "dans nos têtes", c'est à dire nos états mentaux, s'y réduisent, et donc qu'ils soient "fonctionnalisables". depuis l'extérieur. Or il n'y a là rien d'évident, et ce pour une raison simple : nos états mentaux sont privés, c'est à dire inaccessibles empiriquement.
Nos états mentaux existent irréductiblement
En fait toutes ces choses, les objets, êtres vivants et symboles, sont causalement efficients pris comme tels. Mes pensées causent mes paroles qui causent les actes d'un autre, il n'y a à mon avis aucun doute à avoir la dessus, pas plus du moins qu'il n'y a à douter des vérités scientifiques, par exemple. Les vérités scientifiques ne sont-elles pas établies par un passage de la parole aux actes expérimentaux, de manière similaire ? Il s'agit là en quelque sorte du fond de notre connaissance, de son point de départ, et en tant que tel il n'est pas amendable.
Or ces pensées existent en tant que tel et pas autrement. Il suffit de savoir qu'elles existent (ne serait-ce qu'à titre privé) pour savoir qu'elles ne se réduisent pas à autre chose.
Pourquoi ? Parce que la réduction est une élimination. Si la température se réduit à l'agitation moléculaire, alors la température n'existe pas vraiment dans le monde, elle n'a pas de réelle efficacité causale : seules les molécules en ont une.
Bien sûr verra-t-on, la température existe toujours, mais comme concept, c'est à dire "dans nos têtes", et à ce titre elle a une certaine efficacité causale, puisqu'elle nous permet de concevoir des machines à vapeur. Transposons donc ceci à nos pensées : si nos pensées se réduisent à autre chose, alors elles n'existent pas vraiment... Ou plutôt elles existent toujours, mais uniquement à titre de concept, c'est à dire dans nos têtes. Et à ce titre, elles ont une certaine efficacité causale. Comme des pensées, donc ? Il y a là une contradiction : nos pensées n'existent pas vraiment, mais en fait, existent toujours... Peut-être existent-elles uniquement dans la tête d'un autre, si c'est l'autre qui compte réduire mes pensées ? Ce serait déshabiller Paul de ses pensées pour en habiller Pierre, d'autant plus saugrenu qu'elles lui sont a priori inaccessibles !
Il n'y a donc pas plus de sens de dire que nos pensées sont réductibles que de dire que l'apparence ou la sensation de quelque chose (et non pas l'existence effective de cette chose) est une illusion (nous l'avions déjà observé ici). Une apparence ou une sensation existe en vertu même d'en être une, et ne peut donc pas être en soi illusoire. Voilà pourquoi, d'après moi, toutes ces choses qui meublent le monde des hommes se trouvent peut-être "dans nos têtes", mais malgré tout existent authentiquement, effectivement, et causalement pour ce qu'elles sont.
Il existe une objection à ce type d'argumentation : l'externalisme des significations. Cette objection me parait bien mal lunée (à mon avis ne fait-elle que cacher le problème sous le tapis, ou plus précisément dans un espèce de monde platonicien), et j'espère y revenir dans un prochain article.
Le problème de l'auto-prévision
Il reste à comprendre ce qui motive le réductionnisme, et voir où ça coince. Après tout il est bien vrai que certaines choses se réduisent fonctionnellement à d'autres. Il semble assez peu douteux que ma chaise soit une structure moléculaire, et qu'il n'y ait pas grand chose de plus à en dire d'un point de vue pratique.
Adoptons pour commencer un point de vue instrumental. Non par conviction, mais par prudence : personne ne doute sérieusement que nos théories scientifiques soient efficace d'un point de vue instrumental, c'est à dire qu'elles nous permettent de prédire l'issue de nos actions expérimentales. A ce titre, opérer une réduction fonctionnelle signifie que nous sommes capable de remplacer, dans notre interaction avec le monde, un concept global (du type chaise) par un concept plus fin (du type structure moléculaire), sans ne rien perdre en efficacité, et généralement au contraire en gagnant en efficacité.
Passons sur les problèmes que cela pose en pratique (s’asseoir à l'aide d'un microscope ?) et admettons que ce principe fonctionne en général. Il semble assez plausible après tout que si la thermodynamique et sa notion réductible de température permet de faire de bonnes machines à vapeur, en venir à une modélisation moléculaire puisse permettre d'en faire d'encore meilleures. La question qui se pose est alors : puis-je tout réduire fonctionnellement de cette manière (y compris les êtres humaines) ?
Cette réduction constitue en fait le projet de l'intelligence artificielle qui est bien loin d'avoir atteint son but -- ce qui ne signifie pas que c'est impossible en principe. Mais si c'est le cas, il semble y avoir une contradiction qui découle de l'argument précédent (et que nous avons déjà évoqué) : la réduction d'un objet suppose toujours l'existence du concept correspondant chez le sujet, et il y a là comme une asymétrie irréductible. Imaginons que Paul me réduise fonctionnellement. Si moi-même je le réduis fonctionnellement, alors on peut dire que je me suis auto-réduit fonctionnellement. Mais nous avons vu également que de réduire un objet, donc d'augmenter la connaissance qu'on en a, permettait d'améliorer ses possibilités, d'étendre sa liberté (faire de meilleurs machines, ...). Cependant si je me réduit moi même, il semble que je perde toute liberté. On aboutit au paradoxe suivant : puis-je faire l'inverse de ce que je prédis de moi-même ? Et on voit mal ce qui viendrait ici aliéner ma liberté. Peut-être s'agit-il finalement d'un paradoxe inhérent à toute vision totalisante de la connaissance, c'est à dire à la logique même.
