Entre réalisme et constructivisme
On peut parler de réalisme scientifique (au sens sémantique) si l'on pense que nos concepts scientifiques dépendent essentiellement de la réalité qu'ils visent. Ainsi je suis réaliste à propos des électrons si je pense que le concept d'électron dépend essentiellement d'éléments de la réalité, ceux dont je parle quand je parle d'électrons (bien sûr il conviendrait de clarifier cette idée de référence sémantique, mais je ne m'étendrait pas la dessus).
La position réaliste n'implique pas que les aspects externes aux objets étudiés, par exemple des aspects sociaux ou psychologiques, ne jouent aucun rôle en science. On peut penser, par exemple, que certaines contraintes sociales opèrent une sélection sur les concepts et domaines qu'on juge intéressants ou non d'étudier. Cependant pour le réaliste, ces aspects n'impactent pas de manière essentielle la représentation que nous nous faisons des électrons, ou de tout autre objet théorique, mais seulement des aspects externes à cette représentation, comme le fait que nous nous y intéressions ou non.
En ce sens, le réalisme s'oppose à l'instrumentalisme, qui prétend que nos concepts scientifiques dépendent essentiellement de l'interaction de l'homme avec le réel plutôt que du réel lui même, ou au constructivisme social, qui prétend qu'ils dépendent essentiellement de facteurs sociaux (ou encore une fois de l'interaction du social avec le réel).
Le réalisme, l'instrumentalisme et le constructivisme
Le principal argument réaliste est ce qu'il est convenu d'appeler « l'argument du miracle », ou le fait que l'instrumentalisme ou le constructivisme n'expliquent pas, sinon par un miracle, que nos théories scientifiques amènent des prédictions nouvelles sur des phénomènes inédits, qui n'avaient pas encore été explorés. Par exemple, la théorie de la relativité a pour conséquence que les rayons lumineux sont déviés par les corps massifs. Ce fait, inconnu à l'époque de l'élaboration de la relativité, a bien été vérifié ensuite. En vertu de quoi, sinon du monde, ces nouvelles prédictions s'avèrent-elles finalement couronnées de succès ?
On pourrait objecter, cependant, que notre interaction avec le monde dépend en partie du monde, et qu'il existe donc une composante réaliste dans nos théories expliquant ce succès prédictif, mais qu'elle n'en constitue pas l'intégralité : il s'agit alors d'adopter une position médiane entre l'instrumentalisme et le réalisme (qu'il est possible de faire converger vers un réalisme structural, bien que je n'explorerait pas cette voie ici).
Cet argument, ou plutôt cette concession, pourrait sauver tout autant le constructivisme social que l'instrumentalisme. Cependant, à l'encontre du constructivisme social, il me semble que la pratique scientifique a précisément pour objet de s'affranchir de certaines contingences jugées externes au domaine étudié, et en particulier de ce qui relève du social. Le scientifique tente d'isoler les phénomènes qu'il étudie, de reproduire les résultats. Bien sûr on pourrait arguer que son appartenance sociale restreint de manière cruciale les représentations qu'il est capable d'élaborer, mais ça me semble peu crédible. Si donc le scientifique ne peut évidemment pas s'isoler de sa propre interaction avec le réel, puisqu'il en a besoin pour faire des expérience (ce qui peut justifier l'instrumentalisme), il peut au moins éviter de mettre en jeu les différents faits sociaux dans cette interaction.
Un constructivisme à niveaux
Mais cet argument est-il toujours valable quand il s'agit, justement, de faits sociaux ? Ian Hacking défend l'idée qu'il existe une interaction entre nos concepts sociaux et la réalité qu'ils prétendent représenter. Ainsi le sort des réfugiés politiques dépend de ce qu'on attache à ce concept. Il faudrait donc plutôt accepter que nos concepts sociaux se fixent sur un point d'équilibre entre réalité et conceptualisation, entre aspects pratiques et théoriques.
