La synchronicité (note de lecture de la correspondance entre Pauli et Jung)

Difficile de faire une note de lecture d'un livre qu'on a plutôt survolé que lu, et qui plus est quand il ne s'agit pas d'une oeuvre à proprement parlé mais d'une correspondance. Je ne peux donc évidemment pas me permettre d'en juger comme on juge d'un travail abouti, et me contenterait de faire quelque remarques sur le thème de la synchronicité (qui a motivé ma lecture) et sur l'intérêt que j'ai trouvé à cette lecture.

Le livre

Pauli est un physicien, l'un des fondateurs de la physique quantique. Il a suivi une cure psychanalytique avec Jung, puis les deux hommes ont entretenu une correspondance pendant une vingtaine d'années environ. Les lettres comportent de nombreux récits de rêve et les interprétations associés. Je ne les ai pas lus en détail, ce n'est pas ce qui m'intéressait. Elles comportent également un certain nombre de discussions théoriques sur les liens entre la psychologie analytique de Jung et la physique moderne. Pauli et Jung font écho de discussions qu'ils ont pu avoir lors de visites respectives. Il y est entre autre question du concept de synchronicité.

Dans la dernière lettre de la correspondance, Jung (alors très vieux) évoque le problème des OVNI. Tandis qu'il parlait jusqu'ici d'hallucinations collectives, il semble vouloir croire à l'authenticité des OVNI (notamment sur la base la concordance entre des témoignages visuels et par radar) et prétend être gêné par cette réalité. Pauli est sceptique, puisqu'il envoie une lettre à un spécialiste américain de la question, s'inquiétant que Jung accorde foi aux OVNIs. Le spécialiste indique qu'il a expliqué à Jung que les lectures radars sont très peu fiables, ce que Jung ne semble pas avoir retenu. Pauli n'a jamais répondu à Jung, et est mort environ une année plus tard.

J'avoue avoir été un peu déçu par cette lecture : les discussions portent largement sur les symboles, les archétypes, et sont parfois très ésotériques. On se demande à quel point la symbolique (par exemple celle que Jung associe à la radioactivité) est à prendre au sérieux, et dans quel domaine : celui de la physique ou de la psychologie ? Et dans ce cas leur portée est-elle générale ? Les liens symboliques me semblent généralement assez peu fondés. Y a-t-il plus qu'une intuition ou une association d'esprit, et sinon pourquoi la prendre pour argent comptant? Les apports concret de Pauli concernant la physique moderne restent assez superficiels, de l'ordre de la vulgarisation, et les liens avec la psychologie très métaphoriques (la dualité onde-corpuscule et la dualité psychique-physique, par exemple). Toutefois certaines lettres sont intéressantes, et notamment concernant le statut et la nature de la synchronicité. Pauli apporte des contributions importantes, notamment en questionnant Jung sur la portée du concept de synchronicité (La simultanéité temporelle est-elle un aspect essentiel ? La synchronicité peut-elle être élargie au monde physique ?) permettant ainsi de préciser un peu ce concept.

La synchronicité

Rappelons brièvement que la psychologie de Jung porte principalement sur la notion d'archétype, qui est en quelque sorte une unité de sens habitant un inconscient collectif et s'exprimant chez chacun, notamment dans les rêves. Il s'agit donc d'une forme de platonisme.

La synchronicité est pour Jung une "coïncidence porteuse de sens". Il se peut par exemple que des événements dus au hasard viennent coïncider avec des événements de la vie personnelle de manière troublante. On les interprète alors comme des signes importants, tandis qu'ils paraîtront anodins à d'autres personnes.

Sur le plan théorique, la synchronicité est décrite par Jung comme un principe acausal, qui est le pendant exact de la causalité. En particulier, puisqu'il est opposé à la causalité, il ne peut être mis en évidence statistiquement par un grand nombre de mesures : pouvant être observé sur des cas particuliers, il tendra ensuite à s'effacer. En ce sens ce principe est cohérent avec l'indéterminisme de la physique quantique, et le fait que les lois régulières émergent statistiquement, tandis que chaque mesure individuelle est fondamentalement aléatoire.

La synchronicité serait simplement un autre nom du hasard si n'y était pas rattaché la notion de "sens". Jung pense que tout phénomène synchronistique est fondé sur un archétype et qu'il est porteur de signification pour un ou plusieurs individus, d'une manière inexprimable pour les autres. Dans la correspondance avec Pauli, la question se pose de savoir, de l'aspect acausal et de l'aspect archétypale, lequel est prépondérant. Dans un cas, si l'aspect acausal est le plus important, on pourra étendre la synchronicité à tout type de phénomène, y compris purement physique. Alors il faut faire de l'archétype un fondement même de la physique, une chose existant dans la nature. Dans l'autre cas, il faut subordonner la synchronicité à l'archétype comme déterminant mental, et donc restreindre la notion à l'univers mental. Jung semble avoir une préférence pour la première solution, parce qu'il pense que le physique et le mental appartiennent au même monde, non pas à des mondes distincts (et que le principe de synchronicité est suffisamment général). Il émet notamment l'hypothèse que le sens que l'on donne aux événements pré-existe aux processus mentaux censés le révéler.

