Doit-on vraiment avoir une opinion politique ?
Il y a un problème d’intégration culturelle dans les banlieues - Il y a un problème d’exclusion sociale dans les banlieues - Il n’y a pas de problème si important que ça dans les banlieues - Il faut répondre à l’insécurité de manière autoritaire - Il faut favoriser la mixité sociale - La France est dirigée par une oligarchie - Les travailleurs sont exploités par le capital - Les musulmans ne peuvent pas vivre en république - La fiscalité française fait fuir les investisseurs - Les dépenses sociales plombent l’économie - Le chômage est l’armée de réserve du capitalisme - Les chinois nous prennent nos emplois - La religion est la cause de toutes les guerres - Pour l’économie, rien ne vaut une bonne guerre - Les gens ont besoin d’un leader - Nous sommes trop nombreux sur terre - Les gens des pays émergents veulent vivre comme nous - Il existe une misère sociale qui ne cesse de s’agrandir - Il existe une insécurité qui ne cesse de s’agrandir - Les français pensent que... - Les français en ont marre de... etc, etc.
Les opinions, les représentations, sont partout, véhiculées par les hommes politiques, par les médias... Elles se transmettent comme des virus, aux comptoirs des bistrots ou autour des machines à cafés, sur les plateaux télés, au fils des articles de blogs, des commentaires... Le monde politique dans son ensemble fait lui même parfois figure de grand marché aux représentations, où l’on nous refourgue des points de vue comme on nous vendrait des poires ou des échalotes.
Bien sûr, on ne saurait se passer de représentations. C’est sur leur base qu’on sélectionne et interprète les faits. C’est avec elles qu’on pense. Ce qui importe donc, ce n’est pas d’en avoir ou pas, c’est plutôt la qualité de celles que l’on a. Mais comment en juger ? Ou bien ne devrait-on pas cesser de prendre nos propres représentations trop au sérieux ?
Darwin et la représentation
Nous avons tous une représentation de nos lieux de vies, de nos congénères, de nos domaines d'expertise professionnels. Ces représentations sont vivantes : elles se partagent ou se transmettent entre collègues, entre amis, elles se discutent, s’affûtent et parfois disparaissent ou évoluent quand elles s’avèrent erronées. Nous ne doutons que rarement de la qualité de nos représentations quotidiennes parce qu’elles sont effectives et nous permette d’agir efficacement. Nous les validons et les corrigeons sans cesse en les confrontant à la réalité. En rentrant chez moi, je dépose mes clés sur la table basse sans la moindre hésitation, et sans même un regard ; si un jour la table a été déplacée, il me suffira de quelques erreurs pour mettre à jour la représentation que j'ai de mon intérieur domestique.
Ainsi on peut penser qu’il existe une forme de sélection darwinienne des représentations, si bien qu’au final, celles qui subsistent sont, pour la plupart, relativement justes, c’est à dire fiables dans leur correspondance à la réalité. Et il se trouve que nous tombons tous plus ou moins d’accord, entre nous, sur ce types de représentations pratiques. Moi et mes collègues, nous avons a peu près la même vision de notre activité et de notre rôle.
Mais alors, sans entrer dans la dichotomie fait/valeur, comment se fait-il que dans le domaine de la politique, de la société, les représentations divergentes prospèrent ? Pourquoi dans ces domaines ne tombe-t-on pas d’accord sur la réalité, comme on tomberait d’accord sur un fait scientifique ou sur un aspect pratique ? Pourquoi n’y a-t-il pas toujours convergence de diagnostic ? Après tout, le monde n’est-il pas unique, et nos opinions ne peuvent-elles pas être confrontées à la réalités ? Dans ce cas, il faut bien admettre qu’elles sont soit vraies, soit fausses, et on doit pouvoir le savoir... A moins qu’en réalité les choses soient plus compliquées : il se pourrait que nos opinions n’aient tout simplement pas de sens...
