L'interprétation d'Everett et la règle de Born
Je me suis un peu intéressé ces derniers jours (à la suite de la lecture de cet article en pre-print) au débat concernant l'interprétation d'Everett de la physique quantique et le problème de la dérivation de la règle de Born qui s'y pose. Je me propose ici de fournir une version aussi vulgarisée que possible de ce débat complexe, ainsi que de faire état de quelques unes de mes réflexions sur le sujet.
Le problème de la mesure et l'interprétation d'Everett
Commençons par situer rapidement le débat. On se souvient que le problème de la mesure provient de l'impossibilité d'interpréter les superpositions d'état en physique quantique comme un modèle épistémique qui refléterait notre ignorance, bien que ces superpositions se comportent finalement comme telles pour les quantités effectivement mesurées – d'où le besoin de postuler un mystérieux processus de « réduction du paquet d'onde » ayant lieu lors de la mesure, et qui viendrait ne sélectionner qu'un seul état dans une superposition, suivant la règle de Born qui fait justement correspondre une probabilité de mesure au poids d'un état dans la superposition. La règle de Born est donc ce qui permet de faire le lien entre expérience empirique et modèle théorique.
Cette réduction du paquet d'onde lors de la mesure est un principe un peu ad-hoc, aux propriétés gênantes (comme la non-localité et l'a-temporalité) et dont il est impossible de savoir où ni quand il se produit (à partir d'une certaine échelle ? Lors d'une prise de conscience de l'observateur ?) puisqu'il n'est pas lui même mesurable. Tout l'attrait et l'élégance de l'interprétation d'Everett, c'est de faire de cette réduction du paquet d'onde une simple illusion épistémique, un phénomène subjectif, relatif à la situation d'un observateur qui se trouve dans une seule branche de la réalité, quand les états superposés alternatifs existent toujours dans d'autres branches.
L'interprétation d'Everett s'appuie sur la théorie de la décohérence qui montre que quand un système est ouvert sur son environnement, alors effectivement, sans postuler de réduction du paquet d'onde, différentes branches « étanches » émergent au sein de nos modèles théoriques pour les propriétés du système « mesurées » par cet environnement.
Puisqu'elle fait de l'indéterminisme de la physique quantique une vue subjective, on peut voir l'interprétation d'Everett comme une interprétation de type « univers-bloc », qui rejette notamment l'idée qu'il existe un présent objectif. Il s'agit, suivant une forme de platonisme, de concevoir l'univers comme une énorme structure statique et éternelle contenant tous les mondes possibles, et au sein de laquelle présent, passé et futur coexistent. Mon « moi présent » n'est dans cette structure qu'un point de vue particulier, un index, et l'écoulement du temps est une illusion : il est du au fait que chacun de ces « moi » cognitifs dispose d'une mémoire qui le relie à ses « moi-passés » de manière déterminée.
On le voit, l'interprétation d'Everett est une solution simple et économique au problème de la mesure, mais une solution qui choque l'intuition puisqu'elle nous force à croire qu'un certain nombre d'éléments apparemment essentiels à nos existences, comme l'écoulement du temps ou l'unité de notre monde, sont de simples illusions. Mais sur le plan théorique, le principal problème auquel fait face cette interprétation est celui de la dérivation de la règle de Born qui associe le poids des différentes branches à des probabilités.
La dérivation de la règle de Born : l'argument de Deutsch-Wallace
Le problème qui se pose au tenant de l'interprétation d'Everett est le suivant : pourquoi devrait-on croire qu'une branche du monde ayant plus de poids a « plus de chance de se produire » (et qu'est-ce que ça signifie exactement) ? Au fond on pourrait très bien postuler que chaque branche a une probabilité identique de se produire du point de vue d'un observateur, indépendamment de son poids dans la superposition initiale... Mais ce n'est pas ce qu'on observe empiriquement. Un élément ad-hoc semble donc finalement requis pour compléter l'interprétation.
