Réduction et engagement (2) : les scarabées collectifs
Nous nous sommes demandé dans le dernier article si tous nos concepts, tel celui d'amitié, sont au moins en principe scientifiquement réductibles. Il se peut que l'argumentation proposée ait laissé certain sur leur faim, dans la mesure où l'ultime recours est un appel à une expérience privée dont il est dit mais assez peu justifié qu'elle est forcément distincte de ce qu'on peut en dire scientifiquement.
A cet argument on pourrait objecter deux choses.
Epiphénoménalisme et supervenience
Ainsi il serait possible malgré tout de valider une réduction scientifique complète de tous nos concepts, une réduction à la physique, et d'arriver en quelque sorte à un réalisme structurel ontique (le monde comme structure relationnelle), à la condition de faire de nos expériences privées des épiphénomènes qui "superviennent" sur la réalité physique. Mais d'une part, on se refuse définitivement à toute explication possible de cette aspect qualitatif puisqu'on choisi de l'ignorer. D'autre part nos concepts ne sont-ils pas eux même fabriqués sur la base d'expériences individuelles uniquement ? N'est-ce pas la base de tout ? N'est-il pas "bizarre" de concevoir des relations sans relatas ? On a l'impression que le serpent se mord la queue, ou qu'on essaie de bâtir un château dans le ciel.
On peut aussi argumenter contre l'aspect épiphénoménal de la conscience. Par exemple, on remarque que quand quelque chose devient parfaitement prévisible, il devient aussi parfaitement inconscient. Ainsi quand j'apprend à jouer un morceau au piano : plus mon jeu est automatisé et moins j'ai conscience d'appuyer sur les touches une par une, tandis que mon intention se déplace sur des aspects imprévisibles, sur le "sentiment" (et quand le sentiment devient lui aussi prévisible, quand j'ai trop joué le morceau, c'est qu'il devient lui aussi un automatisme inconscient). On peut penser que l'aspect phénoménal et privé de l'expérience est un aspect fondamentalement irréductible à une logique déterministe, et qu'en remontant la chaine des causes déterminées, on finit toujours par tomber sur une cause non déterminée, qui est une authentique cause, dont font partie les qualia.
Les scarabées collectifs
Si comme moi on pense que c'est le cas, qu'il est impossible que le qualia soit épiphénoménal sans quoi il n'existerait pas, il faut bien admettre que le qualia, en tant qu'il est vécu de manière unitaire, ne peut entièrement survenir sur des relations externes. Si vraiment mon concept de l'amitié correspond à un certain "sentiment" de ce qu'est l'amitié non réductible à un ensemble de prédicats, alors ce sentiment, puisqu'il est vécu comme un tout privé, doit réellement être un tout qui ne se réduit pas à autre chose et ne peut être connu extérieurement.
Mais alors comment pourrais-je parler d'amitié ? Wittgenstein a bien montré, avec ses scarabées, qu'une chose entièrement privée ne peut pas être un objet du langage.
Et pourtant on peut admettre qu'il existe une corrélation entre différents usages du mot quand bien même il serait utilisé en référence à des expériences privées. Imaginons que moi et quelqu'un d'autre partageons un qualia très proche face à une certaine situation. La similitude de nos réactions nous fait supposer tout deux (sans que ce soit vérifiable) que nous avons le même sentiment privé. Alors rien ne nous empêche de donner un mot à ce qualia. Disons que nous possédons maintenant un "scarabée commun". Certes, d'aucun diront que ce scarabée est réductible à la similitude des situations d'une part et de nos réactions d'autre part. Autrement dit le mot que nous donnions ne fait pas vraiment référence à quelque chose de privé. Très bien, mais qu'ils le prouvent. Proposons à ceux qui l'affirment de prédire chacune des occurrences de notre scarabée. Il est propable qu'ils buttent sur l'unicité de ce qui nous unie, la non-reproductibilité de ce que nous sommes. Est-il inconcevable que moi et cette personne soyons les seuls à pouvoir le faire, et sans pouvoir l'expliquer, simplement parce que "c'est nous" ? Est-il inconcevable que l'explication elle-même, la clé qui permettrait de réduire ce scarabée un un certain type de réaction face à un certain type de situation, soit une chose privée et non réductible ?
Il se peut donc que nous partagions un concept à une ou plusieurs personnes, du fait d'une certaine ressemblance qui ne s'explique pas forcément de l'extérieur. Cette communauté de concept donnerait lieu à une corrélation de comportement devant laquelle quelqu'un ne possédant pas ce concept ne pourrait que rester circonspect : il peut voir que nos sentiments sont corrélés sans savoir ce qui exactement est corrélé. Nous aurions alors affaire à un authentique "scarabée collectif".