Nos opinions sont-elles vérifiables ?
Si nos opinions politiques, aussi bien que leur contraire, parviennent à cohabiter, n’est-ce pas qu’elles et leurs contraires sont tout autant justes ? Mais dans ce cas, ne peut-on pas en déduire qu’elles sont simplement dénuées de sens, au point de ne pas pouvoir être réellement confrontées à la réalité, si bien qu’elles restent valides, tout autant que leur contraire, en toute situation ? Ainsi je peux très bien croire que mon chien est le pape des chiens. Si les autres chiens l’aboient, c’est par respect, et ceux qui ne l’aboient pas sont d’une autre religion. Ou l’inverse. Qui osera me prouver le contraire ? J’ai tout le loisir de réinterpréter ce que j’entendais par “pape des chiens” au fur et à mesure des événements. Mon opinion ne peut en aucune façon être confrontée à la réalité parce qu’elle n’a aucune signification concrète, parce que dire que mon chien est le pape des chiens, c’est comme ne rien dire du tout.
De la même façon, il se peut que la plupart de nos opinions politiques n’aient simplement pas de sens, parce que nous ne disposons pas des moyens de les confronter à la réalité. Si je me trompe d’emplacement pour ma table basse, il me faudra peu de temps pour rectifier le tir, mais si je me trompe de constat sur la société française - si par exemple, je m’imagine à tort que les immigrés sont source de criminalité - quelle expérience me permettra-t-elle de rectifier le tir ? Combien de fois puis-je proférer cette contre-vérité avant de m’apercevoir qu’elle ne correspond pas aux faits ? Toute ma vie, sans doute.
Ainsi il se pourrait que cette profusion d’idées contradictoires soit la conséquence d’une dissymétrie entre l’immense étendue de notre accès au monde en terme d’information, à travers les médias, et le domaine beaucoup plus limité de ce qu’il m’est réellement donné de connaître, c’est à dire ce avec quoi je peux réellement interagir. Les médias me donne l’illusion que je connais les choses qui me sont éloignées, mais je n’ai aucun moyen de confronter mes représentations, de multiplier les perspectives pour tester les jugements que je tire de ces informations. Je n’ai pas le pouvoir d’action qui me permettrait de m’apercevoir de mes erreurs. Sans compter que la vision que m’offre les médias est déjà elle même pré-représentée, et qu’une question de confiance envers ces derniers vient se superposer à la question du jugement en elle-même... Ces pré-représentations sont-elles elles aussi sélectionnées sur la base de leur adéquation à la réalité ? Ou bien existerait-il d’autres critères (comme la "photogénie") ?
En tout état de cause, mes propres représentations de la société ne sont, elles, que faiblement sélectionnée sur la base de leur adéquation à la réalité, et ce sont d’autres critères de sélection qui prennent le relais : leur potentiel de persuasion, leur simplicité, la satisfaction qu’elles me procurent, leur potentiel viral, leur efficacité politique. Ainsi fantasmes de tous bords et autres jugements erronées peuvent prospérer, aux côtés des symboles, des images, suivant les vents des rapports de forces dominant la société...
Un individu aurait du mal à survivre si ses représentations quotidiennes étaient erronnées. A l’échelle supérieure, par exemple celle d’un pays, une société entière peut-elle survivre si ses représentations communes dominantes sont erronées ? Quels en sont les symptômes ? Peut être les crises et les guerres ?
Nos opinions ont-elles un sens ?
