La droite et la gauche, l'individu et la société (3/3)


Une approche scientifique

Le chaos

Nous parlons de système chaotique quand au sein d'un système certaines lois d'évolution sont non linéaires. C'est ce qu'on appelle des rétroactions : les rétroactions positives (ou "effet boule de neige") et les rétroactions négatives (ou effet "réactionnaire"). Au sein d'un système chaotique, une combinaison subtile de ces deux types de phénomènes non linéaires aboutit à un comportement qui n'est pas prévisible, car les fluctuations infimes finissent par se répercuter sur l'état global du système (par effet boule de neige) bien que celui ci conserve une certaine stabilité (par effet réactionnaire). L'état d'un système chaotique semble prévisible à court terme, mais il ne l'est pas à moyen terme, il est sujet à des bifurcations irréversibles, et la précision nécessaire pour prévoir son évolution varie exponentiellement avec le temps. Une particularité importante des systèmes est de permettre l'émergence de structures en son sein : le système augmente sont degré d'ordre interne.

La plupart des systèmes complexes sont plus ou moins chaotiques, en particulier les organismes vivants et les populations. C'est également le cas, sans aucun doute, de la société humaine. Celle-ci possède des rétroactions positives et négatives. Son évolution est imprévisible. Enfin certaines structures (les mécanismes sociaux) y émergent effectivement. La notion de système chaotique est donc la clé pour comprendre comment interagissent l'homme et la société.

La sensibilité aux conditions initiales

On illustre souvent le chaos à l'aide du climat en affirmant que les battements d'aile d'un papillon peuvent provoquer une tempête à l'autre bout du monde. Ceci illustre bien le phénomène de sensibilité aux fluctuations qui rend le climat imprévisible à moyen terme. En appliquant ce principe à la société humaine, on pourrait y voir la toute puissance de l'individu. Chacun d'entre nous serait-il susceptible, par des actes plus ou moins volontaires, de provoquer une révolution à l'autre bout du monde ? La physique du chaos validerait-elle finalement l'approche libérale plaçant l'individu au centre de la société ?

Cette image possède certaines limites. Ces papillons sont 6 milliards, et parmi eux se cachent aussi quelques albatros... Certains se trouvent noyés dans une masse de papillons dont les mouvements s'annulent les uns les autres. Ils n'ont aucune vision sur les conséquences de leurs actes. D'autres se retrouvent au centre de caisses de résonances et influent sur les courants mondiaux. Il est donc très naïf de croire que le chaos justifierait le libéralisme économique, parce qu'il entérinerait la toute puissance de la volonté individuel. Au contraire, parce que le chaos est générateur de structure, cette structure devient un élément essentiel à prendre en compte dans la description de la société.

Cependant la sensibilité au conditions initiales nous apprends certaines choses. D'abord elle nous apprend que la société est imprévisible, qu'il est illusoire de l'imaginer contrôlée par une poignée d'individus. Elle nous apprends qu'un simple événement peut profondément changer les choses. Une lecture de l'histoire mettant au premier plan les "grands hommes" est peut être parfois exagérée, mais contient sa part de vérité, dans il se peut que certains hommes - quand ils se retrouvent au bon endroit et au bon moment - peuvent considérablement changer le cours des choses. A travers la sensibilité aux conditions initiales, l'événement, amenant la société à bifurquer dans un sens ou un autre, est donc le premier aspect déterminant d'un système chaotique.


L'émergence de la structure

Le second aspect déterminant à prendre en compte est la notion d'émergence.

On parle d'émergence quand un système ne peut pas être réduit à un simple cumul de sous-éléments. Il n'est descriptible que dans son ensemble. Ceci s'explique généralement par l'existence d'effets non linéaires : les boucles de rétroactions entre les éléments du système les rendent inséparables et font apparaitre une dynamique d'ensemble qui n'était pas présente dans les éléments isolés. Ceci induit ce qu'on pourrait appeler une "rétroaction d'échelle" : les éléments agissent sur l'état global du système, induisant la formation d'une structure, et cette dernière influence en retour chaque sous-élément. L'émergence est l'opposé du réductionnisme. C'est donc dans l'émergence que la démarche du libéralisme, qui voudrait modéliser la société comme une somme d'individus, tombe en échec.


La société humaine dans son ensemble peut être considérée comme un phénomène émergent. Personne n'a jamais inventé la société, elle s'est développée au cours de l'histoire, par le fait des individus, mais c'est elle qui en retour forge les individus. Elle acquiert donc au final une certaine autonomie dans son évolution. Seule la civilisation nous différencie des animaux, et sans elle nous ne sommes rien.

Ce même phénomène d'émergence de la structure peut se retrouver à toutes les échelles. Dans cette perspective l'action des individus, par leurs liens sociaux, serait la fabrication continuelle de structures émergentes formées de groupes sociaux imbriqués les uns dans les autres de manière fractale et finissant par acquérir une certaine autonomie. Cette autonomie des formes émergentes se traduit par l'existence de déterminismes, de mécanismes, d'une structure sociale, par la dilution de la responsabilité et un certain aspect incontrôlable de la société. Bien entendu les groupes sociaux, tout comme les nations et les communautés, sont plutôt des abstractions, elles ne sont pas aussi clairement définissables qu'ils n'y paraient, elles sont mouvantes et leurs limites sont floues. Mais le rêve de l'individu libre au centre de la société est lui aussi une illusion.