Un des principaux arguments pour répondre au problème, et donc pour soutenir l'interprétation d'Everett, a été produit par le physicien David Deustch, puis soutenu et amélioré par le philosophe des sciences David Wallace. Il s'appuie sur la théorie de la décision. L'argument est le suivant : imaginons un « jeu quantique » dans lequel on devrait parier sur le résultat d'une mesure, c'est à dire décider dans quelle branche notre moi-futur va potentiellement se retrouver. Si l'on adopte quelques principes rationnels, et notamment le principe d'équivalence qui veut qu'un même état physique devrait donner lieu aux mêmes paris, alors il est possible d'en dériver la règle de Born. Il s'agit, en gros, de s'appuyer sur certaines symétries dans nos représentations physiques pour montrer que la règle de Born est la solution rationnelle que devrait adopter un agent dans un « jeu quantique » (voir cet article ).
L'utilisation de la théorie de la décision plutôt que de simplement « compter les branches » en leur donnant un poids égal est motivée par l'impossibilité de vraiment « compter les branches », qui peuvent être en nombre infini, ou d'obtenir un quelconque type de probabilité objective (c'est à dire qui correspondrait à une statistique objective) de par l'aspect « flou » de la décohérence. D'où l'idée, à vrai dire assez radicale, de se rabattre sur des probabilités subjectives, fondées uniquement sur des critères de rationalité, mais qui ne correspondent à aucune statistique objective. Or la seule règle cohérente que semble imposer notre modèle physique, dans ce cadre, c'est la règle de Born.
Les limites de l'argument de Deutsch/Wallace
Mais cette solution n'est pas totalement satisfaisante. Son principal problème est qu'elle est circulaire (voir cet article). Pour montrer qu'un agent devrait adopter la règle de Born, on part du principe que les différents poids des états possibles dans la superposition initiale correspondent peu ou prou à des probabilités. En effet, le principe d'équivalence s'appuie sur le fait que l'état quantique devrait nous renseigner d'une manière ou d'une autre sur des probabilités subjectives à associer aux occurrences futures. Partant de ce postulat, on montre qu'effectivement la règle de Born s'impose à nous. Mais n'est-ce pas justement ce postulat qu'on cherchait à montrer ?
Autrement dit, l'argument, en dépit d'un intérêt certain, nous fait un peu prendre des vessies pour des lanternes puisqu'il ne s'attaque pas au fond du problème, qui est de savoir pourquoi, finalement, le « poids » d'une branche doit se comprendre en terme de « probabilité », qu'il ne s'agit pas d'un paramètre quelconque de nos modèles.
De plus, le critère de rationalité invoqué semble sans lien direct avec le fait que la règle de Born est effectivement vérifiée statistiquement dans notre « branche de l'univers ». Ce pourquoi on adhère à la règle de Born n'est pas le fait d'un processus de décision rationnel : l'expérimentateur ne fait pas vraiment de « pari » sur ce qu'il va mesurer. Si on accepte la règle de Born, c'est parce que ça a marché jusqu'à présent, c'est à dire, suivant l'interprétation d'Everett, que nous nous trouvons dans une branche de l'univers où la règle de Born s'est vérifiée par le passé. Une véritable dérivation de la règle de Born à partir de l'interprétation d'Everett devrait nous expliquer pourquoi statistiquement un observateur a plus de chance de se trouver dans une branche où la règle est vérifiée, c'est à dire (on y revient) en quoi le poids de probabilité d'une branche correspond d'une certaine manière à une donnée statistique objective, et pas simplement à un choix rationnel.
L'article cité en début de ce billet entend montrer que ce problème de circularité est encore plus critique et qu'il révèle une incohérence fondamentale dans l'argument de Deutsch-Wallace. En effet le principe de « jeu quantique » s'appuie sur la théorie de la décohérence, qui permet d'obtenir des branches futures distinctes sur lesquelles le sujet rationnel pourra parier. Or il s'avère que la théorie de la décohérence elle même présuppose déjà en quelque sorte la règle de Born, puisque l'idée que des branches distinctes émergent de manière robuste est fondée sur le fait que le poids des interférences entre ces branches tend vers zéro. Nous sommes donc déjà en train d'interpréter ce « tend vers zéro » comme signifiant « non-existant » (ou encore non mesurable), c'est à dire comme correspondant in fine à une probabilité objective. L'argument est donc fondamentalement incohérent : il nie l'existence de probabilités objectives tout en les utilisant implicitement.
