Les qualias sont-ils réductibles ?
Pour clore cette série d'articles sur l'irréductibilité de l'expérience qualitative, demandons nous (ce qu'on aurait pu faire au départ) si nos qualia sont réductibles -- non pas de l'extérieur, non pas donc à la physique, mais du point de vue phénoménologique.
Nos perceptions peuvent certainement être analysées en termes de structure relationnelle. Je vois une route, et à droite des immeubles. Les immeubles sont composé d’une juxtaposition verticale d’étages. etc. Du moins c'est possible jusqu’à un certain point, qui semble être le niveau qualitatif fondamental de notre expérience : les couleurs, les sons, les sensations tactiles, les sentiments. La question est donc de savoir si ces éléments qualitatifs, ces noeuds de la structure de notre expérience, pourraient eux-même être analysés exhaustivement en terme de relations.
A priori, il semble que non. Le vert, le rouge, me sont donnés comme tels. Pourtant on remarquera que le vert se caractérise par contraste au rouge et qu'il est possible de classer les teintes perçues sur un plan suivant deux axes, l'axe rouge/vert et l'axe jaune/bleu. De même le sombre s'oppose au lumineux, le son aigu au son grave, et on pourra même avancer que les qualia visuels se définissent par contraste aux qualia auditifs, et ainsi de suite, jusqu’à ce qu’on obtienne en quelque sorte un “espace des sensations”. Mais cet espace suffit-il à rendre compte de manière exhaustive de nos sensations ? Il semble, intuitivement, que le vert n’est pas seulement ce qui s’oppose au rouge, ni le rouge ce qui s’oppose au vert, ni même le son grave ce qui s’oppose au son aigu, c’est à dire qu’il ne suffirait pas d’avoir trouvé la position d’un qualia dans un hypothétique espace des sensations pour en avoir épuisé la nature. Encore manquerait-il quelque chose qu’on pourrait définir comme "ce que cela fait" de ressentir ce qualia. C’est le sens d’arguments comme celui de Marie la scientifique qui connaîtrait tout de la perception des couleurs sans jamais avoir vu une couleur. Percevoir un qualia, ce n’est pas penser une relation.
Cependant, si toute perception possède un aspect qualitatif irréductible, on est en droit de ce demander quelle est l’origine ou la nature de cet aspect. Que les qualias ne soient pas a priori, pour moi, des structures ne signifient pas pour autant qu’ils ne le soient pas réellement. Se pourrait-il que cet aspect qualitatif qui semble irréductible sur l’instant, non analysable, ne soit pas fondamentalement irréductible ?
Concepts et percepts, même combat
On pourrait commencer par remarquer que certains aspects physiques dynamiques sont essentiels à nos perceptions. L'odeur vient avec la respiration, par le nez, le toucher correspond à un contact, le son par les oreilles. Les couleurs sont à distance, si bien que tourner la tête modifie complètement une image. Serait-il possible qu'en recensant ces aspects, simplement en replaçant l'espace des sensations dans une expérience dynamique, on en arrive à une compréhension exhaustive de ce qu'est une sensation ? Pour s'en convaincre, on peut lire ce compte rendu d'article qui nous propose de transformer une odeur en son (en anglais).
A l’appui de ceci, on peut mettre en relation nos sensations et nos concepts, et remarquer que ces derniers sont eux aussi partiellement irréductibles. Quand je perçois une voiture, j’ai tout loisir d’analyser celle-ci en terme de relation : la voiture, c’est quatre roues, un toit, une carcasse. La roue, c’est telle forme, etc. Mais il serait faux de penser que toutes ces relations me sont données dans mon expérience de la voiture. En réalité, il m’est donné la voiture en entier. Je reconnais une voiture, et cette reconnaissance revêt un aspect purement qualitatif qui est de l’ordre du souvenir (par exemple j’associe la voiture au bruit, à l’odeur que je lui connais d’expérience). Si les parties de la voiture et sa structure sont disponibles pour une analyse plus poussée, ils ne sont pas nettement présent dans ma conscience (Ainsi les études psychologiques montrent que se focaliser sur le tout d'un objet rend aveugle à ses détails).