Il est vrai que l’impossibilité pratique de vérifier nos propositions ne signifie pas qu’elles n’ont aucun sens. Cependant il se pourrait que beaucoup aient beaucoup moins de sens qu’on ne l’imagine. Prenons l’affirmation d’un lien causal entre immigration et criminalité. Elle aurait certainement une signification précise dans certaines circonstances - par exemple dans la bouche d’un sociologue. Mais il se peut très bien que je n’ai pas une idée parfaitement claire de ce qu’est l’immigration - par exemple, que je la restreigne inconsciemment à l'immigration africaine, ou que je la confonde avec la présence de personnes de type noir, arabe ou asiatique en France, dont la plupart sont français. Il se peut que je ne veuille pas dire quelque chose de très précis par “criminalité”, que je n’y ait pas réfléchi. Enfin l’idée que quelque chose soit causé par l’immigration mérite aussi développement : peut-on vraiment isoler l’immigration comme cause de quelque chose, sachant que celle-ci est corrélé à de multiples réalités sociales ? Au final, il n’est pas du tout évident que cette phrase ait le moindre sens au moment où je la prononce, il peut ne s’agir que d’une vague représentation sans queue ni tête que j’exprime de façon parfaitement erronée.
Le problème n’est donc pas uniquement l’étendue du monde dont nous parlons, qui dépasse nos possibilités pratiques de vérification, mais aussi sa complexité qui dépasse nos moyens de représentation. On voudrait généraliser, mettre en évidence des lois, mais le monde social n’est pas un laboratoire, il est unique, fondamentalement imprévisible et jamais deux fois semblable à lui même. Bien qu’il s’y plie sous certains aspects, il n’est jamais totalement adapté à notre manie conceptuelle qui consiste à vouloir arrêter le temps (par exemple en créant les conditions artificielles d’une répétition illimitée des mêmes événements) et isoler des objets ou des classes pour démêler des liens de causalité.
Quand on parle du problème des banlieues c’est la même chose. De quoi parle-t-on ? Que sont les banlieues exactement, où commencent-elles et où s'arrêtent-elles ? Et quel problème y a-t-il : la pauvreté, l’insécurité, la peur de l’autre ? Ou bien s’agit-il d’un mystérieux climat impalpable qui habiterait nos cités ? Les concepts sont lâches, ils revêtent différent sens possibles, on use et abuse des termes généraux, des abstractions, on “anthropomorphise” à outrance... Et au fond il n’y a pas de vérité sur ces sujets, parce que les problèmes ne sont même pas posés, ils sont diffus au point que ce ne sont plus que des valeurs qui s’y expriment. Chacun mettra l’accent sur ce qui constitue ses valeurs dominantes (la liberté ou l’autorité, la tolérance ou l’appartenance, l’égalité ou le mérite, l’ordre ou la diversité, ...).
Rendons nous à l’évidence : dans la plupart des discussions, les faits ne sont qu’un prétexte. Nous cherchons à convaincre nos interlocuteurs d’adopter nos valeurs bien plus qu’à s’accorder sur un constat, ou ne serait-ce que sur la meilleure politique à adopter à l’avenir. Mais les valeurs sont plastiques, elles se coulent dans n’importe quel contexte et revêtent toutes les formes... Elles ne sont ni vraies, ni fausses, ni vérifiables, ni falsifiables, parce qu’elles ne disent rien sur le monde - elles ne sont qu’un prisme, une façon de décomposer le réel. Non qu’il n’y ait pas d’intérêt en soi à discuter de ces valeurs... Mais n’est-ce pas présomptueux de croire qu’on les tire des faits, plutôt que d’envisager que ce soit notre vision des faits qui, en fait, dérive de nos valeurs ?
Conclusion
Ainsi la plupart du temps, nous ferions mieux de suspendre notre jugement. Mais ce n’est pas chose facile. Ce qui est premier n’est pas le doute, mais la certitude. Avant de douter, il faut avoir de quoi douter, un matériau, il faut déjà disposer d’une représentation de la réalité. Le doute critique ne va pas de soi, il se cultive, il se travaille. C’est un questionnement incessant, mais salutaire, de nos propres certitudes.
Il ne s’agit donc pas ici de promouvoir l’apathie, l’absence de jugement, mais plutôt d'empêcher que le jugement ne s'arrête quelque part, à un point d'auto-satisfaction. Il s'agit de mettre l’accent sur une certaine exigence de qualité critique, toujours en mouvement, qui doit nécessairement (voire méthodologiquement) se faire humble dans ses prétentions.
