Entre relativisme et absolutisme
A lire certains penseurs, on peut avoir l'impression, à l'occasion, qu'ils posent au départ ce qu'ils comptent nous montrer et qu'ils sont fautif d'un raisonnement circulaire. Ce n'est sans doute pas à tort, mais je ne pense pas qu'il faille leur en tenir rigueur, puisque d'autres penseurs ont pu montrer que ce type de raisonnements circulaires est inhérent à la science même. On peut alors interpréter charitablement ces auteurs (sous couvert d'une certaine ouverture de leur pensée) comme nous proposant un système fondé sur l'intuition, comme en déroulant les conditions de possibilité et en établissant la cohérence, à la manière dont un scientifique pourrait présenter la cohérence d'une nouvelle théorie en regard de nos connaissances passées.
La question se pose de savoir si la circularité de nos représentations entraîne leur incommensurabilité respective. C'est bien là la conclusion que semble en tirer Kuhn : puisque toute théorie est un tout qu'on confronte en bloc au monde, au point que les résultats même des mesures ne peuvent être interprétés qu'à l'aulne de la théorie elle même, aucune théorie n'est finalement commensurable à une autre. A l'extrême nous avons un relativisme complet, qui pourrait nous laisser croire, par exemple, que la pensée orientale est définitivement hors de portée d'un occidental (et inversement). Voilà qui semble un peu fort de café...
Mais l'autre extrême qui consiste à croire qu'il existe quelque part (dans un monde platonicien, sans doute) une représentation définitive et totale du monde, ne vaut, me semble-t-il, pas beaucoup mieux puisqu'elle semble fermer la porte à toute considération éthique, rendant cette dernière insignifiante au moins à terme. En effet, l'ouverture du futur est un prérequis à la liberté, et elle suppose une indétermination inhérente au réel rendant toute représentation nécessairement incomplète. Mais surtout, un futur simplement ouvert et indéterminé, de la même manière pour tous, est tout aussi absurde et incapable de justifier la liberté. Il est un autre prérequis à la liberté qui est l'existence de représentations privées, de déterminations appartenant en propre au sujet libre.
Ce que m'intéresse, donc, c'est la possibilité d'un entre-deux : comment ne pas sombrer dans un relativisme qui rendrait arbitraire toute connaissance, ni dans un absolutisme de la connaissance qui annihilerait la possibilité d'une éthique ? Ces deux extrêmes me semblent tous deux mener à l'absurde, chacun à leur manière, en rendant notre existence impossible (alors qu'à l'évidence, elle l'est !). La solution médiane, le « système », que je propose (à titre d'ébauche) est le contextualisme : l'éthique est possible, mais elle est contextuelle, c'est à dire relative à un point de vue. La connaissance est possible, mais elle est, elle aussi, contextuelle. Nous allons voir en quoi cette position ne se ramène ni à un absolutisme ni à un relativisme.
L'universel et le particulier
Prenons comme exemple nos connaissances scientifiques. On peut dire que la chimie contextualise la physique, la biologie la chimie, et ainsi de suite. Ainsi restreindre le monde connu à un contexte particulier (celui des éléments chimiques stables, celui de la biosphère) nous permet d'introduire de nouveaux objets (des molécules, des êtres vivants), de peupler ce monde. De même mon monde contextualise celui des hommes en général, et je le peuple de choses qui me sont propres. Mais il est important de remarquer qu'historiquement chez l'homme, et pour chacun d'entre nous le point de vue le plus restreint est premier. Enfant, je connais d'abord mes parents en tant que mes parents avant de savoir qu'ils sont des êtres humains, et aussi des êtres biologiques. De même les connaissances scientifiques relatives à notre position épistémique ont précédées les connaissances plus universelles, et nos anciennes théories font généralement figure de cas au limite en regard des nouvelles.
Or on peut observer que si le niveau le plus universel apporte des contraintes ontologiques sur les niveaux les plus contextualisés (contraintes qu'on découvre empiriquement), les niveaux contextualisés apportent au contraire des contraintes éthiques sur les niveaux sous-jacents. Si l'on adopte le point de vue de la physique, on décrira la mort d'un être humain de manière indifférente. Le point de vue particulier de la chimie, puis de la biologie nous ouvre à des considérations éthiques impliquant le sujet de manière plus importante : il ne s'agit pas simplement de particules en interaction, mais de la destruction d'une structure, ou de la disparition d'une organisation fonctionnelle. Mais là encore la description paraîtra clinique et froide en regard d'un point de vue humain, comme le sera un point de vue étranger en regard du point de vue d'un être proche.