On peut donc soutenir qu’il existe un qualia associé au concept de voiture, non réductible à ses parties. On peut soutenir que “ça me fait quelque chose” de particulier de penser à une voiture, en dehors de tous les aspects structurels propres à la voiture qui restent disponible à l'analyse. Cet aspect qualitatif des concepts revêt un côté tangible quand, par exemple, nous cherchons un mot : le mot est sur le bout de notre langue, nous avons la sensation associée au concept. Pour autant, nous sommes bien incapable d’analyser ce concept en terme de relations, puisque nous n’avons pas encore trouvé le mot qui lui correspond. Ou encore quand nous pensons à un lieu familier : ce lieu est associé à une sensation particulière par laquelle on le reconnait, distinct d’un ensemble de relations précises, fusse des relations à un ensemble de souvenir. Non que la sensation associée à ce lieu soit totalement étrangère à ces souvenirs, mais elle est elle même unifiée en un tout qualitatif qui n'est pas identifiable à chacun de ces souvenirs. Il s'est opéré une synthèse.
Il s’avère donc que la différence entre le concept et le percept est plus tenue qu’on ne le croit. Les deux revêtent des aspects qualitatifs et des aspects structurels. Les deux sont des unités d'interaction avec le monde. Or le concept est appris, on peut connaître sa genèse, et il est possible que celle-ci s’analyse finalement en terme de pure relations. Apprendre un nouveau concept, ce serait figer une structure relationnelle qu’on reconnaîtra ensuite. Les reconnaissances ultérieures donneront lieu à un enrichissement du concept qui aboutira à sa stabilisation. Une fois stabilisé, le concept aura acquis un aspect qualitatif apparemment irréductible qui s'apparente à la synthèse de ces expériences passées et de la structure du concept, et de plus ces aspects liés constituent l'horizon de mon expérience présente du concept, au sens donné par Husserl (c'est à dire qu'ils sont à disposition comme possibilité d'être l'objet de ma conscience dans un futur immédiat).
Il se pourrait qu’il en soit de même des qualia. Pour reprendre un exemple de Denett, l’oenologue apprend à distinguer des goûts qu’il confondait auparavant : ainsi naissent de nouveaux qualia. Ainsi j’aurais appris à distinguer le vert comme j’apprend un concept, et son aspect qualitatif serait le résultat d’une sédimentation de toutes mes expériences du vert, d’une stabilisation si forte, si ancrée, que le vert m’apparait aujourd’hui comme impossible à analyser et comme immuable. Cependant cet aspect qualitatif serait ultimement réductible à des relations : l’ensemble des relations issues de mon expérience du vert (Le vert est une couleur plutôt froide, mais moins que le bleu, c’est la couleur de la nature, on dit "vert sapin" parce que la couleur nous fait penser aux sapins, il est plus une couleur de "fond" que de premier plan, etc.). Les relations du passé, physiquement imprimées dans mon cerveau, sont les qualités d’aujourd’hui.
Conclusion
Ici on pourrait être tenter de voir le monde, y compris nos sensations, comme un tissu de relations parfaitement déterminées. Oui mais voilà, cette théorie semble quelque peu confiner à l’absurde. Reproduire des relations, les conceptualiser, ce n’est pas les vivre. Il y a un fossé entre les deux qui semble infranchissable. Puis rien n'explique la singularité du qualia, son unité. Alors réduire ma perception du vert à l’ensemble de mes expériences du vert permet-il vraiment d’expliquer totalement sa qualité, la façon dont il m’apparait, ou n’est-ce pas plutôt qu’une structure relationnelle est le prérequis de toute explication que je puisse trouver ? Comment pourrais-je affirmer que ma réduction fonctionne, qu’elle est complète ? J’ai seulement épuisé les explications qui m’étaient accessibles.
Je pense qu'il faut, pour mieux rendre compte de cet aspect singulier du qualia, voir que celui-ci ne nait et n'existe qu'inséré dans un vécu et contextualisé. Il nous faut donc, pour compléter le tableau, faire appel à la notion d'émergence forte que nous avons analysée dans les billets précédents : d'abord les expériences qui donnent naissance à un qualia ou a un concept sont elle-même des singularités irréductibles, ensuite le qualia, en tant que synthèse, émerge des relations qui le constituent, et du coup devient plus qu'elles (précisément parce qu'il est toujours en devenir, inséré dans un vécu). C'est une forme de sédimentation qui s'opère dans l'expérience vécue et avec elle, par un processus qui dépasse la simple mise en relation.
