Relativisme et scientisme
Hier j’ai été invité à parler relativisme et scientisme chez Mr Sam. Un petit complément ici.
Le relativisme, c’est en gros l’idée qu’une affirmation peut être vraie d’un point de vue, mais pas d’un autre, et qu’il n’existe pas de point de vue neutre ou privilégié pour l’évaluer absolument. On peut être relativiste à propos des goûts esthétiques, des principes moraux ou, de manière plus controversée, à propos d’affirmations factuelles, notamment scientifiques : il y aurait “plusieurs vérités” ou plusieurs manières alternatives de voir le monde. Ça s’accompagne souvent d’une idée de conversion : adopter une façon de voir le monde nécessiterait un engagement actif ou une immersion, d’où l’impossibilité de comparer de manière neutre deux façons de voir le monde. Le relativiste à propos des sciences affirme qu’une théorie scientifique est une “façon de voir le monde” en ce sens.
L’un des arguments principaux en faveur d’un relativisme à propos des sciences est la charge théorique de l’observation, soit l’idée que les observations scientifiques ne sont pas neutres, mais toujours interprétées à la lumière de la théorie.
On peut commencer par voir comment ça marche avec la perception au sens ordinaire. Notre expérience du monde nous est elle simplement “donnée” par la perception ? Est-elle passive et neutre, indépendante de nos croyances préalables ? Pas vraiment. Vous avez tous appris à voir des lettres et des mots plutôt que de simples lignes sur un écran ou du papier par exemple. Pas besoin de faire consciemment des inférences pour lire : l’apprentissage de la lecture a directement affecté votre manière de voir le monde. Percevoir, c’est reconnaitre à quelles catégories appartiennent des objets (je vois un piano en bois, une chemise bleue), et ces catégories sont pour la plupart apprises par la pratique, sans être définies explicitement, par une immersion dans la société.
Tout ça ressemble beaucoup à une “conversion”… De l’eau au moulin du relativiste. Mais attention, ça ne veut pas dire que l’on voit juste ce que l’on veut voir ! La perception reste largement involontaire.
Ceci dit, nos intentions et cet apprentissage peuvent nous rendre sélectifs : quand on est concentré sur un objectif, on passe à côté de beaucoup de détails non pertinents. Les expériences en psychologie montrent que nos attentes peuvent introduire des biais perceptifs.
Les catégories scientifiques fonctionnent de façon similaire. Manier les concepts de la biologie évolutive, construire des modèles en physique, ça s’apprend par la pratique. Faire des mesures dans un laboratoire et les interpréter correctement aussi. Tout ça n’est pas entièrement formalisé. Une discipline scientifique, c’est aussi une certaine façon de poser les problèmes et des outils standards pour les résoudre (poser des questions en termes évolutifs en biologie). La discipline nous rend inévitablement sélectif quant aux hypothèses qui méritent ou non d’être considérées. Et entendons nous bien, tout ça est nécessaire pour avancer. On ne peut renverser la table et envisager une infinité de théories et hypothèses alternatives chaque fois que nos observations ne collent pas à nos attentes. On a besoin d’un cadre pour nous guider.
Donc en règle générale, le cadre disciplinaire n’est pas directement remis en question. Au contraire, les scientifiques peuvent essayer de le sauver quand il est mis en difficulté. Les physiciens préfèrent postuler de la matière noire pour expliquer des observations non concordantes plutôt que de construire une nouvelle physique. Et encore une fois, ce n’est pas en soi un problème : cette attitude s’avère souvent fructueuse (c’est comme ça qu’on a découvert Neptune).
Mais ça bat en brèche l’idée qu’il existerait une “méthode scientifique” universelle, foncièrement anti-dogmatique, fondée sur des observations neutres, à partir de laquelle on pourrait tous converger vers la vérité. Croire en une telle méthode universelle peut être qualifié de scientisme. En pratique, on observe plutôt que chaque cadre disciplinaire développe ses propres méthodes d’enquête empirique, ses propres méthodes d’observation.
Tout ça peut induire un doute sceptique : est-ce que le cadre dans lequel on développe les connaissances, notre “manière de voir le monde”, est la seule possible ? N’y aurait-il pas des manières de voir alternatives tout aussi valides ?
C’est ce type d’arguments qui peut être avancé par les relativistes. Le relativisme a connu un regain d’intérêt dans les années 1970-80 quand on a commencé à s’intéresser au fonctionnement réel des sciences dans toute sa complexité (histoire et sociologie des sciences) au lieu de s’en tenir à des reconstructions philosophiques abstraites d’une supposée méthode scientifique. Ces observations sont-elles suffisantes pour être relativiste ? Ou existe-t-il une voie entre scientisme et relativisme ?
