La carte des corrélations entre positions philosophiques

Voilà, je n'ai pas pu m'empêcher de recommencer mes "geekeries"... La lecture de cet article "what do philosophers believe?" qui recense diverses statistiques sur les positions des philosophes sur différents thèmes m'a beaucoup intéressé. Mais ce n'est pas tant la partie sur les positions les mieux représentées qui m'a fasciné que celle qui montre les corrélations entre ces différentes positions. Il m'a semblé qu'il y avait une certaine cohérence dans ces corrélations, ce qui s'est confirmé après avoir griffonné rapidement un petit schéma sur un papier. Le schéma se complexifiant, je suis passé aux outils informatiques (inkscape) pour me faciliter la tâche. Et voilà où tout ça m'a mené : j'ai passé mon samedi à réaliser une jolie infographie représentant les corrélations entre les différentes positions philosophiques, sur laquelle on voit clairement que celles-ci se rangent en deux camps bien séparés. La voici (cliquer pour agrandir) :

Remarques méthodologiques

Quelques notes méthodologiques pour commencer :

  • J'ai supprimé les corrélations négatives, difficiles à représenter sans alourdir le schéma (sans compter, comme les auteurs l'indiquent, que les positions opposées sur un même sujet sont de facto corrélées négativement sans être indiquées dans le tableau de données). Ceci dit les corrélations négatives ne font que renforcer l'opposition entre les deux blocs, en opposant systématiquement une position de l'un des blocs avec une position de l'autre.
  • J'ai supprimé les données relatives aux expériences de pensées (zombies, trolley, newcomb, télétransporteur) qui me paraissaient être des positions un peu trop spécifiques.
  • Je n'ai pas représenté les positions qui n'apparaissent pas du tout dans le tableau des corrélations. J'ai également éliminé du schéma deux internalismes, qui sont corrélés entre eux mais à rien d'autre ("mental content" et "epistemic justification"). Certains sujets sont donc totalement exclus du schéma : "epistemic justification", "moral motivation", "personal identity", "mental content", "logic", "proper names" et "politic".

Disclaimers

Egalement quelques remarques sur la pertinence du résultat. Il est étonnant de constater que les positions finissent par se diviser en deux camps bien tranchés. Après tout on aurait pu imaginer que toutes les positions soient reliées en une seule "galaxie" : le fait qu'il existe des corrélations positives entre positions proches n'empêche pas a priori qu'on en arrive, de fil en aiguille, à passer d'une position à son contraire. Ceci dit il ne faudrait pas conclure de ce joli graphique que la philosophie se divise en deux camps clairement distincts. On peut apporter quelques bémols à cette idée :

  • Les positions d'un même "camp" qui ne sont pas reliées par une ligne ne sont pas significativement corrélées, ni plus ni moins, donc, qu'elles ne sont corrélées aux positions du camp opposé. A l'évidence, on peut adhérer à des positions des deux camps, et en rejeter des deux camps (ce qui est mon cas) et rien ne nous oblige à "franchir" une corrélation.
  • Il se peut que cette division en deux camps soit un artefact dû au fait que les questions sont souvent des dichotomies, ou du moins sont traitées comme telles dans le calcul des corrélations. Je n'ai pas les compétences pour en juger.
  • Les auteurs de l'article remarquent que plus les philosophes sont spécialisés dans un domaine, plus ils ont tendance à rejeter l'alternative entre deux positions tranchées (en répondant "autre"). Il ne faut donc pas y voir deux alternatives, les positions les plus raisonnables étant certainement plus complexes que cette classification sous forme d'étiquettes.
  • Enfin comme déjà indiqué, il existe un certain nombre de thèmes qui n'apparaissent pas du tout sur le schéma parce que les positions correspondantes ne sont pas corrélées aux autres, ce qui complexifie légèrement le paysage (mais les positions correspondantes ne forment pas un troisième bloc, ce qui est notable).

Deux pôles attracteurs ?