Nos perceptions peuvent certainement être analysées en termes de structure relationnelle. Je vois une route, et à droite des immeubles. Les immeubles sont composé d’une juxtaposition verticale d’étages. etc. Du moins c'est possible jusqu’à un certain point, qui semble être le niveau qualitatif fondamental de notre expérience : les couleurs, les sons, les sensations tactiles, les sentiments. La question est donc de savoir si ces éléments qualitatifs, ces noeuds de la structure de notre expérience, pourraient eux-même être analysés exhaustivement en terme de relations.
A priori, il semble que non. Le vert, le rouge, me sont donnés comme tels. Pourtant on remarquera que le vert se caractérise par contraste au rouge et qu'il est possible de classer les teintes perçues sur un plan suivant deux axes, l'axe rouge/vert et l'axe jaune/bleu. De même le sombre s'oppose au lumineux, le son aigu au son grave, et on pourra même avancer que les qualia visuels se définissent par contraste aux qualia auditifs, et ainsi de suite, jusqu’à ce qu’on obtienne en quelque sorte un “espace des sensations”. Mais cet espace suffit-il à rendre compte de manière exhaustive de nos sensations ? Il semble, intuitivement, que le vert n’est pas seulement ce qui s’oppose au rouge, ni le rouge ce qui s’oppose au vert, ni même le son grave ce qui s’oppose au son aigu, c’est à dire qu’il ne suffirait pas d’avoir trouvé la position d’un qualia dans un hypothétique espace des sensations pour en avoir épuisé la nature. Encore manquerait-il quelque chose qu’on pourrait définir comme "ce que cela fait" de ressentir ce qualia. C’est le sens d’arguments comme celui de Marie la scientifique qui connaîtrait tout de la perception des couleurs sans jamais avoir vu une couleur. Percevoir un qualia, ce n’est pas penser une relation.
Cependant, si toute perception possède un aspect qualitatif irréductible, on est en droit de ce demander quelle est l’origine ou la nature de cet aspect. Que les qualias ne soient pas a priori, pour moi, des structures ne signifient pas pour autant qu’ils ne le soient pas réellement. Se pourrait-il que cet aspect qualitatif qui semble irréductible sur l’instant, non analysable, ne soit pas fondamentalement irréductible ?
Concepts et percepts, même combat
On pourrait commencer par remarquer que certains aspects physiques dynamiques sont essentiels à nos perceptions. L'odeur vient avec la respiration, par le nez, le toucher correspond à un contact, le son par les oreilles. Les couleurs sont à distance, si bien que tourner la tête modifie complètement une image. Serait-il possible qu'en recensant ces aspects, simplement en replaçant l'espace des sensations dans une expérience dynamique, on en arrive à une compréhension exhaustive de ce qu'est une sensation ? Pour s'en convaincre, on peut lire ce compte rendu d'article qui nous propose de transformer une odeur en son (en anglais).
A l’appui de ceci, on peut mettre en relation nos sensations et nos concepts, et remarquer que ces derniers sont eux aussi partiellement irréductibles. Quand je perçois une voiture, j’ai tout loisir d’analyser celle-ci en terme de relation : la voiture, c’est quatre roues, un toit, une carcasse. La roue, c’est telle forme, etc. Mais il serait faux de penser que toutes ces relations me sont données dans mon expérience de la voiture. En réalité, il m’est donné la voiture en entier. Je reconnais une voiture, et cette reconnaissance revêt un aspect purement qualitatif qui est de l’ordre du souvenir (par exemple j’associe la voiture au bruit, à l’odeur que je lui connais d’expérience). Si les parties de la voiture et sa structure sont disponibles pour une analyse plus poussée, ils ne sont pas nettement présent dans ma conscience (Ainsi les études psychologiques montrent que se focaliser sur le tout d'un objet rend aveugle à ses détails).