Les opinions, les représentations, sont partout, véhiculées par les hommes politiques, par les médias... Elles se transmettent comme des virus, aux comptoirs des bistrots ou autour des machines à cafés, sur les plateaux télés, au fils des articles de blogs, des commentaires... Le monde politique dans son ensemble fait lui même parfois figure de grand marché aux représentations, où l’on nous refourgue des points de vue comme on nous vendrait des poires ou des échalotes.
Bien sûr, on ne saurait se passer de représentations. C’est sur leur base qu’on sélectionne et interprète les faits. C’est avec elles qu’on pense. Ce qui importe donc, ce n’est pas d’en avoir ou pas, c’est plutôt la qualité de celles que l’on a. Mais comment en juger ? Ou bien ne devrait-on pas cesser de prendre nos propres représentations trop au sérieux ?
Darwin et la représentation
Nous avons tous une représentation de nos lieux de vies, de nos congénères, de nos domaines d'expertise professionnels. Ces représentations sont vivantes : elles se partagent ou se transmettent entre collègues, entre amis, elles se discutent, s’affûtent et parfois disparaissent ou évoluent quand elles s’avèrent erronées. Nous ne doutons que rarement de la qualité de nos représentations quotidiennes parce qu’elles sont effectives et nous permette d’agir efficacement. Nous les validons et les corrigeons sans cesse en les confrontant à la réalité. En rentrant chez moi, je dépose mes clés sur la table basse sans la moindre hésitation, et sans même un regard ; si un jour la table a été déplacée, il me suffira de quelques erreurs pour mettre à jour la représentation que j'ai de mon intérieur domestique.
Ainsi on peut penser qu’il existe une forme de sélection darwinienne des représentations, si bien qu’au final, celles qui subsistent sont, pour la plupart, relativement justes, c’est à dire fiables dans leur correspondance à la réalité. Et il se trouve que nous tombons tous plus ou moins d’accord, entre nous, sur ce types de représentations pratiques. Moi et mes collègues, nous avons a peu près la même vision de notre activité et de notre rôle.
Mais alors, sans entrer dans la dichotomie fait/valeur, comment se fait-il que dans le domaine de la politique, de la société, les représentations divergentes prospèrent ? Pourquoi dans ces domaines ne tombe-t-on pas d’accord sur la réalité, comme on tomberait d’accord sur un fait scientifique ou sur un aspect pratique ? Pourquoi n’y a-t-il pas toujours convergence de diagnostic ? Après tout, le monde n’est-il pas unique, et nos opinions ne peuvent-elles pas être confrontées à la réalités ? Dans ce cas, il faut bien admettre qu’elles sont soit vraies, soit fausses, et on doit pouvoir le savoir... A moins qu’en réalité les choses soient plus compliquées : il se pourrait que nos opinions n’aient tout simplement pas de sens...
Nos opinions sont-elles vérifiables ?
Si nos opinions politiques, aussi bien que leur contraire, parviennent à cohabiter, n’est-ce pas qu’elles et leurs contraires sont tout autant justes ? Mais dans ce cas, ne peut-on pas en déduire qu’elles sont simplement dénuées de sens, au point de ne pas pouvoir être réellement confrontées à la réalité, si bien qu’elles restent valides, tout autant que leur contraire, en toute situation ? Ainsi je peux très bien croire que mon chien est le pape des chiens. Si les autres chiens l’aboient, c’est par respect, et ceux qui ne l’aboient pas sont d’une autre religion. Ou l’inverse. Qui osera me prouver le contraire ? J’ai tout le loisir de réinterpréter ce que j’entendais par “pape des chiens” au fur et à mesure des événements. Mon opinion ne peut en aucune façon être confrontée à la réalité parce qu’elle n’a aucune signification concrète, parce que dire que mon chien est le pape des chiens, c’est comme ne rien dire du tout.