En résumé, il semble qu'une interprétation d'Everett cohérente et fondée sur la décohérence devrait nécessairement s'appuyer sur des probabilités objectives associées aux différentes branches plutôt que sur un critère de rationalité subjectif.
Un problème d'instanciation A mon sens le principal problème philosophique qui se pose à l'interprétation d'Everett, à travers toutes ces questions, est un problème d'instanciation qui est directement lié aux aspects intuitivement choquants de cette interprétation. Au final, l'interprétation d'Everett (comme toutes les théories de type univers-bloc) revient à faire de notre existence individuelle une espèce de tautologie : j'existe ici et maintenant non pas parce que je serai causalement relié à l'instant immédiatement précédent (l'écoulement du temps étant une illusion, la causalité également), mais parce que celui qui se pose cette question en ces termes existe forcément « ici » et « maintenant », avec ce passé là en mémoire. Voilà une vision des choses qui parait un peu réductrice (c'est peu dire). On pourrait au moins exiger une explication un peu plus fournie, qui permettrait de comprendre ce qu'est exactement un point de vue, et pourquoi par exemple il n'existe pas seulement une seule conscience globale correspondant à l'ensemble de l'univers, mais de petites consciences isolées dans des organismes. Qu'est-ce qui fonde l'unité de l'expérience consciente, sa distinction du monde et son appartenance à des branches ?
Ces questions peuvent paraître à première vue sans lien direct avec la physique et appartenir plutôt au domaine de la philosophie de l'esprit, mais en fait les deux sont intimement liés. En effet associer des probabilités objectives aux différentes branches de l'univers, ce qui, on l'a vu, est requis pour le tenant de l'interprétation d'Everett, revient in fine à montrer que si l'on choisit aléatoirement la situation d'un observateur dans l'univers-bloc, il a statistiquement plus de chance de se retrouver dans un branche ayant plus de poids. Or pour montrer ceci, il faudrait savoir exactement comment on « dénombre » les observateurs cognitifs. Où l'on voit que les liens entre physique quantique et philosophie de l'esprit sont récurrents.
Peut-être existe-t-il une réponse à ces questions. Peut-être peut-on identifier des « patterns » d'information dans cette structure-bloc. Mais intuitivement, ça semble un peu douteux : personne n'a, je pense, l'impression d'être un « pattern » dans un objet mathématique, ni que l'expérience consciente puisse se ramener à un agrégat purement formel d'informations. Par ailleurs, l'idée de faire de l'écoulement du temps une illusion est elle aussi, intuitivement, assez suspicieuse. Nos vécus s'apparentent plus ou moins à des flux (je « passe » d'un moment à un autre) pas à des états figés ayant un certain contenu mémoriel. On ne retrouve pas vraiment cette idée de « passage » dans une théorie d'univers bloc (ce que Bergson reprochait déjà à la conception scientifique du temps).
La science et son cadre
S'appuyer sur nos intuitions concernant l'écoulement du temps ou l'unité du monde pour rejeter l'interprétation d'Everett pourrait être considéré comme sans fondements : « Seule la physique fait foi, pas la psychologie naïve », nous rétorquera-t-on. Mais on peut être sceptique face à cette idée que « seule la physique fait foi », et se demander si justement ces intuitions ne jouent pas un rôle essentiel dans la démarche scientifique elle-même. Après tout une telle conception de l'existence ne mine-elle pas la foi qu'on devrait avoir en les résultats de la science (ou même l'idée qu'on doive croire quoi que ce soit) ? La croyance qu'on peut avoir pour telle ou telle théorie s'appuie sur une dynamique d'interaction avec le monde et sur la réalisation de projets dans le temps, éléments qui impliquent, entre autre, les notions de causalité et de probabilité. Or ces concepts ne sont pas restitués par la physique, sinon, justement, qu'ils sont impliqués dans la règle de Born. Ainsi non seulement il faudrait expliquer pourquoi j'ai plus de chance de me situer dans une branche de l'univers ayant plus de poids, mais aussi pourquoi j'ai plus de chance d'avoir des croyances vraies que fausses si vraiment la causalité est une illusion... Ce problème en amène d'ailleurs un autre qui est celui des relations entre la physique et les autres disciplines : la chimie et la biologie font un usage intensif des concepts de causalité et de probabilité.