Ceci nous mène à la thèse que je souhaite défendre ici. L'idée est qu'on pourrait être constructiviste à propos d'un domaine particulier, mais uniquement en restreignant le constructivisme au domaine en question (et de fait aux domaines plus universaux dont ce domaine dépend). Ainsi on pourrait être constructiviste social, mais à propos des phénomènes sociaux uniquement. On pourrait être constructiviste psychologique (prétendre que les faits dépendent essentiellement de la psychologie humaine), mais uniquement à propos des faits psychologiques, et sociaux, puisque ces derniers dépendent des premiers. On pourrait être constructiviste biologique (prétendre que les faits biologiques dépendent essentiellement de notre condition biologique) à propos des faits biologiques, psychologiques et sociaux, et ainsi de suite.
Cette thèse peut paraître plus difficile à défendre en biologie, par exemple, qu'en sociologie : nos concepts biologiques ne sont pas amenés à jouer un véritable rôle biologique comme nos concepts sociaux peuvent éventuellement jouer un rôle politique. Mais ce n'est pas si sûr, dans la mesure où certains auteurs ont pu montrer que le contenu empirique n'est jamais indépendant de nos théories elle-mêmes. Par exemple, mesurer une température à l'aide d'un thermomètre à mercure suppose déjà d'avoir une théorie physique sur la dilatation des liquides et son association à la température. Il y a donc une forme d'interaction entre les aspects pratiques et théoriques de nos connaissances, quelque soit le domaine. Cet aspect holistique des théories permettrait peut-être, finalement, de défendre un « constructivisme thermodynamique » à propos de la thermodynamique, mais en soutenant néanmoins que les faits de la thermodynamique sont indépendants de nos conditions psychologiques et sociales.
Il se peut que le contenu de nos théories biologiques ne puisse être rendu indépendant d'un fond notionnel propre à notre propre constitution biologique, à la façon dont nous identifions naturellement des êtres vivants par exemple, et que l'objet de la biologie soit finalement les interactions qu'il est possible d'avoir, en tant qu'être biologique, avec d'autres êtres biologiques, qu'il résulte, à l'instar des faits sociaux d'un point d'équilibre dans ces interactions.
Une thèse anti-réductionniste
De manière importante, cette vision des choses est anti-réductionniste, puisqu'alors le contenu des théories biologiques étant subordonné à ce fond notionnel « donné », il ne se réduit pas, par exemple, à la chimie mais est seulement contraint par elle. On peut alors voir comment les différents domaines d'étude s'articulent entre eux : les contingences sont ce qui relève typiquement de domaines de la réalité « supérieurs ». Les contingences, en biologie, sont, par exemple, des aspects sociaux et on parvient à s'en isoler pour déterminer des faits biologiques. Inversement, le biologique joue un rôle dispositionnel vis à vis des faits sociaux : il rend possible et contraint ces derniers. Les relations entre des domaines plus ou moins universaux (s'appliquant à un domaine plus ou moins étendu de la réalité) sont donc à comprendre en terme de contingence et de disposition. Chaque restriction à un domaine particulier apporterait son lot de singularité, associé à un fond conceptuel non questionné, faisant qu'il ne serait possible de le décrire que « de l'intérieur ».
On peut qualifier cette thèse « d'instrumentalisme nivelé », compatible avec une émergence forte des niveaux supérieurs sur les niveaux inférieurs. Cependant, pour répondre à l'argument du miracle, je pense qu'il faut y voir plus qu'une simple émergence épistémologique qui résulterait d'une impossibilité de principe de réduire un niveau au niveau inférieur, mais qu'ils faut accepter que les entités étudiées aux différents niveaux de réalité existent authentiquement. J'ai déjà développé un argument en ce sens. Cette irréductibilité associée à l'interaction pratique / théorique permet de plus, je pense, de restaurer l'idée d'une éthique
Un intérêt non négligeable de cette façon de voir les choses est qu'elle permet d'éclairer certains aspects de la physique fondamentale. Si une théorie à un certain niveau est essentiellement dispositionnelle, il devient alors compréhensible que la réalité physique la plus fondamentale soit indéterministe : elle ne décrit finalement que les dispositions s'appliquant à tous les niveaux supérieurs. De plus on éclaire également le problème de la mesure (qui ne se pose en fait que dans le cadre d'un pur réalisme), puisque la théorie quantique ne devrait pas être conçue comme décrivant la réalité physique, mais comme décrivant les interactions physiques qu'on peut avoir étant donné notre propre constitution physique, ou encore un point d'équilibre entre mesure et réalité physique. On aboutit alors à une interprétation relationnelle de la physique quantique. Pour autant cette interprétation n'est pas fondamentalement antiréaliste, dans la mesure où l'aspect structurel de ces interactions serait, fondamentalement, une réalité physique.
