Matérialisme et idéalisme, réalisme et empirisme, deux vision du monde
Il existe deux façon d'envisager les fondements. L'une prend point de vue de l'ontologie, les fondements du monde : la matière, et l'autre celui de l'épistémologie, les fondements de la connaissance : la conscience. De manière surprenante, chacune peut prétendre être le vrai et seul fondement, englober l'autre, en faire une illusion.
Ainsi on peut prétendre, d'un point de vue matérialiste, que la conscience n'est qu'un dérivé de la matière, puisque nous sommes nous même constitués de matière. Y voir une chose irréductible, indépendante du monde matériel, tient de l'illusion, un attachement puérile à notre propre situation (comme on a pu croire que la terre était le centre de l'univers) qu'il faut dépasser. Mais d'un point de vue idéaliste, la matière n'est jamais qu'une représentation, un objet de l'esprit, et c'est s'illusionner que de prendre nos représentations pour la réalité. Ce qui existe vraiment ce n'est pas la matière, mais l'expérience consciente. Le matérialiste dira qu'un relativisme confinant à l'absurde guette l'idéaliste, incapable de rendre compte du monde, de l'objectivité, faisant du succès de la science un miracle, et ce dernier reprochera en retour au premier de proposer une vision du monde elle même absurde, puisqu'incapable de rendre compte de notre existence sans invoquer le surnaturel, et de faire de nos prétendues capacités de connaître le monde dans sa constitution même un miracle.
Il s'agit là d'un clivage qui, sous d'autres formes, traverse l'histoire de la philosophie. On retrouve cette division, par exemple, dans la fameuse querelle des universaux qui oppose réalisme et nominalisme, dans le débat classique entre rationalisme et empirisme, et aujourd'hui, en philosophie des sciences, dans le débat qui oppose empirisme et réalisme scientifique. A chaque fois la question est la même, en quelque sorte : les objets de la connaissance sont-ils dans le monde ou dans notre esprit ? L'épistémologie doit-elle être éludé comme une simple question de point de vue sur le monde, ou au contraire joue-t-elle un rôle essentiel dans notre ontologie ? Ou l'on voit que de manière générale, philosophie des sciences et de l'esprit sont pieds et poings liées.
Si ces débats perdurent depuis l'antiquité, on peut peut-être y voir, à l'instar de van Fraassen, des différences d'attitudes philosophiques plutôt que de réelles positions qu'on pourrait trancher. Il s'agirait de privilégier certaines intuitions plutôt que d'autres : d'un côté l'intuition que nous faisons partie du monde matériel, de l'autre celle que le monde est une représentation. Chacune semble une intuition également valable et forte, dont il est légitime de vouloir rendre compte. Mais quel que soit le camp qu'il choisit, il existe une certaine tension vis à vis du camp opposé que le philosophe doit s'efforcer de résoudre.
Ce qui est intéressant, ce sont les tentatives de résoudre cette tension en dépassant le clivage. Le dualisme de Descartes en est une en un sens, même si Descartes était un rationaliste. Chacun des deux fondements aurait sa source dans une substance qui lui est propre. Mais justement la question de ce qui relie ces deux pôles se pose et on se voit presque obligé d'invoquer la magie (ou, chez Descartes, Dieu). Au final on semble ne répondre à aucune des deux intuitions citées plus haut, si ce n'est de manière ad hoc. Reste que le cogito de Descartes est bien la reconnaissance du fondement de la conscience comme ultime réalité.
L'empirisme est plus ambigu, puisqu'il est d'abord une position épistémologique : la connaissance porte sur les phénomènes. On peut en tirer un idéalisme, comme chez Berkeley, en affirmant que la réalité n'est que les phénomènes, mais aussi un réalisme. Plus tard deux conceptions s'affronteront dans l'empirisme logique, qui était une tentative de fonder nos connaissances de manière systématique : l'une veut les fonder sur les phénomène, plaçant l'esprit au centre, et l'autre sur les objets théoriques censés représenter les constituants ultimes du monde. L'échec de l'empirisme logique et le constat que les énoncés d'observation et les énoncés théoriques sont inextricablement liés dans nos représentations, qu'on peut alors concevoir comme des modèles de la réalité, ne met pas fin au clivage, qu'on retrouve en philosophie des sciences contemporaine entre l'empirisme constructif, selon lequel ces modèles ont pour seul objet d'être empiriquement adéquats, et le réalisme scientifique, qui y voit une représentation du monde lui même.