Autrement dit, nos théories scientifiques s'inscrivent dans un certain cadre épistémique qui est nécessaire pour faire le lien entre les modèles théoriques et les données empiriques. Mais à la lumière des discussions précédentes, il semble bien que ce cadre épistémique, bien qu'il soit un prérequis à la bonne compréhension et à la mise en œuvre de nos théories physiques, n'en dérive pas formellement.
Au fond le reproche global qu'on pourrait faire à l'interprétation d'Everett serait de prétendre inférer immédiatement, sur la base de théorèmes et de modèles mathématiques des conclusions d'ordre métaphysique, sans questionner plus en avant dans un cadre élargi les différentes interprétations qu'on pourrait donner à ces modèles. Un tel travail interprétatif pourrait nous inviter, entre autre, à prendre au sérieux ce cadre épistémique dont il est question. On pourrait envisager par exemple que nos théories ne portent pas sur le monde en lui même, mais sur nos relations à lui (les lecteurs assidus de ce blog se souviendront que je soutiens pour ma part une interprétation relationnelle de la physique quantique). Et si le cadre épistémique ne semble pas dériver de nos théories, peut-être est-ce parce qu'il est intimement dépendant d'un vécu d'ordre qualitatif plutôt que strictement formel (ce que suggère par exemple la question des qualia qui se pose au physicalisme en philosophie de l'esprit), et alors devra-t-on accepter, dans un esprit kantien, qu'il existe une certaine forme de dépendance circulaire indépassable entre nos représentations objectives du réel et notre existence même.
Le problème de la mesure et l'interprétation d'Everett
Commençons par situer rapidement le débat. On se souvient que le problème de la mesure provient de l'impossibilité d'interpréter les superpositions d'état en physique quantique comme un modèle épistémique qui refléterait notre ignorance, bien que ces superpositions se comportent finalement comme telles pour les quantités effectivement mesurées – d'où le besoin de postuler un mystérieux processus de « réduction du paquet d'onde » ayant lieu lors de la mesure, et qui viendrait ne sélectionner qu'un seul état dans une superposition, suivant la règle de Born qui fait justement correspondre une probabilité de mesure au poids d'un état dans la superposition. La règle de Born est donc ce qui permet de faire le lien entre expérience empirique et modèle théorique.
Cette réduction du paquet d'onde lors de la mesure est un principe un peu ad-hoc, aux propriétés gênantes (comme la non-localité et l'a-temporalité) et dont il est impossible de savoir où ni quand il se produit (à partir d'une certaine échelle ? Lors d'une prise de conscience de l'observateur ?) puisqu'il n'est pas lui même mesurable. Tout l'attrait et l'élégance de l'interprétation d'Everett, c'est de faire de cette réduction du paquet d'onde une simple illusion épistémique, un phénomène subjectif, relatif à la situation d'un observateur qui se trouve dans une seule branche de la réalité, quand les états superposés alternatifs existent toujours dans d'autres branches.
L'interprétation d'Everett s'appuie sur la théorie de la décohérence qui montre que quand un système est ouvert sur son environnement, alors effectivement, sans postuler de réduction du paquet d'onde, différentes branches « étanches » émergent au sein de nos modèles théoriques pour les propriétés du système « mesurées » par cet environnement.