De la même façon, il se peut que la plupart de nos opinions politiques n’aient simplement pas de sens, parce que nous ne disposons pas des moyens de les confronter à la réalité. Si je me trompe d’emplacement pour ma table basse, il me faudra peu de temps pour rectifier le tir, mais si je me trompe de constat sur la société française - si par exemple, je m’imagine à tort que les immigrés sont source de criminalité - quelle expérience me permettra-t-elle de rectifier le tir ? Combien de fois puis-je proférer cette contre-vérité avant de m’apercevoir qu’elle ne correspond pas aux faits ? Toute ma vie, sans doute.
Ainsi il se pourrait que cette profusion d’idées contradictoires soit la conséquence d’une dissymétrie entre l’immense étendue de notre accès au monde en terme d’information, à travers les médias, et le domaine beaucoup plus limité de ce qu’il m’est réellement donné de connaître, c’est à dire ce avec quoi je peux réellement interagir. Les médias me donne l’illusion que je connais les choses qui me sont éloignées, mais je n’ai aucun moyen de confronter mes représentations, de multiplier les perspectives pour tester les jugements que je tire de ces informations. Je n’ai pas le pouvoir d’action qui me permettrait de m’apercevoir de mes erreurs. Sans compter que la vision que m’offre les médias est déjà elle même pré-représentée, et qu’une question de confiance envers ces derniers vient se superposer à la question du jugement en elle-même... Ces pré-représentations sont-elles elles aussi sélectionnées sur la base de leur adéquation à la réalité ? Ou bien existerait-il d’autres critères (comme la "photogénie") ?
En tout état de cause, mes propres représentations de la société ne sont, elles, que faiblement sélectionnée sur la base de leur adéquation à la réalité, et ce sont d’autres critères de sélection qui prennent le relais : leur potentiel de persuasion, leur simplicité, la satisfaction qu’elles me procurent, leur potentiel viral, leur efficacité politique. Ainsi fantasmes de tous bords et autres jugements erronées peuvent prospérer, aux côtés des symboles, des images, suivant les vents des rapports de forces dominant la société...
Un individu aurait du mal à survivre si ses représentations quotidiennes étaient erronnées. A l’échelle supérieure, par exemple celle d’un pays, une société entière peut-elle survivre si ses représentations communes dominantes sont erronées ? Quels en sont les symptômes ? Peut être les crises et les guerres ?
Nos opinions ont-elles un sens ?
Il est vrai que l’impossibilité pratique de vérifier nos propositions ne signifie pas qu’elles n’ont aucun sens. Cependant il se pourrait que beaucoup aient beaucoup moins de sens qu’on ne l’imagine. Prenons l’affirmation d’un lien causal entre immigration et criminalité. Elle aurait certainement une signification précise dans certaines circonstances - par exemple dans la bouche d’un sociologue. Mais il se peut très bien que je n’ai pas une idée parfaitement claire de ce qu’est l’immigration - par exemple, que je la restreigne inconsciemment à l'immigration africaine, ou que je la confonde avec la présence de personnes de type noir, arabe ou asiatique en France, dont la plupart sont français. Il se peut que je ne veuille pas dire quelque chose de très précis par “criminalité”, que je n’y ait pas réfléchi. Enfin l’idée que quelque chose soit causé par l’immigration mérite aussi développement : peut-on vraiment isoler l’immigration comme cause de quelque chose, sachant que celle-ci est corrélé à de multiples réalités sociales ? Au final, il n’est pas du tout évident que cette phrase ait le moindre sens au moment où je la prononce, il peut ne s’agir que d’une vague représentation sans queue ni tête que j’exprime de façon parfaitement erronée.
