Pour le libre arbitre, indéterminisme ou privacité ?

La notion de libre arbitre semble être absurde par elle même, en dehors de toute considération sur la nature déterministe ou non du monde : une volonté quelle quelle soit doit bien être fondée sur quelque chose, elle doit avoir ses raisons qui la détermine, mais alors on ne peut plus vraiment parler de liberté, car la liberté suppose qu'un choix soit possible, et donc qu'il n'est pas déterminé.

Non seulement absurde, le libre arbitre, puisqu'il s'oppose au déterminisme, ne peut exister. Etant avéré un déterminisme au moins approximatif du monde physique à notre échelle, il ne peut être en effet qu'une illusion. En fait il faut voir que le réductionnisme joue un rôle essentiel dans cette argumentation, car si nous sommes effectivement réductible à des éléments microscopiques, que ceux-ci soient ou non déterminés n'y change rien : une association de lancés de dés ne fera jamais une volonté, et c'en est fait de notre libre arbitre, quand bien même le monde microscopique serait indéterminé.

Mais avec le réductionnisme, c'en est fait de la conscience également, non ? Comment puis-je exister de manière distincte si vraiment je peux être réduit à autre chose ? Comment ne pas être éliminativiste dans ces conditions ?

De plus céder à ces arguments, accepter que la liberté n'existe pas, c'est nier la possibilité même de la connaissance, puisqu'alors si je ne suis pas réellement libre de découvrir ce dont est fait le monde, si tout n'est qu'un spectacle, il n'y a aucune raison de croire que ma croyance en la détermination du monde n'en fasse pas partie. Pragmatiquement, une croyance authentique ne peut être fondée que sur la liberté. Dès lors nous nous trouvons fasse à une contradiction : la liberté, la conscience, se découvre elle même inexistante.

Comment se sortir de l'impasse ?


Le compatibilisme, voie sans issue

Le compatibilisme se propose de réconcilier déterminisme et libre arbitre. La volonté est déterminée par le passé, fort bien, mais nous l'appelons toujours volonté. Il s'agit de différencier le "pouvoir" du "vouloir" dans les raisonnements modaux : j'aurais "pu" faire autre chose, donc j'étais libre. Pour autant je n'aurais pas "voulu" faire autre chose, mon vouloir étant déterminé. Je peux donc être à la fois libre et déterminé. Simple changement de vocabulaire ?

Pour que le compatibilisme puisse revendiquer sa distinction de la négation pure et simple du libre arbitre au delà des mots, encore faut-il que les mots qu'il revendique aient un sens qui lui ne puisse être réduit à autre chose. Pourquoi faire de ma volonté une chose qui se distingue fondamentalement de ma capacité ? Pour que cette distinction soit valable et ne soit pas arbitraire, il faut encore que j'existe fondamentalement en tant qu'individu distinct du monde. Alors on pourra parler de mes capacité pour l'ensemble des choses que je peux faire pour autant qu'un certain "état interne" soit inconnu (je peux physiquement jeter ceci par la fenêtre) et on parlera de ma volonté pour l'ensemble des choses que je peux faire une fois connu cet "état interne" (je ne veux pas vraiment jeter ceci par la fenêtre).

Le compatibilisme repose donc entièrement sur une frontière entre ce qui relève de l'état interne d'un individu et ce qui relève de son environnement. On peut douter qu'une frontière existe de manière parfaitement définie, mais il est difficile de nier que j'existe en tant qu'individu, et donc que je me distingue d'une manière ou d'une autre du monde. Cette distinction non pas scientifique mais vécue n'est pas amendable. C'est sur elle que repose l'idée du libre arbitre. Mais c'est elle aussi qui semble incompatible avec le réductionnisme scientifique...

En effet cette manière de voir est difficilement compatible avec le couple déterminisme / réductionnisme, du fait même que la revendication de l'individualité est difficilement compatible avec l'idée que la réalité scientifique est tout ce qui existe. C'est là le fond du problème corps/esprit. Affirmer que j'existe de manière fondamentale revient à nier le réductionnisme scientifique, et partant, le déterminisme... Car si un "tout" est parfaitement déterminé, qu'est-ce qui nous empêchera de le réduire conceptuellement à ses parties ? Le compatibilisme semble être une voie sans issues, et après analyse, c'est à raison que ses détracteurs n'y voient qu'un jeu de vocabulaire.

Indéterminisme ou privacité ?

Mais le problème est mal posé dès le départ. Parler de déterminisme ou d'indéterminisme, c'est déjà envisager qu'il existe absolument un monde, qu'un "point de vue de Dieu" est possible, et c'est se demander, dans ce cadre, si le libre arbitre peut exister. Mais il n'existe pas de tel point de vue, et le déterminisme n'est jamais que relatif à un état de connaissances. Il ne peut s'agir là de quelque chose de fondamental ou d'intrinsèque. De même le réductionnisme ou le holisme n'est que relatif à une manière d'interagir avec le monde, au mode d'accès (comme le montre Michel Bitbol dans cet article)

Plutôt que de parler de déterminisme ou d'indéterminisme, de réductionnisme ou de holisme, la physique moderne devrait nous amener à parler de "privacité" ou de "publicité" (dans le sens de chose publique). Ce qu'on appelle l'indéterminisme quantique semble s'apparenter à la combinaison d'un indéterminisme et d'un holisme, mais si l'on prend acte de son aspect contextuel, relatif à l'observateur et non pas absolu, il faudrait plutôt parler de chose privé, ou d'opacité du réel. Ainsi l'intrication décrit l'existence d'un monde qui se connait lui même, mais ne nous est pas accessible tant qu'on ne le mesure pas, formant ainsi un tout inséparable et imprévisible de notre point de vue. Elle décrit les contours des existants, de mondes privés et auto-déterminés.

Si l'on refuse d'imaginer un monde "déjà là", qu'on refuse en conséquence d'utiliser le vocable "déterminisme", "indéterminisme", "réductionnisme", "holisme" et qu'on parle à la place d'espace privé dans le réel relative au point de vue et aux modes d'accès (il n'existe pas alors à proprement parler d'espace public, mais un emboitement d'espaces privés, une chose étant relativement publique à l'intérieur d'un espace privé), alors on rétablit d'emblée la possibilité de l'existence individuelle dans le monde physique, qui est simplement assimilable à l'existence d'un espace privé. Et alors il n'est plus question de compatibilisme, puisqu'on ne voit plus bien avec quoi il faudrait être compatible ou incompatible, et pour autant rien ne devrait nous amener à nier l'existence du libre arbitre. Ce dernier, en effet, n'a plus rien d'une notion absurde, puisqu'il peut être fondé sur quelque chose, disposer d'une détermination propre, sans pour autant ne pas être libre, puisque cette détermination, n'étant pas publique, ne saurait être une détermination absolue. Enfin pour peu que de tels espaces privés puissent exister à notre échelle dans les systèmes complexes (dans nos cerveaux) et cohabiter avec des déterminismes "publics", ce que laisse penser l'aspect fondamentalement imprévisible de ces systèmes complexes, alors le libre arbitre a toute les chance, en plus de ne pas être absurde, d'exister réellement. En conclusion, refuser l'existence d'un "point de vue de Dieu", c'est rétablir la possibilité de notre existence en tant que points de vue individuels sur le monde.

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