On peut donc soutenir qu’il existe un qualia associé au concept de voiture, non réductible à ses parties. On peut soutenir que “ça me fait quelque chose” de particulier de penser à une voiture, en dehors de tous les aspects structurels propres à la voiture qui restent disponible à l'analyse. Cet aspect qualitatif des concepts revêt un côté tangible quand, par exemple, nous cherchons un mot : le mot est sur le bout de notre langue, nous avons la sensation associée au concept. Pour autant, nous sommes bien incapable d’analyser ce concept en terme de relations, puisque nous n’avons pas encore trouvé le mot qui lui correspond. Ou encore quand nous pensons à un lieu familier : ce lieu est associé à une sensation particulière par laquelle on le reconnait, distinct d’un ensemble de relations précises, fusse des relations à un ensemble de souvenir. Non que la sensation associée à ce lieu soit totalement étrangère à ces souvenirs, mais elle est elle même unifiée en un tout qualitatif qui n'est pas identifiable à chacun de ces souvenirs. Il s'est opéré une synthèse.
Il s’avère donc que la différence entre le concept et le percept est plus tenue qu’on ne le croit. Les deux revêtent des aspects qualitatifs et des aspects structurels. Les deux sont des unités d'interaction avec le monde. Or le concept est appris, on peut connaître sa genèse, et il est possible que celle-ci s’analyse finalement en terme de pure relations. Apprendre un nouveau concept, ce serait figer une structure relationnelle qu’on reconnaîtra ensuite. Les reconnaissances ultérieures donneront lieu à un enrichissement du concept qui aboutira à sa stabilisation. Une fois stabilisé, le concept aura acquis un aspect qualitatif apparemment irréductible qui s'apparente à la synthèse de ces expériences passées et de la structure du concept, et de plus ces aspects liés constituent l'horizon de mon expérience présente du concept, au sens donné par Husserl (c'est à dire qu'ils sont à disposition comme possibilité d'être l'objet de ma conscience dans un futur immédiat).
Il se pourrait qu’il en soit de même des qualia. Pour reprendre un exemple de Denett, l’oenologue apprend à distinguer des goûts qu’il confondait auparavant : ainsi naissent de nouveaux qualia. Ainsi j’aurais appris à distinguer le vert comme j’apprend un concept, et son aspect qualitatif serait le résultat d’une sédimentation de toutes mes expériences du vert, d’une stabilisation si forte, si ancrée, que le vert m’apparait aujourd’hui comme impossible à analyser et comme immuable. Cependant cet aspect qualitatif serait ultimement réductible à des relations : l’ensemble des relations issues de mon expérience du vert (Le vert est une couleur plutôt froide, mais moins que le bleu, c’est la couleur de la nature, on dit "vert sapin" parce que la couleur nous fait penser aux sapins, il est plus une couleur de "fond" que de premier plan, etc.). Les relations du passé, physiquement imprimées dans mon cerveau, sont les qualités d’aujourd’hui.
Conclusion
Ici on pourrait être tenter de voir le monde, y compris nos sensations, comme un tissu de relations parfaitement déterminées. Oui mais voilà, cette théorie semble quelque peu confiner à l’absurde. Reproduire des relations, les conceptualiser, ce n’est pas les vivre. Il y a un fossé entre les deux qui semble infranchissable. Puis rien n'explique la singularité du qualia, son unité. Alors réduire ma perception du vert à l’ensemble de mes expériences du vert permet-il vraiment d’expliquer totalement sa qualité, la façon dont il m’apparait, ou n’est-ce pas plutôt qu’une structure relationnelle est le prérequis de toute explication que je puisse trouver ? Comment pourrais-je affirmer que ma réduction fonctionne, qu’elle est complète ? J’ai seulement épuisé les explications qui m’étaient accessibles.
Je pense qu'il faut, pour mieux rendre compte de cet aspect singulier du qualia, voir que celui-ci ne nait et n'existe qu'inséré dans un vécu et contextualisé. Il nous faut donc, pour compléter le tableau, faire appel à la notion d'émergence forte que nous avons analysée dans les billets précédents : d'abord les expériences qui donnent naissance à un qualia ou a un concept sont elle-même des singularités irréductibles, ensuite le qualia, en tant que synthèse, émerge des relations qui le constituent, et du coup devient plus qu'elles (précisément parce qu'il est toujours en devenir, inséré dans un vécu). C'est une forme de sédimentation qui s'opère dans l'expérience vécue et avec elle, par un processus qui dépasse la simple mise en relation.
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