Rappelons que le relativisme rejette l’existence d’une base d’évaluation neutre. Cependant, on n’a pas forcément besoin d’une méthode scientifique universelle pour servir de base neutre : pas si les cadres méthodologiques eux-mêmes peuvent être évalués par différents critères.
C’est ce qu’on fait mis en avant Lakatos, Laudan et même Kuhn (à qui l’on doit beaucoup des observations faites plus haut). Il existe des indicateurs de progrès externes, ou des valeurs épistémiques permettant de juger qu’un cadre disciplinaire est meilleur qu’un autre. Un cadre théorique peut être plus ou moins fructueux. Il peut s’embourber dans les hypothèses ad hoc pour survivre, ou au contraire nous guider vers de nouvelles applications inattendues. Et les cadres théoriques bien établis en science sont ceux qui ont fait leurs preuves. Il existe des épisodes de changements radicaux de cadres (le passage de la physique classique à la physique relativiste), ce qui laisse penser qu’en effet il existe toujours peut-être d’autres manières de “voir le monde”. Mais ces changements ne sont pas arbitraires. Ils se produisent quand les problèmes insolubles s’accumulent, et les nouvelles théories capitalisent sur le succès des anciennes en essayant de reproduire leurs prédictions. Les techniques expérimentales survivent aux changements de théories, même s’il faut les réinterpréter.
Les instruments de mesure (comme les thermomètres) ne sont peut-être pas développés indépendamment des théories (la thermodynamique). On peut parler d’ajustement mutuel. Mais ce qui est en vue, c’est une certaine stabilité et une reproductibilité : un critère de progrès externe. Tout comme apprendre à lire n’implique pas que l’on puisse voir ce que l’on veut, le fait que les observations soient interprétées n’implique pas que les théories peuvent prédire ce qu’elles veulent : l’adéquation empirique reste un critère d’adéquation externe. La société nous a appris à voir des mots plutôt que des lignes arbitraires sur du papier, mais on ne dirait pas naturellement que l’affirmation “il est écrit ‘SORTIE’ sur ce panneau” est relative à un point de vue. Il n’existe pas de “manière alternative, tout aussi valide” de lire un panneau. Les lettres et les mots sont des guides fiables pour évoluer en société. De même, on pourrait avancer que la nature a appris aux scientifiques à utiliser des catégories fiables, robustes (mais peut-être perfectibles), pour interagir avec elle. Et hormis les cas où ces catégories concernent des êtres humains, il n’y a pas de raison de penser que cette robustesse expérimentale, obtenue par des efforts considérables, dépend fortement du contexte social. Donc au final, à mon sens, une observation minutieuse de la pratique scientifique rend certainement caduque la version de scientisme décrite plus haut, mais aussi les versions les plus radicales de relativisme ou de constructivisme social.
Elle rend aussi caduque l’idée que la vision scientifique du monde ne serait ni meilleure ni pire que d’autres visions, par exemple mystiques ou religieuses : vis-à-vis des critères “externes”, ces autres visions du monde ne sont pas progressives.
On pourrait répondre que les critères de progrès invoqués (robustesse expérimentale, adéquation empirique, fructuosité…) sont en fait relatifs à un point de vue “scientiste”. Mais ça, c’est une thèse philosophique, pas quelque chose que montre l’histoire ou la sociologie des sciences. On parle d’une autre forme de relativisme. On peut en débattre philosophiquement parlant. Pour ma part, elle ne me convainc pas. Je suis “scientiste” en ce sens : je valorise ce type de progrès, je valorise la science.
Et un relativisme plus métaphysique : une espèce extraterrestre dont la constitution cognitive serait radicalement différente de la nôtre développerait-elle une science alternative ? On se rapproche de la question du réalisme. Je suis personnellement agnostique sur ce point.
Que retenir de tout ça ? Il n’existe pas une unique méthode scientifique qu’on pourrait déterminer simplement en réfléchissant depuis un fauteuil confortable. Mettre au point de bonnes méthodes pour développer la connaissance, ça s’apprend aussi par l’expérience. Ça demande un engagement, une “conversion” en quelque sorte, et on peut toujours douter que notre manière de voir le monde soit la meilleure possible. Mais on dispose au moins de critères objectifs pour considérer que certaines “façons de voir” sont meilleures que d’autres.
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