Puisqu'elle fait de l'indéterminisme de la physique quantique une vue subjective, on peut voir l'interprétation d'Everett comme une interprétation de type « univers-bloc », qui rejette notamment l'idée qu'il existe un présent objectif. Il s'agit, suivant une forme de platonisme, de concevoir l'univers comme une énorme structure statique et éternelle contenant tous les mondes possibles, et au sein de laquelle présent, passé et futur coexistent. Mon « moi présent » n'est dans cette structure qu'un point de vue particulier, un index, et l'écoulement du temps est une illusion : il est du au fait que chacun de ces « moi » cognitifs dispose d'une mémoire qui le relie à ses « moi-passés » de manière déterminée.
On le voit, l'interprétation d'Everett est une solution simple et économique au problème de la mesure, mais une solution qui choque l'intuition puisqu'elle nous force à croire qu'un certain nombre d'éléments apparemment essentiels à nos existences, comme l'écoulement du temps ou l'unité de notre monde, sont de simples illusions. Mais sur le plan théorique, le principal problème auquel fait face cette interprétation est celui de la dérivation de la règle de Born qui associe le poids des différentes branches à des probabilités.
La dérivation de la règle de Born : l'argument de Deutsch-Wallace
Le problème qui se pose au tenant de l'interprétation d'Everett est le suivant : pourquoi devrait-on croire qu'une branche du monde ayant plus de poids a « plus de chance de se produire » (et qu'est-ce que ça signifie exactement) ? Au fond on pourrait très bien postuler que chaque branche a une probabilité identique de se produire du point de vue d'un observateur, indépendamment de son poids dans la superposition initiale... Mais ce n'est pas ce qu'on observe empiriquement. Un élément ad-hoc semble donc finalement requis pour compléter l'interprétation.
Un des principaux arguments pour répondre au problème, et donc pour soutenir l'interprétation d'Everett, a été produit par le physicien David Deustch, puis soutenu et amélioré par le philosophe des sciences David Wallace. Il s'appuie sur la théorie de la décision. L'argument est le suivant : imaginons un « jeu quantique » dans lequel on devrait parier sur le résultat d'une mesure, c'est à dire décider dans quelle branche notre moi-futur va potentiellement se retrouver. Si l'on adopte quelques principes rationnels, et notamment le principe d'équivalence qui veut qu'un même état physique devrait donner lieu aux mêmes paris, alors il est possible d'en dériver la règle de Born. Il s'agit, en gros, de s'appuyer sur certaines symétries dans nos représentations physiques pour montrer que la règle de Born est la solution rationnelle que devrait adopter un agent dans un « jeu quantique » (voir cet article ).
L'utilisation de la théorie de la décision plutôt que de simplement « compter les branches » en leur donnant un poids égal est motivée par l'impossibilité de vraiment « compter les branches », qui peuvent être en nombre infini, ou d'obtenir un quelconque type de probabilité objective (c'est à dire qui correspondrait à une statistique objective) de par l'aspect « flou » de la décohérence. D'où l'idée, à vrai dire assez radicale, de se rabattre sur des probabilités subjectives, fondées uniquement sur des critères de rationalité, mais qui ne correspondent à aucune statistique objective. Or la seule règle cohérente que semble imposer notre modèle physique, dans ce cadre, c'est la règle de Born.
Les limites de l'argument de Deutsch/Wallace
Mais cette solution n'est pas totalement satisfaisante. Son principal problème est qu'elle est circulaire (voir cet article). Pour montrer qu'un agent devrait adopter la règle de Born, on part du principe que les différents poids des états possibles dans la superposition initiale correspondent peu ou prou à des probabilités. En effet, le principe d'équivalence s'appuie sur le fait que l'état quantique devrait nous renseigner d'une manière ou d'une autre sur des probabilités subjectives à associer aux occurrences futures. Partant de ce postulat, on montre qu'effectivement la règle de Born s'impose à nous. Mais n'est-ce pas justement ce postulat qu'on cherchait à montrer ?