De même (revenons en arrière) la tentative de Kant d'opérer une synthèse entre empirisme et rationalisme, en plaçant nos représentations à l'interface d'une réalité amorphe et d'un entendement structurant, ne se prononce pas de manière univoque sur la question de ce qui est premier. Peut-être s'agit-il de la rencontre de deux fondements également valables. A sa suite le pragmatisme se contente d'évacuer la question : nous restons confinés dans nos représentations, nous n'en sortons jamais, et il n'y a donc pas lieu de postuler d'autre réalité que celle que nous avons pour objet. Nos représentations sont tout à la fois la régulation de notre existence, et elles sont le (notre) monde. Malgré tout on retrouve chez Kant comme dans le pragmatisme une mise hors circuit de tout fondement matériel connaissable. C'est le cas également en phénoménologie, qui s'attache à étudier les phénomènes de l'esprit comme seul fondement de toute connaissance.
On retrouve une autre tentative de dépasser le clivage entre empirisme et réalisme dans le réalisme structural. L'idée est de placer la relation au coeur de nos représentations du monde, c'est à dire d'être nominaliste à propos des objets et réaliste à propos de leurs relations. Mais encore une fois le problème resurgit quand il est question de savoir si cette structure et ces relations, c'est à dire finalement les lois de la nature, sont épistémiques ou ontiques, avant tout objet de connaissance n'épuisant pas le réel, ou bien la seule réalité.
Une idée qui pourrait être prometteuse est d'imaginer que les deux fondements du monde finissent par converger en un seul, qu'au fond de l'ontologie matérialiste se retrouve un aspect irréductiblement épistémologique (une dépendance à la mesure chez les particules élémentaires ?), et au fond de l'épistémologie phénoméniste un aspect irréductiblement ontologique. On pourrait faire un parallèle entre cette idée et le monisme neutre de Russell, qui n'est pas totalement incompatible avec le pragmatisme, ni avec le réalisme structural dont Russell était un précurseur : il s'agit finalement d'identifier les deux fondements en postulant que ce qui est fondamental ce n'est ni le sujet, ni l'objet, mais la relation de sujet à objet, et que cette relation est à la fois réelles et épistémique. Ceci nous amène à une forme de panpsychisme, puisqu'alors on retrouve des "sujets" partout dans le monde, mais elle me paraît défendable pour peu qu'on dépouille notre conception de "sujet" de tout ce qui est le propre de la conscience humaine, et qui est sans doute naturalisable (la mémoire, la cognition), pour n'en conserver que les aspects essentiellement non structuraux, non empiriques : l'intentionnalité et la phénoménalité "pure". Peut être peut on alors envisager (ce que à ma connaissance ne fait pas Russell) d'identifier relation causale et intentionnelle. Mais alors il reste à comprendre les rapports d'interdépendance entre phénomènes et structures, leur possible unification, et il n'est pas certain que nous ayons beaucoup avancé.
Il semble donc qu'à chaque fois qu'on tente d'éluder le problème il réapparaisse. Mieux : on retrouve un clivage dans les tentatives même de résoudre ce clivage (c'est d'ailleurs ainsi, je pense, qu'il faut comprendre les deux pôles identifiés dans le billet précédant : de manière un peu paradoxale, le réalisme scientifique se voit relié à l'antinaturalisme, et le physicalisme se voit relié à l'antiréalisme, comme s'il s'agissait de sortir des apories par des positions finalement problématiques). Peut-on faire l'économie d'une métaphysique pour tenter d'y répondre, ou faut-il se résoudre au quiétisme ?
Commentaires
A mon avis, les plus brillants philosophes sont ceux qui se sont efforcés de ne pas vivre sous le dictat d'une opposition systématique.
D'ailleurs, je pense qu'il serait intéressant de redéfinir radicalement les termes en question, afin de les sortir d'un état quasi-anhistorique et d'en restituer quelque chose qui soit de l'ordre d'une généalogie.
Cela permettrait de démasquer les idéalistes mal dissimulés (tels un certains Kant, qui s'est efforcé d'éteindre les incendies allumés par ce farceur de Hume) et de découvrir que le matérialisme a finalement toujours été un "courant souterrain" (comme l'avait bien vu un certain Althusser).
Quant à ce cher Hume, je ne sais pas si ses propres thèses laisse ouverte la possibilité d'un idéalisme. Je l'aime tellement que je risque de ne pas être très objectif. Mais je ne pense pas que son scepticisme laisse la porte ouverte à l'idéalisme, ce dernier suppose en effet bien trop de certitudes pour être encore compatible avec ce que développe Hume. Par exemple, j'ai pu vérifier que l'esthétique de Hume a tendance à repousser le lecteur idéaliste, ou du moins à susciter sa réticence.
Mais, une fois de plus, je pense que tu as profondément raison concernant les rapports qui unissent finalement "matérialisme(s)" et "idéalisme(s)".