Chez Jung, la synchronicité vient comme support théorique des phénomènes vécus comme paranormaux. C'est, il me semble, sa principale fonction (Il fait notamment référence aux travaux de Rhines en parapsychologie, qu'il semble prendre très au sérieux, à l'astrologie et à d'autres méthodes de divination). Il semble que Jung souhaite se placer dans une démarche résolument rationnelle, n'admettant pas qu'un phénomène paranormal puisse contrevenir aux lois établies scientifiquement, sans pour autant céder à la réalité de ces phénomènes, par exemple en admettant que le paranormal puisse relever de la simple illusion psychologique.

La solution qu'il propose est de voir dans le processus de divination en général, quelque soit sa forme (astrologie, ...), un phénomène synchronistique, c'est à dire en quelque sorte une "résonance" entre la vie personnelle du sujet et le résultat obtenu lors de la divination, induite par la croyance du sujet en cette forme de divination. En d'autres termes : l'astrologie ne fonctionne pas en vertu d'une influence réelle des planètes sur nos vies, mais en vertu d'une influence symbolique dans le cadre de la pratique de l'astrologie, du fait que le sujet y crois, donnant lieu à d'authentiques "coïncidences porteuses de sens" (des événements synchronistiques) dans la vie du sujet.

Le problème avec la synchronicité

Les aspects problématiques dans la notion de synchronicité sont les suivant :

  • Elle est fondamentalement non-scientifique, puisqu'elle est exactement ce qu'on ne peut mesurer par la science, une coïncidence échappant à la régularité statistique. La notion de "signification" ne semble pas non plus forcément appréhendable scientifiquement (j'aurais plutôt tendance à dire que la science est fondée sur la signification)
  • Elle est relativement ambiguë de par la référence à un "ordre acausal". Un ordre n'est-il pas nécessairement "causal", c'est à dire (selon ma compréhension dans ce contexte) ne peut-il pas être appréhendé scientifiquement par l'établissement de lois ? La notion n'est pas clairement mise en relation avec la physique, notamment. Peut-être s'agit-il d'un ordre dans le domaine des significations, ce qui resterait à approfondir. Enfin comme le remarque Pauli, la précision dans ce qu'on peut entendre par "simultanéité" laisse à désirer, mais l'idée de simultanéité semble avoir été finalement abandonnée.

Puisqu'elle est non scientifique et ambiguë, elle peut faire figure de spéculation gratuite. Ne trouve-t-on pas toujours des significations a posteriori ? Ce phénomène est bien connue des psychologues (il sert notamment à justifier les théories du complot). Puisque cette notion ne peut jamais être mise en évidence scientifiquement, quelle foi lui accorder et comment la distinguer de l'illusion ? Etant donné que chaque signification impliquée est singulière, différente pour chaque événement, voir de la synchronicité dans un événement donné revient à émettre une spéculation, à faire une théorie, sur un événement singulier (affirmer qu'il se rapporte symboliquement à tel aspect de ma vie, ...). Or l'objet d'une théorie n'est-il pas d'appréhender l'invariant d'un ensemble d'événements distincts ? C'est à ce prix qu'elle échappe à l'arbitraire. La synchronicité est donc en quelque sorte une "méta-théorie", mais impliquant des théories qui ne peuvent jamais être vérifiées. Dans ce cadre, la "méta-théorie" peut-elle l'être, sans pour autant être vide de sens ? Voilà une question qui mériterait d'être approfondie.

A la limite, et sur un plan non plus théorique mais pratique, croire que les coïncidences sont systématiquement porteuses de sens peut s'avérer très dangereux, puisqu'il peut s'agir alors d'entretenir des croyances infondés, des croyances qui "ne fonctionne pas" nécessairement et qui donc devraient disparaître. Qu'on pense aux dérives sectaires et psychotiques pour s'en convaincre. Il n'y a pas de meilleur soin pour l'esprit que le doute critique. Alors comment différencier ce type de mécanisme d'une authentique coïncidence qui serait effectivement porteuse de sens, c'est à dire comment faire le tri de nos désir et des réalités ? Le peut-on ?