Pour autant il ne faut pas oublier le rôle que joue l'individu. Si la structure de la société leur pré-existe, ce sont bien les individus qui déterminent et infléchissent son évolution. Ce sont eux qui sont responsables de l'émergence de structures nouvelles. Ainsi on en revient, avec l'émergence, à l'idée que c'est la collectivité qui forme l'individu, et que la principale force d'action de l'individu passe par le collectif. De même la régulation de la société ne peut être que collective.


Conclusion

Nous voyons que la conception du rapport de l'individu à la société est le point central des idéologies politiques. Certains conçoivent l'individu libre au centre de la société comme son seul moteur, tandis que d'autres le considèrent soumis aux forces collectives.Or la réalité ce situe entre ces deux conceptions


En fin de compte la réalité est un subtile mélange de déterminisme et de liberté, de régularités et de singularités, de structures stables et d'évènements inopinés, d'ordre et de chaos. Cette combinaison si particulière est la marque de la non linéarité inhérente aux phénomènes naturels

A la lumière de cette conception, on voit que les choses sont plus complexes qu'il n'y parait. Nous sommes déterminés par des mécanismes sociaux, mais ceux-ci n'ont rien de stables, ils bougent sans cesse, et ce sont les individus qui les font bouger, ou se renforcer. Personne n'est réellement cantonné à un rôle social, chacun, bien que contraint, est maitre de son destin, mais celui-ci passe par la collectivité et les relations sociales.

Commentaires

2Casa a dit…
Salut Quentin,

Si comme tu le dis nous sommes effectivement "maîtres de nos destins" comment expliques-tu les effets de structure qui se retrouvent dans toutes les analyses des cursus scolaires et de la promotion sociale, jusques et même, dans l'hémicycle ?

Pour moi nous n'avons certainement ni les mêmes chances (facteurs héréditaires, biologiques) ni ne bénéficions d'une quelconque pseudo "égalité des chances" (sinon que la ligne de départ soit la même !) pas plus que la structure organisée comme telle - et sciemment - contrairement à ce que tu dis (même si je suis d'accord sur l'idée d'une absence d'origine formelle)- n'autorise à être maître de son destin (scolaire ou autre).

Le principal problème que je rencontre et qui met en évidence l'aporie dans les discussions avec les ceusses de droite est le suivant :

Sous l'argument du pragmatisme ("c'est comme ça", "ordre naturel", ou "indéfini dans son origine")"on" accepte le système et on tente de l'optimiser pour soi (y'a toujours un petit malin comme J. Barleykorn pour penser qu'il s'en sortira mieux que les autres...)sans admettre le lot de postulats implicites (soit disant "pragmatique" = sans "idées") véhiculés par cette posture. Quand celui de "gôche" (estrème ou non) questionne la légitimité même du cadre, met en avant que tout est affaire de choix politiques et surtout pas de lutte avec des "lois naturelles" (c'est la métaphysique implicite du libéral)

Sur une philosophie du moyen terme, du juste équilibre, je veux bien, mais là encore c'est affaire de choix politiques. Tout est politique ! Le système ne proposant au final qu'une liberté formelle (potentielle) mesurable à l'épaisseur du portefeuille et du carnet mondain.

Mérite et autres fadaises ne sont que la poudre aux yeux destinés - et mis en place à l'aide du 1% de fils d'ouvriers suscités - à maintenir et faire perdurer l'édifice hiérarchique (pouvoir sacré)social.

Non ?

(Je suis désespérément à classer dans la catégorie "horizon-talistes")

Cordialement,

2Casa
2Casa a dit…
Je précise ceci "nous n'avons certainement ni les mêmes chances (facteurs héréditaires, biologiques)" qui, à la relecture, me paraît un rien eugénique (:() : entendre "talents ou dispositions", guère plus heureux mais moins connotés.
Quentin Ruyant a dit…
Je suis globalement d'accord avec tout ça. Notre liberté, nous l'exerçons à partir de l'endroit d'où nous naissons, et personne ne nait au même endroit. Je pense simplement qu'elle existe malgré tout.

C'est un peu un paradoxe, mais d'un côté nous sommes déterminés à tous les niveaux de notre existence par la société qui nous entoure, nous construit, nous contraint, de l'autre il existe une infinité de possibles, de divergences dans le futur changeant les choses du tout au tout, et donc un champ à priori énorme pour notre liberté. Je pense que c'est la notion de système chaotique qui nous permet d'appréhender ce paradoxe.

Dans la pratique il faut admettre que la structure est très prégnante dans nos sociétés et donc les possibles fortement encadrés, beaucoup plus d'ailleurs pour certaines classes sociales que pour d'autres...
GPI a dit…
Oui, oui, bien sûr la droite, la gauche, l'individu, la société, la sensibilité aux conditions initiales, l'émergence de l'ordre, toussa, toussa...
C'est BEAUCOUP plus simple!
Il y a une grosse majorité de cons , on ne peut pas les éduquer (illusion de gauche), on ne peut pas les éliminer (illusion de droite), il faut vivre avec (à coté...) et faire de la résistance passive.

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