L'irréductibilité est subjective... et alors ?
Il faut donc croire qu'un être connaissant n'est pas en lui même réductible fonctionnellement, auquel cas on aboutirait à des paradoxes. Mais sauf à croire que l'être vivant est d'une substance spéciale, qu'il se situe hors du monde, cette impossibilité doit s'étendre au substrat matériel dont nous sommes fait, ce qui revient à dire que la connaissance du monde en général ne peut pas être complète.
Autrement dit, toujours d'un point de vue instrumental, il est possible d'interagir globalement avec un système d'une manière qui soit fondamentalement incompatible avec une interaction à grain fin. Une telle chose est-elle physiquement possible ?
La réponse est oui, en physique quantique (nous en avons déjà parlé) : les différentes mesures d'un système sont mutuellement incompatibles (par exemple la vitesse et la position), et dans le cas d'un système complexe, cela inclue une incompatibilité entre mesures globales (mesure d'une intrication) et mesures locales. Si donc les principes de la physique quantique s'étendent au delà du monde microscopique, et notamment dans le vivant, il est parfaitement concevable que nos états mentaux soient fonctionnellement irréductibles, c'est à dire qu'une partie de leur état soit causalement efficients considérés à un niveau global mais non à un niveau local. il va sans dire que cette partie pourrait être responsable de leur cohérence comportementale (enfin sans entrer dans les détails, si cette partie irréductible persiste dans le temps malgré les mesures qu'on en fait, on peut sans doute la considérer comme privée)
L'aspect le plus intéressant de cette irréductibilité est son lien avec la subjectivité. Généralement, quand on dit d'un concept qu'il ne se réduit pas à des entités physiques, par exemple la beauté d'une statue, on dit aussi qu'il est "subjectif". Or il semble bien que dans une compréhension instrumentale, ce soit bien le cas : le concept, s'il est irréductible, correspond à un certain type d'interaction global avec l'objet (dans le cas de la statue, un certain regard) qui peut ne pas avoir lieu, et donc il dépend au moins autant du sujet que de l'objet. Il n'est là que sous forme de potentialité. C'est exactement la même conséquence que l'on tire en physique quantique : le résultat de la mesure, du fait de l'incompatibilité des différentes mesures, est fondamentalement imprévisible, bien que connaissable en termes de potentialités.
Il est alors possible de voir nos concepts scientifiques eux-mêmes, dans la mesure où ils ne sont pas entièrement réductible (par exemple le concept de cellule vivante ne se réduit pas formellement à une description moléculaire parce qu'il suppose un regard en aplomb des choses -- à plus forte raison les concepts des sciences sociales), suivent le même principe de subjectivité (qu'on peut attribuer au looping effect), qu'on retrouve in fine jusqu'au niveau le plus petit de la réalité, à savoir la physique quantique.
On aura beau dire que l'irréductibilité des choses est purement subjective (ou nomologique). Oui, et alors ? Elle n'en est pas moins réelle.
Peut-on être réaliste ?
Mais alors une conséquence plus fâcheuse en découle : nous semblons comme piégés dans l'instrumentalisme. Ou plus précisément, la question qui se pose est : quelles contraintes sur ce qu'est la réalité peut-on tirer de nos théories scientifiques conçues comme étant (a priori) instrumentales ?
S'il s'avérait que toute réalité était fonctionnellement réductible à un niveau fondamental, d'une manière unique, rien n'aurait pu freiner l'adoption d'un réalisme bête et méchant qui consiste à identifier la réalité physique décrite par les théories à la réalité tout-court (mais alors il aurait bien fallu admettre que nos contenus mentaux, puisqu'on l'a vu, ils existent, ne sont qu'une espèces de sur-couche magique et inutile en surimpression de la réalité -- étrange monde, non ?).
Puisque ce n'est apparemment pas le cas, il faut revoir nos ambitions à la baisse. Ce qui n'exclut pas d'être réaliste. On peut par exemple voir la réalité comme un espèce de potentiel existentiel en interaction permanente, ou que sais-je. En tout état de cause nos théories scientifiques ne nous renseignent plus que sur les relations (potentielles) qu'entretiennent les choses entre elles, pas sur la réalité elle-même. Nous avons affaire à un réalisme structurel épistémique. Ceci ne choquera pas les adeptes du Bergsonnisme, pour lesquels la science comme la connaissance en général est fondamentalement limitée, dans son entreprise, à l'extraction des stabilités et donc ne peut rendre compte de la durée, c'est à dire de l'immanence (je compte y consacrer également un prochain billet).
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