On pourrait penser que le point de vue éthique est subjectif, dans un sens qui signifierait qu'il peut être abandonné parce que n'ayant aucune valeur absolue. Le contextualisme consiste au contraire à affirmer que ces points de vue restreints existent en tant que tel, authentiquement, c'est à dire d'une manière qui n'est pas épuisée par les considérations plus universelles (biologique, physique), et donc que l'éthique qui leur est rattachée est possible. Ainsi peupler un contexte restreint d'objets nous ouvre à de nouveaux possibles, et du même coup, à des considérations éthiques plus riches.
Il s'agit en fait d'adopter une ontologie de points de vues : ce sont les contextes, les points de vues, qui constituent le monde, non seulement les regards humains, mais à tous les niveaux de la réalité.
Entre relativisme et absolutisme
En quoi cette approche se distingue du relativisme, me demandera-t-on ? C'est qu'aucun contexte n'est une île. Affirmer qu'un point de vue contextuel apporte des contraintes éthiques sur un point de vue plus universel ne signifie pas que le point de vue universel ne vaut pour rien (ce qui reviendrait à souscrire, sur le plan éthique, à un pur égoïsme). Ainsi on peut postuler qu'un contexte universel puisse faire office de liant, de lieu de communication entre les différents contextes particuliers, qu'il y existe des chemins pour passer de l'un à l'autre. C'est le fond commun de ce qui fait de nous des hommes qui me permet de communiquer efficacement avec un étranger, même quand les éléments de sa culture m'échappent, et ainsi me donne accès malgré tout à ces éléments, me permet, si je le désire, d'entrer dans ce nouveau contexte (et ce faisant d'acquérir par contraste une connaissance de ce fond commun qui nous réuni).
Mais il ne s'agit pas non plus d'un absolutisme parce que l'accession à ce nouveau contexte (et donc également l'acquisition d'une connaissance plus universelle par contraste) demande un effort, une action, une mise en relation en partie intuitive qui ne se satisfait pas de la connaissance de ce fond commun. Il s'agit d'affirmer que la culture occidentale, orientale ou autre, ne se réduit pas à une forme possible de la culture humaine qu'on pourrait déterminer par avance : elle est un peu plus que ça. Mais aussi que nos connaissances biologiques sont un peu plus qu'un univers possible de la chimie qu'on pourrait déduire par avance. Le point de vue universel ne peut prétendre à être un point de vue complet dont on pourrait dériver, par restriction, les sous-point de vues contextualisés : il est sous-déterminé quant à ses possibilités.
Concrètement, comment envisager cet entre deux entre absolutisme et relativisme ? Il faut pour ceci revenir à notre point de départ : la circularité. Cette circularité est source d'incommensurabilité, de holisme. On peut imaginer que les contextes ne se réduisent pas à leur substrat plus universel dans la mesure où ils sont circulaires, mais néanmoins que la relativité n'y est pas total dans la mesure où ils sont partiellement ouverts sur le monde et sur d'autres contextes.
La complémentarité entre phénoménologie et réalisme
Une éthique radical, se focalisant sur le niveau le plus contextuel, serait un pur égoïsme. Ce serait alors une éthique absurde, celle d'un sujet sans objet. A l'inverse une science radicale, se focalisant sur le niveau le plus universel devient une coquille vide, un objet sans sujet : l'univers bloc sans durée de la physique moderne, interprétée de manière strictement réaliste, et sa profusion de mondes parallèles, pure structure relationnelle sans relata. C'est de cette manière qu'il faut comprendre la sous-détermination ontologique (et l'indétermination) de la physique quantique : elle nous rappelle que la connaissance ne vaut qu'une fois réinscrite dans l'immanence, et ouvre ainsi la possibilité de contextes émergents.
C'est à dire, en quelque sorte, qu'il faut, pour comprendre la liberté et restaurer une valeur à l'éthique, remplacer l'indéterminisme absolu par la privacité d'un point de vue. Mais si l'on ne veut pas retomber dans un relativisme tout aussi problématique, il doit encore s'agir d'une privacité relative et temporaire, se déployant publiquement dans le monde, menant à l'accord. Ceci est possible, suivant une ontologie des points de vue, si les différents contextes s'imbriquent en quelque sorte les uns dans les autres.
De cette manière on résout me semble-t-il le problème de la conscience, puisque le point de vue d'un individu existe au même titre que le point de vue le plus universel de la physique. On résout aussi, en phénoménologie, le problème d'autrui (qui se pose à Husserl) puisque le point de vue qui m'est commun à autrui, que nous partageons dans la communication, existe lui-aussi authentiquement aussi bien que mon point de vue particulier et qu'il sert de fond à mon point de vue particulier. Où l'on voit que l'approche phénoménologique et l'approche réaliste sont complémentaire, l'une remontant toujours plus haut dans la subjectivité, s'attachant à l'immanence, et l'autre descendant toujours plus loin dans le monde représenté pour se focaliser sur la structure. L'une et l'autre, peut-on suspecter, finiront par atteindre leurs propres limites, mais on peut concevoir qu'elles contribuent chacune à leur manière à l'établissement d'une ontologie des contextes.