Autrement dit, l'argument, en dépit d'un intérêt certain, nous fait un peu prendre des vessies pour des lanternes puisqu'il ne s'attaque pas au fond du problème, qui est de savoir pourquoi, finalement, le « poids » d'une branche doit se comprendre en terme de « probabilité », qu'il ne s'agit pas d'un paramètre quelconque de nos modèles.
De plus, le critère de rationalité invoqué semble sans lien direct avec le fait que la règle de Born est effectivement vérifiée statistiquement dans notre « branche de l'univers ». Ce pourquoi on adhère à la règle de Born n'est pas le fait d'un processus de décision rationnel : l'expérimentateur ne fait pas vraiment de « pari » sur ce qu'il va mesurer. Si on accepte la règle de Born, c'est parce que ça a marché jusqu'à présent, c'est à dire, suivant l'interprétation d'Everett, que nous nous trouvons dans une branche de l'univers où la règle de Born s'est vérifiée par le passé. Une véritable dérivation de la règle de Born à partir de l'interprétation d'Everett devrait nous expliquer pourquoi statistiquement un observateur a plus de chance de se trouver dans une branche où la règle est vérifiée, c'est à dire (on y revient) en quoi le poids de probabilité d'une branche correspond d'une certaine manière à une donnée statistique objective, et pas simplement à un choix rationnel.
L'article cité en début de ce billet entend montrer que ce problème de circularité est encore plus critique et qu'il révèle une incohérence fondamentale dans l'argument de Deutsch-Wallace. En effet le principe de « jeu quantique » s'appuie sur la théorie de la décohérence, qui permet d'obtenir des branches futures distinctes sur lesquelles le sujet rationnel pourra parier. Or il s'avère que la théorie de la décohérence elle même présuppose déjà en quelque sorte la règle de Born, puisque l'idée que des branches distinctes émergent de manière robuste est fondée sur le fait que le poids des interférences entre ces branches tend vers zéro. Nous sommes donc déjà en train d'interpréter ce « tend vers zéro » comme signifiant « non-existant » (ou encore non mesurable), c'est à dire comme correspondant in fine à une probabilité objective. L'argument est donc fondamentalement incohérent : il nie l'existence de probabilités objectives tout en les utilisant implicitement.
En résumé, il semble qu'une interprétation d'Everett cohérente et fondée sur la décohérence devrait nécessairement s'appuyer sur des probabilités objectives associées aux différentes branches plutôt que sur un critère de rationalité subjectif.
Un problème d'instanciation A mon sens le principal problème philosophique qui se pose à l'interprétation d'Everett, à travers toutes ces questions, est un problème d'instanciation qui est directement lié aux aspects intuitivement choquants de cette interprétation. Au final, l'interprétation d'Everett (comme toutes les théories de type univers-bloc) revient à faire de notre existence individuelle une espèce de tautologie : j'existe ici et maintenant non pas parce que je serai causalement relié à l'instant immédiatement précédent (l'écoulement du temps étant une illusion, la causalité également), mais parce que celui qui se pose cette question en ces termes existe forcément « ici » et « maintenant », avec ce passé là en mémoire. Voilà une vision des choses qui parait un peu réductrice (c'est peu dire). On pourrait au moins exiger une explication un peu plus fournie, qui permettrait de comprendre ce qu'est exactement un point de vue, et pourquoi par exemple il n'existe pas seulement une seule conscience globale correspondant à l'ensemble de l'univers, mais de petites consciences isolées dans des organismes. Qu'est-ce qui fonde l'unité de l'expérience consciente, sa distinction du monde et son appartenance à des branches ?
Ces questions peuvent paraître à première vue sans lien direct avec la physique et appartenir plutôt au domaine de la philosophie de l'esprit, mais en fait les deux sont intimement liés. En effet associer des probabilités objectives aux différentes branches de l'univers, ce qui, on l'a vu, est requis pour le tenant de l'interprétation d'Everett, revient in fine à montrer que si l'on choisit aléatoirement la situation d'un observateur dans l'univers-bloc, il a statistiquement plus de chance de se retrouver dans un branche ayant plus de poids. Or pour montrer ceci, il faudrait savoir exactement comment on « dénombre » les observateurs cognitifs. Où l'on voit que les liens entre physique quantique et philosophie de l'esprit sont récurrents.