Le problème n’est donc pas uniquement l’étendue du monde dont nous parlons, qui dépasse nos possibilités pratiques de vérification, mais aussi sa complexité qui dépasse nos moyens de représentation. On voudrait généraliser, mettre en évidence des lois, mais le monde social n’est pas un laboratoire, il est unique, fondamentalement imprévisible et jamais deux fois semblable à lui même. Bien qu’il s’y plie sous certains aspects, il n’est jamais totalement adapté à notre manie conceptuelle qui consiste à vouloir arrêter le temps (par exemple en créant les conditions artificielles d’une répétition illimitée des mêmes événements) et isoler des objets ou des classes pour démêler des liens de causalité.
Quand on parle du problème des banlieues c’est la même chose. De quoi parle-t-on ? Que sont les banlieues exactement, où commencent-elles et où s'arrêtent-elles ? Et quel problème y a-t-il : la pauvreté, l’insécurité, la peur de l’autre ? Ou bien s’agit-il d’un mystérieux climat impalpable qui habiterait nos cités ? Les concepts sont lâches, ils revêtent différent sens possibles, on use et abuse des termes généraux, des abstractions, on “anthropomorphise” à outrance... Et au fond il n’y a pas de vérité sur ces sujets, parce que les problèmes ne sont même pas posés, ils sont diffus au point que ce ne sont plus que des valeurs qui s’y expriment. Chacun mettra l’accent sur ce qui constitue ses valeurs dominantes (la liberté ou l’autorité, la tolérance ou l’appartenance, l’égalité ou le mérite, l’ordre ou la diversité, ...).
Rendons nous à l’évidence : dans la plupart des discussions, les faits ne sont qu’un prétexte. Nous cherchons à convaincre nos interlocuteurs d’adopter nos valeurs bien plus qu’à s’accorder sur un constat, ou ne serait-ce que sur la meilleure politique à adopter à l’avenir. Mais les valeurs sont plastiques, elles se coulent dans n’importe quel contexte et revêtent toutes les formes... Elles ne sont ni vraies, ni fausses, ni vérifiables, ni falsifiables, parce qu’elles ne disent rien sur le monde - elles ne sont qu’un prisme, une façon de décomposer le réel. Non qu’il n’y ait pas d’intérêt en soi à discuter de ces valeurs... Mais n’est-ce pas présomptueux de croire qu’on les tire des faits, plutôt que d’envisager que ce soit notre vision des faits qui, en fait, dérive de nos valeurs ?
Conclusion
Ainsi la plupart du temps, nous ferions mieux de suspendre notre jugement. Mais ce n’est pas chose facile. Ce qui est premier n’est pas le doute, mais la certitude. Avant de douter, il faut avoir de quoi douter, un matériau, il faut déjà disposer d’une représentation de la réalité. Le doute critique ne va pas de soi, il se cultive, il se travaille. C’est un questionnement incessant, mais salutaire, de nos propres certitudes.
Il ne s’agit donc pas ici de promouvoir l’apathie, l’absence de jugement, mais plutôt d'empêcher que le jugement ne s'arrête quelque part, à un point d'auto-satisfaction. Il s'agit de mettre l’accent sur une certaine exigence de qualité critique, toujours en mouvement, qui doit nécessairement (voire méthodologiquement) se faire humble dans ses prétentions.
Commentaires
L'opinion politique (celle qui contient encore quelques éléments de morale) n'apparaitrait-elle pas comme une simple explication, une justification de l'action et non le moteur de celle-ci ?
Je me suis souvent demandé comment il était possible que les doctrines fascistes et communistes (pourtant idéologiquement très différentes) amènent finalement au même point. Comment est-ce possible si l'opinion et l'idéologie politique ont réellement le rôle qu'elles prétendent avoir ?
Je ne sais pas si ce les doctrines fascistes et communistes amènent finalement au même point. J'ai plutôt l'impression que c'est la volonté d'avoir un contrôle centrale fort de toute la société par un seul homme qui amène au même point. Par ailleurs, on peut aussi différencier l'idéologie communiste et la façon dont elle a été appliquée...