La question se pose de savoir si la circularité de nos représentations entraîne leur incommensurabilité respective. C'est bien là la conclusion que semble en tirer Kuhn : puisque toute théorie est un tout qu'on confronte en bloc au monde, au point que les résultats même des mesures ne peuvent être interprétés qu'à l'aulne de la théorie elle même, aucune théorie n'est finalement commensurable à une autre. A l'extrême nous avons un relativisme complet, qui pourrait nous laisser croire, par exemple, que la pensée orientale est définitivement hors de portée d'un occidental (et inversement). Voilà qui semble un peu fort de café...
Mais l'autre extrême qui consiste à croire qu'il existe quelque part (dans un monde platonicien, sans doute) une représentation définitive et totale du monde, ne vaut, me semble-t-il, pas beaucoup mieux puisqu'elle semble fermer la porte à toute considération éthique, rendant cette dernière insignifiante au moins à terme. En effet, l'ouverture du futur est un prérequis à la liberté, et elle suppose une indétermination inhérente au réel rendant toute représentation nécessairement incomplète. Mais surtout, un futur simplement ouvert et indéterminé, de la même manière pour tous, est tout aussi absurde et incapable de justifier la liberté. Il est un autre prérequis à la liberté qui est l'existence de représentations privées, de déterminations appartenant en propre au sujet libre.
Ce que m'intéresse, donc, c'est la possibilité d'un entre-deux : comment ne pas sombrer dans un relativisme qui rendrait arbitraire toute connaissance, ni dans un absolutisme de la connaissance qui annihilerait la possibilité d'une éthique ? Ces deux extrêmes me semblent tous deux mener à l'absurde, chacun à leur manière, en rendant notre existence impossible (alors qu'à l'évidence, elle l'est !). La solution médiane, le « système », que je propose (à titre d'ébauche) est le contextualisme : l'éthique est possible, mais elle est contextuelle, c'est à dire relative à un point de vue. La connaissance est possible, mais elle est, elle aussi, contextuelle. Nous allons voir en quoi cette position ne se ramène ni à un absolutisme ni à un relativisme.
L'universel et le particulier
Prenons comme exemple nos connaissances scientifiques. On peut dire que la chimie contextualise la physique, la biologie la chimie, et ainsi de suite. Ainsi restreindre le monde connu à un contexte particulier (celui des éléments chimiques stables, celui de la biosphère) nous permet d'introduire de nouveaux objets (des molécules, des êtres vivants), de peupler ce monde. De même mon monde contextualise celui des hommes en général, et je le peuple de choses qui me sont propres. Mais il est important de remarquer qu'historiquement chez l'homme, et pour chacun d'entre nous le point de vue le plus restreint est premier. Enfant, je connais d'abord mes parents en tant que mes parents avant de savoir qu'ils sont des êtres humains, et aussi des êtres biologiques. De même les connaissances scientifiques relatives à notre position épistémique ont précédées les connaissances plus universelles, et nos anciennes théories font généralement figure de cas au limite en regard des nouvelles.
Or on peut observer que si le niveau le plus universel apporte des contraintes ontologiques sur les niveaux les plus contextualisés (contraintes qu'on découvre empiriquement), les niveaux contextualisés apportent au contraire des contraintes éthiques sur les niveaux sous-jacents. Si l'on adopte le point de vue de la physique, on décrira la mort d'un être humain de manière indifférente. Le point de vue particulier de la chimie, puis de la biologie nous ouvre à des considérations éthiques impliquant le sujet de manière plus importante : il ne s'agit pas simplement de particules en interaction, mais de la destruction d'une structure, ou de la disparition d'une organisation fonctionnelle. Mais là encore la description paraîtra clinique et froide en regard d'un point de vue humain, comme le sera un point de vue étranger en regard du point de vue d'un être proche.
On pourrait penser que le point de vue éthique est subjectif, dans un sens qui signifierait qu'il peut être abandonné parce que n'ayant aucune valeur absolue. Le contextualisme consiste au contraire à affirmer que ces points de vue restreints existent en tant que tel, authentiquement, c'est à dire d'une manière qui n'est pas épuisée par les considérations plus universelles (biologique, physique), et donc que l'éthique qui leur est rattachée est possible. Ainsi peupler un contexte restreint d'objets nous ouvre à de nouveaux possibles, et du même coup, à des considérations éthiques plus riches.
Il s'agit en fait d'adopter une ontologie de points de vues : ce sont les contextes, les points de vues, qui constituent le monde, non seulement les regards humains, mais à tous les niveaux de la réalité.