Tout ça est donc à prendre avec des pincettes. Ceci dit on peut quand même envisager, si l'on fait confiance à la rationalité des philosophes (après tout c'est un peu leur métier) qu'une corrélation entre deux positions nous renseigne sur le fait qu'il y ait une certaine cohérence logique entre ces deux positions, et donc que se dessine deux pôles attracteurs cohérents dans les différentes visions possibles du monde. Selon cette hypothèse,

  • le premier pôle est clairement centré autour du naturalisme, et en moindre mesure du physicalisme. Sa position la moins controversée (peut-être une des principales motivations pour être attiré par ce pôle ?) est l'athéisme. Il est associé à l'empirisme, au subjectivisme moral et esthétique, au nominalisme à propos des objets abstraits, et peut même amener à l'anti-réalisme scientifique, sa position la plus controversée. Il s'agit donc de toutes les lignes de pensées qui consistent à se restreindre aux phénomènes extérieurs dans l'appréhension du monde, et qui peuvent ainsi mener à toutes sortes de subjectivismes, jusqu'à l'anti-réalisme.
  • Le second pôle est centré autour du réalisme moral, et en moindre mesure du réalisme scientifique. Sa position la plus défendue (peut-être donc sa principale motivation) est le réalisme à propos du monde extérieur (par opposition à l'idéalisme ou au scepticisme). Il est associé au platonisme et au rationalisme. De fil en aiguille, il peut nous mener jusqu'au libertarianisme à propos du libre arbitre, à l'anti-naturalisme et au théisme, ses positions les plus controversées. Il s'agit donc de toutes les lignes de pensées qui mettent l'accent sur la raison, les représentations construites du monde et la réalité interne au sujet plutôt que sur les seuls phénomènes extérieurs.

Ces deux pôles de pensée, si ils existent, seraient donc centrés (pour faire vite) sur la dichotomie idée/phénomène (ou encore Platon contre Hume). Encore une fois tout ça est à prendre avec des pincettes, et même si ces deux pôles sont identifiables, il existe de nombreuses positions de compromis entre les deux qui sont sans doute les plus intéressantes.

Commentaires

Au fond, on retombe sur l'éternel duel qui oppose le "matérialisme" et l'"idéalisme" (si l'on accepte de donner une portée excessivement générale à ces termes), non ?
Quentin Ruyant a dit…
Oui exactement, et on y retrouve les éternels débats (nominalisme/platonisme, rationalisme/empirisme, ...).
Quentin Ruyant a dit…
A la réflexion j'ai l'impression que les choses sont plus complexes, voire paradoxales.

Je suppose que tu plaçais le matérialisme côté "Hume" (on y trouve le physicalisme) et l'idéalisme côté "Platon" (on y trouve le platonisme). Pourtant certaines formes d'idéalisme, comme chez Berkeley, dérivent de l'empirisme et sont associées à l'anti-réalisme, avec l'idée que la réalité n'est pas connaissable, mais qu'on ne fait qu'ordonner les phénomènes. Cette idée est donc complètement opposée au réalisme scientifique, par exemple.

Peut-être que tu plaçais le matérialisme côté "Platon" ? Mais alors il se retrouve lié au théisme et au libertarianisme, ce qui est aussi paradoxal... Et l'idéalisme se retrouve dans le même camps que le physicalisme !

Du coup je viens de publier un billet pour essayer de donner sens à ces paradoxes : http://ungraindesable.blogspot.fr/2013/06/materialisme-et-idealisme-realisme-et.html
LaLige a dit…
ah ce serait bien de savoir l'anglais
maudits soient mes chers parents qui ont choisi pour moi la langue de goethe, d'aristote et de cicéron
ce schéma est une oeuvre d'art mais la sémantique en est absente (pour moi)
Néanmoins j'admire l'idée
Anonyme a dit…

Bonjour,
Un article qui pourrait vous intéresser :


http://www.automatesintelligents.com/biblionet/2004/jan/deutsch.html

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