La position réaliste n'implique pas que les aspects externes aux objets étudiés, par exemple des aspects sociaux ou psychologiques, ne jouent aucun rôle en science. On peut penser, par exemple, que certaines contraintes sociales opèrent une sélection sur les concepts et domaines qu'on juge intéressants ou non d'étudier. Cependant pour le réaliste, ces aspects n'impactent pas de manière essentielle la représentation que nous nous faisons des électrons, ou de tout autre objet théorique, mais seulement des aspects externes à cette représentation, comme le fait que nous nous y intéressions ou non.
En ce sens, le réalisme s'oppose à l'instrumentalisme, qui prétend que nos concepts scientifiques dépendent essentiellement de l'interaction de l'homme avec le réel plutôt que du réel lui même, ou au constructivisme social, qui prétend qu'ils dépendent essentiellement de facteurs sociaux (ou encore une fois de l'interaction du social avec le réel).
Le réalisme, l'instrumentalisme et le constructivisme
Le principal argument réaliste est ce qu'il est convenu d'appeler « l'argument du miracle », ou le fait que l'instrumentalisme ou le constructivisme n'expliquent pas, sinon par un miracle, que nos théories scientifiques amènent des prédictions nouvelles sur des phénomènes inédits, qui n'avaient pas encore été explorés. Par exemple, la théorie de la relativité a pour conséquence que les rayons lumineux sont déviés par les corps massifs. Ce fait, inconnu à l'époque de l'élaboration de la relativité, a bien été vérifié ensuite. En vertu de quoi, sinon du monde, ces nouvelles prédictions s'avèrent-elles finalement couronnées de succès ?
On pourrait objecter, cependant, que notre interaction avec le monde dépend en partie du monde, et qu'il existe donc une composante réaliste dans nos théories expliquant ce succès prédictif, mais qu'elle n'en constitue pas l'intégralité : il s'agit alors d'adopter une position médiane entre l'instrumentalisme et le réalisme (qu'il est possible de faire converger vers un réalisme structural, bien que je n'explorerait pas cette voie ici).
Cet argument, ou plutôt cette concession, pourrait sauver tout autant le constructivisme social que l'instrumentalisme. Cependant, à l'encontre du constructivisme social, il me semble que la pratique scientifique a précisément pour objet de s'affranchir de certaines contingences jugées externes au domaine étudié, et en particulier de ce qui relève du social. Le scientifique tente d'isoler les phénomènes qu'il étudie, de reproduire les résultats. Bien sûr on pourrait arguer que son appartenance sociale restreint de manière cruciale les représentations qu'il est capable d'élaborer, mais ça me semble peu crédible. Si donc le scientifique ne peut évidemment pas s'isoler de sa propre interaction avec le réel, puisqu'il en a besoin pour faire des expérience (ce qui peut justifier l'instrumentalisme), il peut au moins éviter de mettre en jeu les différents faits sociaux dans cette interaction.
Un constructivisme à niveaux
Mais cet argument est-il toujours valable quand il s'agit, justement, de faits sociaux ? Ian Hacking défend l'idée qu'il existe une interaction entre nos concepts sociaux et la réalité qu'ils prétendent représenter. Ainsi le sort des réfugiés politiques dépend de ce qu'on attache à ce concept. Il faudrait donc plutôt accepter que nos concepts sociaux se fixent sur un point d'équilibre entre réalité et conceptualisation, entre aspects pratiques et théoriques.
Ceci nous mène à la thèse que je souhaite défendre ici. L'idée est qu'on pourrait être constructiviste à propos d'un domaine particulier, mais uniquement en restreignant le constructivisme au domaine en question (et de fait aux domaines plus universaux dont ce domaine dépend). Ainsi on pourrait être constructiviste social, mais à propos des phénomènes sociaux uniquement. On pourrait être constructiviste psychologique (prétendre que les faits dépendent essentiellement de la psychologie humaine), mais uniquement à propos des faits psychologiques, et sociaux, puisque ces derniers dépendent des premiers. On pourrait être constructiviste biologique (prétendre que les faits biologiques dépendent essentiellement de notre condition biologique) à propos des faits biologiques, psychologiques et sociaux, et ainsi de suite.