Entre relativisme et absolutisme
En quoi cette approche se distingue du relativisme, me demandera-t-on ? C'est qu'aucun contexte n'est une île. Affirmer qu'un point de vue contextuel apporte des contraintes éthiques sur un point de vue plus universel ne signifie pas que le point de vue universel ne vaut pour rien (ce qui reviendrait à souscrire, sur le plan éthique, à un pur égoïsme). Ainsi on peut postuler qu'un contexte universel puisse faire office de liant, de lieu de communication entre les différents contextes particuliers, qu'il y existe des chemins pour passer de l'un à l'autre. C'est le fond commun de ce qui fait de nous des hommes qui me permet de communiquer efficacement avec un étranger, même quand les éléments de sa culture m'échappent, et ainsi me donne accès malgré tout à ces éléments, me permet, si je le désire, d'entrer dans ce nouveau contexte (et ce faisant d'acquérir par contraste une connaissance de ce fond commun qui nous réuni).
Mais il ne s'agit pas non plus d'un absolutisme parce que l'accession à ce nouveau contexte (et donc également l'acquisition d'une connaissance plus universelle par contraste) demande un effort, une action, une mise en relation en partie intuitive qui ne se satisfait pas de la connaissance de ce fond commun. Il s'agit d'affirmer que la culture occidentale, orientale ou autre, ne se réduit pas à une forme possible de la culture humaine qu'on pourrait déterminer par avance : elle est un peu plus que ça. Mais aussi que nos connaissances biologiques sont un peu plus qu'un univers possible de la chimie qu'on pourrait déduire par avance. Le point de vue universel ne peut prétendre à être un point de vue complet dont on pourrait dériver, par restriction, les sous-point de vues contextualisés : il est sous-déterminé quant à ses possibilités.
Concrètement, comment envisager cet entre deux entre absolutisme et relativisme ? Il faut pour ceci revenir à notre point de départ : la circularité. Cette circularité est source d'incommensurabilité, de holisme. On peut imaginer que les contextes ne se réduisent pas à leur substrat plus universel dans la mesure où ils sont circulaires, mais néanmoins que la relativité n'y est pas total dans la mesure où ils sont partiellement ouverts sur le monde et sur d'autres contextes.
La complémentarité entre phénoménologie et réalisme
Une éthique radical, se focalisant sur le niveau le plus contextuel, serait un pur égoïsme. Ce serait alors une éthique absurde, celle d'un sujet sans objet. A l'inverse une science radicale, se focalisant sur le niveau le plus universel devient une coquille vide, un objet sans sujet : l'univers bloc sans durée de la physique moderne, interprétée de manière strictement réaliste, et sa profusion de mondes parallèles, pure structure relationnelle sans relata. C'est de cette manière qu'il faut comprendre la sous-détermination ontologique (et l'indétermination) de la physique quantique : elle nous rappelle que la connaissance ne vaut qu'une fois réinscrite dans l'immanence, et ouvre ainsi la possibilité de contextes émergents.
C'est à dire, en quelque sorte, qu'il faut, pour comprendre la liberté et restaurer une valeur à l'éthique, remplacer l'indéterminisme absolu par la privacité d'un point de vue. Mais si l'on ne veut pas retomber dans un relativisme tout aussi problématique, il doit encore s'agir d'une privacité relative et temporaire, se déployant publiquement dans le monde, menant à l'accord. Ceci est possible, suivant une ontologie des points de vue, si les différents contextes s'imbriquent en quelque sorte les uns dans les autres.
De cette manière on résout me semble-t-il le problème de la conscience, puisque le point de vue d'un individu existe au même titre que le point de vue le plus universel de la physique. On résout aussi, en phénoménologie, le problème d'autrui (qui se pose à Husserl) puisque le point de vue qui m'est commun à autrui, que nous partageons dans la communication, existe lui-aussi authentiquement aussi bien que mon point de vue particulier et qu'il sert de fond à mon point de vue particulier. Où l'on voit que l'approche phénoménologique et l'approche réaliste sont complémentaire, l'une remontant toujours plus haut dans la subjectivité, s'attachant à l'immanence, et l'autre descendant toujours plus loin dans le monde représenté pour se focaliser sur la structure. L'une et l'autre, peut-on suspecter, finiront par atteindre leurs propres limites, mais on peut concevoir qu'elles contribuent chacune à leur manière à l'établissement d'une ontologie des contextes.
Commentaires
Sur l'éthique contextuelle, que vous semblez développé, je vous indique deux auteurs que vous ne connaissez peut-être pas, qui pourrais vous intéresser :
Miguel Benassayag, qui a travers ses livres met en place une éthique situationnelle d'une part, et Mark Hunyadi, avec en particulier le livre Morale contextuelle.