Le monde vivant des idées
A vrai dire je ne suis pas loin de penser que derrière chaque mot, chaque concept, se cache en fait, en une certaine mesure, un "scarabée collectif" relié à des "scarabées individuels". Pensons aux communautés de langage (celles des spécialistes, des "jeunes" ou de certaines bandes). Pensons à l'évolution des mots au cours de l'histoire, à la difficulté qu'il y a à vraiment expliquer un mot qu'on comprend pourtant bien. Le mot amitié lui même, dans ce qu'il a de commun à tous ceux qui l'emploient, se ramène à un certain passé, à une histoire culturelle et à une condition humaine partagée. Cette histoire est unique au même titre que je suis unique et pourrait n'être prévisible et compréhensible que "de l'intérieur". Cette unicité pourrait fonder en une certaine mesure l'irréductibilité du concept d'amitié à une description physique (qui elle se doit d'être corrélée à toutes les choses de ce monde, non seulement aux hommes).
Et si toutefois le concept d'amitié peut être analysé, au sein d'une communauté, donc réduit à d'autres choses (aux liens humains, aux activités de loisir partagées, ...), ce n'est que parce que nous possédons d'autres mots en commun, d'autres scarabées. Rien ne permet de penser que la réduction ultime, celle qui parviendrait à faire de tous ces concepts de simples contingences épiphénoménales, soit possible.
Alors on peut voir le monde des significations comme une immense imbrication de concepts plus ou moins partagés. Il s'agit en un certain sens de platonisme, mais d'un platonisme vivant, se construisant en permanence sur la base d'une réalité vécue.
A cet argument on pourrait objecter deux choses.
Epiphénoménalisme et supervenience
- Premièrement : si l'association, le corrélat, entre le concept scientifique et sa signification vécue individuellement est systématique, s'il est parfaitement prévisible, de l'extérieur, qu'en telle circonstance je penserai à l'amitié, alors la référence à mon sentiment vécu devient bien inutile. Dans ce cas la réduction scientifique du concept fonctionne bien, quand bien même l'aspect qualitatif qui lui est associé ne peut être déduit de cette réduction : on peut simplement l'éliminer (et à la limite, appliqué à l'ensemble de notre expérience, c'est la conscience elle-même qui devient épiphénoménale). La corrélation scientifique ne consisterait pas à expliquer entièrement le tout par ses parties sur le plan phénoménologique, mais à établir leur équivalence : si les parties sont présentes, le phénomène correspondant au tout se produira (on retrouve le concept de supervenience).
- Deuxième remarque, liée à la première : s'il est possible de parler d'amitié entre nous, si le mot existe, n'est-ce pas que ce concept a un sens qu'on peut partager, un sens "à la troisième personne" (ce qui le différencie du scarabée de Wittgenstein), donc qu'il représente quelque chose d'objectivable et d'analysable au même titre qu'un concept scientifique ? En fin de compte ce que le mot "amitié" revêt, ce n'est pas mon vécu individuel de l'amitié, mais uniquement la corrélation de nos vécus respectifs et des usages du mot qui en découle, indépendamment de ce que référence cette corrélation (des expériences, des sentiments individuels).
Ainsi il serait possible malgré tout de valider une réduction scientifique complète de tous nos concepts, une réduction à la physique, et d'arriver en quelque sorte à un réalisme structurel ontique (le monde comme structure relationnelle), à la condition de faire de nos expériences privées des épiphénomènes qui "superviennent" sur la réalité physique. Mais d'une part, on se refuse définitivement à toute explication possible de cette aspect qualitatif puisqu'on choisi de l'ignorer. D'autre part nos concepts ne sont-ils pas eux même fabriqués sur la base d'expériences individuelles uniquement ? N'est-ce pas la base de tout ? N'est-il pas "bizarre" de concevoir des relations sans relatas ? On a l'impression que le serpent se mord la queue, ou qu'on essaie de bâtir un château dans le ciel.
On peut aussi argumenter contre l'aspect épiphénoménal de la conscience. Par exemple, on remarque que quand quelque chose devient parfaitement prévisible, il devient aussi parfaitement inconscient. Ainsi quand j'apprend à jouer un morceau au piano : plus mon jeu est automatisé et moins j'ai conscience d'appuyer sur les touches une par une, tandis que mon intention se déplace sur des aspects imprévisibles, sur le "sentiment" (et quand le sentiment devient lui aussi prévisible, quand j'ai trop joué le morceau, c'est qu'il devient lui aussi un automatisme inconscient). On peut penser que l'aspect phénoménal et privé de l'expérience est un aspect fondamentalement irréductible à une logique déterministe, et qu'en remontant la chaine des causes déterminées, on finit toujours par tomber sur une cause non déterminée, qui est une authentique cause, dont font partie les qualia.