Il me semble malgré tout que la notion est intéressante (notamment par son potentiel d'intégration des aspects physiques et mentaux, d'une part, causaux et acausaux d'autre part dans un même concept) mais alors il faut se placer dans un cadre métaphysique, et ce qui pourrait justifier cette notion serait non pas des résultats scientifique, mais sa participation à un cadre explicatif (qui pourquoi pas pourrait être plus tard confronté empiriquement) englobant aussi bien des aspects scientifiques que le domaine des significations, englobant le physique et le psychique. Autrement dit, la synchronicité, bien qu'impossible à démontrer scientifiquement par principe, pourrait être valide pour peu qu'elle soit déduite d'un cadre théorique plus large qui, lui, serait supporté par l'expérience. Toutefois, quand bien même ce serait possible, il faudrait savoir comment distinguer la synchronicité de l'illusion, comme nous venons de l'évoquer. Au fond la question centrale est de savoir si le sens précède l'événement aléatoire et en est la source, ou s'il est une pure construction mentale a posteriori. A mon avis cette question est métaphysique et ne peut être résolue que dans un système métaphysique.

Une théorie métaphysique ?

Faisons donc preuve de charité, et essayons de voir en quelle mesure la synchronicité pourrait être sauvée.

L'hypothèse qui me semble la plus porteuse est de fonder la synchronicité sur la cohérence quantique. Elle peut alors s'interpréter comme une "cause finale", ce qu'elle semble être (puisque la signification qu'on réalise a posteriori semble être à l'origine des événements passés) mais seulement si elle s'appuie sur la résolution a-locale et a-temporelle d'une indétermination issue d'interactions passées. L'aspect rétro-causal est alors une vue de l'esprit, on peut le voir plutôt comme une transaction atemporelle (dans l'interprétation transactionnelle de la physique quantique, la "mesure" est la somme d'une onde avancée "remontant le temps" et d'une onde retardée clôturant une transaction, mais l'onde avancée n'est pas observable en dehors de la transaction).

Nous avons vu qu'une telle transaction pouvait être interprétée comme la marque d'une intention dans un espace privé. Nous avons également émis l'hypothèse que nos intentions, nos significations et nos états de conscience en général, émergent de nos interactions plutôt qu'ils ne leur pré-existent. Dans ce cadre, observer un événement synchronistique reviendrait à mettre à jour une intention qui nous est étrangère, mais dont on partage au moins une unité de sens, et qui émergerait non des interactions entre les hommes, mais des interactions entre la société et le monde naturel. Selon une telle interprétation, La synchronicité échapperait à la science exactement comme la volonté humaine, par exemple, échappe par principe à la science : elle nous échappe simplement parce qu'on ne peut pas mettre en évidence la cohérence de quelque chose de singulier, et parce qu'il faut appartenir à la société pour disposer des outils permettant de mettre en évidence l'appartenance à la société ce qui en fait une espèce de tautologie (enfin, pas complètement). De même, l'observation d'une synchronicité est (partiellement) tautologique, puisqu'elle est signifiante en vertu même du fait qu'on lui trouve un sens.

On voit alors poindre la théorie métaphysique des significations qui pourrait venir en support de la synchronicité, qu'on pourrait appeler "platonisme émergent" (je me permet de copyrighter ce terme, à ce jour introuvable sur google !). Il s'agit de penser les significations comme le corrélats d'expériences vécues chez différents sujets. Dans une optique panexperientaliste, il faut alors voir le monde dans son ensemble comme une structure de significations, et dans la mesure où nous émergeons nous-même du monde, on se rapproche assez fortement de la notion d'inconscient collectif de Jung : il est parfaitement envisageable dans ce cadre métaphysique que les archétypes existent comme "super-significations" pré-existant à la société des hommes, correspondant à des structures universelles présentes dans la nature. Mais inutile de dire que nous sommes ici en pleine spéculation.

Conclusion

Nous nous sommes permis de spéculer en mettant en relation la théorie quantique, la synchronicité et divers éléments développés dans des articles récents de ce blog. Reste qu'en l'état, parler d'événements synchronistiques est assez problématique. On pourrait dire (comme on peut dire à propos de tout ce qui touche au paranormal) que la notion de synchronicité est en fait prématurée, dans le sens où il n'existe aujourd'hui aucune théorie de l'esprit satisfaisante et établie. Il se peut qu'à l'avenir une telle théorie existe (et ce sera je pense au sein d'un nouveau paradigme, donc dans le cadre d'une nouvelle métaphysique) : quand ce sera le cas, la "théorie" de la synchronicité sera soit réfutée, obsolète avant même d'avoir été utile, soit elle prendra enfin sa place dans un cadre qui lui convient et pourra éventuellement être formalisée. Elle deviendra soit une ancienne lubie, soit un précurseur. Elle serait notamment plutôt compatible, on l'a vu, avec une théorie quantique et panexperientaliste de la conscience. En attendant, bien que constituant une approche que je trouve intéressante sur le fond, elle est je pense, en tout cas du point de vue de la connaissance, trop spéculative, imprécise et trop peu rattachée à d'autres théories pour être vraiment utile.

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