Cette thèse peut paraître plus difficile à défendre en biologie, par exemple, qu'en sociologie : nos concepts biologiques ne sont pas amenés à jouer un véritable rôle biologique comme nos concepts sociaux peuvent éventuellement jouer un rôle politique. Mais ce n'est pas si sûr, dans la mesure où certains auteurs ont pu montrer que le contenu empirique n'est jamais indépendant de nos théories elle-mêmes. Par exemple, mesurer une température à l'aide d'un thermomètre à mercure suppose déjà d'avoir une théorie physique sur la dilatation des liquides et son association à la température. Il y a donc une forme d'interaction entre les aspects pratiques et théoriques de nos connaissances, quelque soit le domaine. Cet aspect holistique des théories permettrait peut-être, finalement, de défendre un « constructivisme thermodynamique » à propos de la thermodynamique, mais en soutenant néanmoins que les faits de la thermodynamique sont indépendants de nos conditions psychologiques et sociales.
Il se peut que le contenu de nos théories biologiques ne puisse être rendu indépendant d'un fond notionnel propre à notre propre constitution biologique, à la façon dont nous identifions naturellement des êtres vivants par exemple, et que l'objet de la biologie soit finalement les interactions qu'il est possible d'avoir, en tant qu'être biologique, avec d'autres êtres biologiques, qu'il résulte, à l'instar des faits sociaux d'un point d'équilibre dans ces interactions.
Une thèse anti-réductionniste
De manière importante, cette vision des choses est anti-réductionniste, puisqu'alors le contenu des théories biologiques étant subordonné à ce fond notionnel « donné », il ne se réduit pas, par exemple, à la chimie mais est seulement contraint par elle. On peut alors voir comment les différents domaines d'étude s'articulent entre eux : les contingences sont ce qui relève typiquement de domaines de la réalité « supérieurs ». Les contingences, en biologie, sont, par exemple, des aspects sociaux et on parvient à s'en isoler pour déterminer des faits biologiques. Inversement, le biologique joue un rôle dispositionnel vis à vis des faits sociaux : il rend possible et contraint ces derniers. Les relations entre des domaines plus ou moins universaux (s'appliquant à un domaine plus ou moins étendu de la réalité) sont donc à comprendre en terme de contingence et de disposition. Chaque restriction à un domaine particulier apporterait son lot de singularité, associé à un fond conceptuel non questionné, faisant qu'il ne serait possible de le décrire que « de l'intérieur ».
On peut qualifier cette thèse « d'instrumentalisme nivelé », compatible avec une émergence forte des niveaux supérieurs sur les niveaux inférieurs. Cependant, pour répondre à l'argument du miracle, je pense qu'il faut y voir plus qu'une simple émergence épistémologique qui résulterait d'une impossibilité de principe de réduire un niveau au niveau inférieur, mais qu'ils faut accepter que les entités étudiées aux différents niveaux de réalité existent authentiquement. J'ai déjà développé un argument en ce sens. Cette irréductibilité associée à l'interaction pratique / théorique permet de plus, je pense, de restaurer l'idée d'une éthique
Un intérêt non négligeable de cette façon de voir les choses est qu'elle permet d'éclairer certains aspects de la physique fondamentale. Si une théorie à un certain niveau est essentiellement dispositionnelle, il devient alors compréhensible que la réalité physique la plus fondamentale soit indéterministe : elle ne décrit finalement que les dispositions s'appliquant à tous les niveaux supérieurs. De plus on éclaire également le problème de la mesure (qui ne se pose en fait que dans le cadre d'un pur réalisme), puisque la théorie quantique ne devrait pas être conçue comme décrivant la réalité physique, mais comme décrivant les interactions physiques qu'on peut avoir étant donné notre propre constitution physique, ou encore un point d'équilibre entre mesure et réalité physique. On aboutit alors à une interprétation relationnelle de la physique quantique. Pour autant cette interprétation n'est pas fondamentalement antiréaliste, dans la mesure où l'aspect structurel de ces interactions serait, fondamentalement, une réalité physique.
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