Les scarabées collectifs
Si comme moi on pense que c'est le cas, qu'il est impossible que le qualia soit épiphénoménal sans quoi il n'existerait pas, il faut bien admettre que le qualia, en tant qu'il est vécu de manière unitaire, ne peut entièrement survenir sur des relations externes. Si vraiment mon concept de l'amitié correspond à un certain "sentiment" de ce qu'est l'amitié non réductible à un ensemble de prédicats, alors ce sentiment, puisqu'il est vécu comme un tout privé, doit réellement être un tout qui ne se réduit pas à autre chose et ne peut être connu extérieurement.
Mais alors comment pourrais-je parler d'amitié ? Wittgenstein a bien montré, avec ses scarabées, qu'une chose entièrement privée ne peut pas être un objet du langage.
Et pourtant on peut admettre qu'il existe une corrélation entre différents usages du mot quand bien même il serait utilisé en référence à des expériences privées. Imaginons que moi et quelqu'un d'autre partageons un qualia très proche face à une certaine situation. La similitude de nos réactions nous fait supposer tout deux (sans que ce soit vérifiable) que nous avons le même sentiment privé. Alors rien ne nous empêche de donner un mot à ce qualia. Disons que nous possédons maintenant un "scarabée commun". Certes, d'aucun diront que ce scarabée est réductible à la similitude des situations d'une part et de nos réactions d'autre part. Autrement dit le mot que nous donnions ne fait pas vraiment référence à quelque chose de privé. Très bien, mais qu'ils le prouvent. Proposons à ceux qui l'affirment de prédire chacune des occurrences de notre scarabée. Il est propable qu'ils buttent sur l'unicité de ce qui nous unie, la non-reproductibilité de ce que nous sommes. Est-il inconcevable que moi et cette personne soyons les seuls à pouvoir le faire, et sans pouvoir l'expliquer, simplement parce que "c'est nous" ? Est-il inconcevable que l'explication elle-même, la clé qui permettrait de réduire ce scarabée un un certain type de réaction face à un certain type de situation, soit une chose privée et non réductible ?
Il se peut donc que nous partagions un concept à une ou plusieurs personnes, du fait d'une certaine ressemblance qui ne s'explique pas forcément de l'extérieur. Cette communauté de concept donnerait lieu à une corrélation de comportement devant laquelle quelqu'un ne possédant pas ce concept ne pourrait que rester circonspect : il peut voir que nos sentiments sont corrélés sans savoir ce qui exactement est corrélé. Nous aurions alors affaire à un authentique "scarabée collectif".
Le monde vivant des idées
A vrai dire je ne suis pas loin de penser que derrière chaque mot, chaque concept, se cache en fait, en une certaine mesure, un "scarabée collectif" relié à des "scarabées individuels". Pensons aux communautés de langage (celles des spécialistes, des "jeunes" ou de certaines bandes). Pensons à l'évolution des mots au cours de l'histoire, à la difficulté qu'il y a à vraiment expliquer un mot qu'on comprend pourtant bien. Le mot amitié lui même, dans ce qu'il a de commun à tous ceux qui l'emploient, se ramène à un certain passé, à une histoire culturelle et à une condition humaine partagée. Cette histoire est unique au même titre que je suis unique et pourrait n'être prévisible et compréhensible que "de l'intérieur". Cette unicité pourrait fonder en une certaine mesure l'irréductibilité du concept d'amitié à une description physique (qui elle se doit d'être corrélée à toutes les choses de ce monde, non seulement aux hommes).
Et si toutefois le concept d'amitié peut être analysé, au sein d'une communauté, donc réduit à d'autres choses (aux liens humains, aux activités de loisir partagées, ...), ce n'est que parce que nous possédons d'autres mots en commun, d'autres scarabées. Rien ne permet de penser que la réduction ultime, celle qui parviendrait à faire de tous ces concepts de simples contingences épiphénoménales, soit possible.
Alors on peut voir le monde des significations comme une immense imbrication de concepts plus ou moins partagés. Il s'agit en un certain sens de platonisme, mais d'un platonisme vivant, se construisant en permanence sur la base d'une réalité vécue.
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