Peut-être existe-t-il une réponse à ces questions. Peut-être peut-on identifier des « patterns » d'information dans cette structure-bloc. Mais intuitivement, ça semble un peu douteux : personne n'a, je pense, l'impression d'être un « pattern » dans un objet mathématique, ni que l'expérience consciente puisse se ramener à un agrégat purement formel d'informations. Par ailleurs, l'idée de faire de l'écoulement du temps une illusion est elle aussi, intuitivement, assez suspicieuse. Nos vécus s'apparentent plus ou moins à des flux (je « passe » d'un moment à un autre) pas à des états figés ayant un certain contenu mémoriel. On ne retrouve pas vraiment cette idée de « passage » dans une théorie d'univers bloc (ce que Bergson reprochait déjà à la conception scientifique du temps).
La science et son cadre
S'appuyer sur nos intuitions concernant l'écoulement du temps ou l'unité du monde pour rejeter l'interprétation d'Everett pourrait être considéré comme sans fondements : « Seule la physique fait foi, pas la psychologie naïve », nous rétorquera-t-on. Mais on peut être sceptique face à cette idée que « seule la physique fait foi », et se demander si justement ces intuitions ne jouent pas un rôle essentiel dans la démarche scientifique elle-même. Après tout une telle conception de l'existence ne mine-elle pas la foi qu'on devrait avoir en les résultats de la science (ou même l'idée qu'on doive croire quoi que ce soit) ? La croyance qu'on peut avoir pour telle ou telle théorie s'appuie sur une dynamique d'interaction avec le monde et sur la réalisation de projets dans le temps, éléments qui impliquent, entre autre, les notions de causalité et de probabilité. Or ces concepts ne sont pas restitués par la physique, sinon, justement, qu'ils sont impliqués dans la règle de Born. Ainsi non seulement il faudrait expliquer pourquoi j'ai plus de chance de me situer dans une branche de l'univers ayant plus de poids, mais aussi pourquoi j'ai plus de chance d'avoir des croyances vraies que fausses si vraiment la causalité est une illusion... Ce problème en amène d'ailleurs un autre qui est celui des relations entre la physique et les autres disciplines : la chimie et la biologie font un usage intensif des concepts de causalité et de probabilité.
Autrement dit, nos théories scientifiques s'inscrivent dans un certain cadre épistémique qui est nécessaire pour faire le lien entre les modèles théoriques et les données empiriques. Mais à la lumière des discussions précédentes, il semble bien que ce cadre épistémique, bien qu'il soit un prérequis à la bonne compréhension et à la mise en œuvre de nos théories physiques, n'en dérive pas formellement.
Au fond le reproche global qu'on pourrait faire à l'interprétation d'Everett serait de prétendre inférer immédiatement, sur la base de théorèmes et de modèles mathématiques des conclusions d'ordre métaphysique, sans questionner plus en avant dans un cadre élargi les différentes interprétations qu'on pourrait donner à ces modèles. Un tel travail interprétatif pourrait nous inviter, entre autre, à prendre au sérieux ce cadre épistémique dont il est question. On pourrait envisager par exemple que nos théories ne portent pas sur le monde en lui même, mais sur nos relations à lui (les lecteurs assidus de ce blog se souviendront que je soutiens pour ma part une interprétation relationnelle de la physique quantique). Et si le cadre épistémique ne semble pas dériver de nos théories, peut-être est-ce parce qu'il est intimement dépendant d'un vécu d'ordre qualitatif plutôt que strictement formel (ce que suggère par exemple la question des qualia qui se pose au physicalisme en philosophie de l'esprit), et alors devra-t-on accepter, dans un esprit kantien, qu'il existe une certaine forme de dépendance circulaire indépassable entre nos représentations objectives du réel et notre existence même.
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