Qu'est-ce que le temps ? (3) - La physique du chaos

Cet article est le dernier d'une série consacrée au temps, au déterminisme et à l'irréversibilité. Les précédents articles nous ont présenté une vision déterministe et mécanique du temps, qui est celle des grandes théories actuelles, en dépit d'un indéterminisme de la mécanique quantique qui semble restreint au monde microscopique. Cependant au cours du XXème siècle, de nouveaux éléments ont permit d'envisager une nouvelle façon de voir les choses.


Le chaos déterministe

La théorie du chaos part de la constatation qu'il existe en mathématique des systèmes déterministes extrêmement simple dans leurs lois d'évolution, et ayant pourtant un comportement complexe et imprévisibles. Ils sont appelés systèmes non linéaires ou chaotiques. Leur étude a permit d'en découvrir de nombreuses caractéristiques, en particulier la sensibilité aux conditions initiales : deux états initiaux aussi proches l'un de l'autre qu'on le souhaite mèneront inévitablement à des divergences d'évolutions, et à moins d'avoir une précision infinie des conditions initiales, le système est en pratique imprévisible. Son comportement semble aléatoire. En outre pour certains systèmes, il arrive que des structures apparaissent spontanément, sans pour autant être décrite dans les lois de base. C'est le cas par exemple du célèbre "jeu de la vie".

De manière globale, on peut dire qu'un système chaotique est caractérisé par une boucle de rétroaction positive qui amplifie les fluctuations aussi petites soient elles et d'une boucle de rétroaction négative qui ramène l'état du système dans certaines limites. Or il se trouve que ces concepts, à la base purement mathématique, sont ceux qui décrivent de nombreux phénomènes naturels. On retrouve les systèmes chaotiques dans certaines réactions chimiques, dans les interactions à l'intérieur des cellules vivantes, dans le fonctionnement de régulations internes aux organismes vivants, ou encore dans l'évolution des populations et des écosystèmes. La plupart de ces systèmes complexes possèdent des rétroactions positives et négatives qui en font des systèmes chaotiques. En fin de compte, dans la nature, les systèmes chaotiques sont le cas général. Les systèmes linéaires entièrement prévisibles ne sont que des cas particuliers.

Les systèmes chaotiques introduisent une nouvelle forme d'imprédictibilité en science. Ils permettent à des fluctuations microscopiques d'avoir un impact à grande échelle. Or si l'on considère qu'au delà d'une certaine échelle, l'échelle quantique, les états sont réellement indéterminé, il en résulte qu'une structure a grande échelle peut avoir une évolution fondamentalement imprévisible dans laquelle "s'exprime" l'indéterminisme quantique. Enfin la notion de bifurcation est également importante : Il est possible de faire varier certains paramètres d'un système pour modifier son comportement. Pour certaines valeurs de ce paramètre, le système sera stable. Pour d'autres, il oscillera périodiquement. Enfin au delà de certaines valeurs il deviendra chaotique. Or au cours de l'évolution d'un tel paramètre, il peut exister des points de bifurcations faisant qu'une différence infime de l'état du système le fera évoluer vers des régimes différents par la suite. Le fait que quelque chose se produise d'une façon ou d'une autre aura un impact irréversible à long terme.


La dynamique des systèmes hors équilibre

C'est dans cette lignée que suivirent l'étude des systèmes complexes hors équilibre. En effet la thermodynamique que nous avons présentées lors du précédant article s'applique à des systèmes isolés et proches de l'équilibre. Or la plupart des systèmes que nous rencontrons dans la nature ne sont pas isolés mais ouverts. Le soleil est une source d'énergie permanente qui peut permettre de maintenir de tels systèmes loin de l'équilibre et de créer et maintenir un ordre, tout en continuant de créer de l'entropie (mais se "nourrissant" d'entropie négative) là ou un système isolé verrait son désordre augmenter jusqu'à l'équilibre où plus aucune entropie ne se crée. On parle alors d'auto-organisation. Par ailleurs certaines réactions chimiques impossibles dans un état d'équilibre ont une certaine probabilité de se produire dans de tels état hors équilibre, et notamment celles produisant les particules constitutives de la vie.

Comme l'explique Ilya Prigogine dans "la fin des certitudes", la physique des systèmes hors équilibre est une nouvelle physique, plus proche de la réalité. Les approximations que l'on peut faire quand on est proche de l'équilibre thermodynamique ne sont plus valables. On ne peut pas considérer que les interactions entre particules sont ponctuelles dans le temps. Au contraire elles sont persistantes. Il en résulte des phénomènes de résonance entre particules introduisant un aspect statistique irréductible, qui correspond à la fois à la mesure en physique quantique et à la création d'entropie. Ce sont ces résonances qui brisent la symétrie du temps en introduisant une irréversibilité. Ainsi la mesure quantique serait finalement un processus physique ayant lieu au sein de nos appareils de mesure du fait qu'ils introduisent une brisure de symétrie temporelle pour les besoins de la mesure elle même.

Cette façon de voir les choses apporte une rupture nette avec plusieurs idées dominantes en science, en particulier le déterminisme et l'idée d'accroissement irréductible du désordre. Non seulement la matière serait intrinsèquement indéterministe, mais de plus elle serait créatrice, génératrice de structures. La théorie darwinienne, dont l'effet de sélection peut tout aussi bien être le fait du hasard et des événements, peut s'étendre non seulement aux espèces vivantes, mais aussi à toutes les structures émergeant de la matière. L'histoire de l'univers peut être conçue comme une succession d'étapes au cours desquelles de nouvelles structures plus élaborées émergent à partir des anciennes qui ont réussit à survivre aux aléas de leur environnement. Comme le disait souvent Ilya Prigorine, à l'équilibre, la matière est aveugle. Loin de l'équilibre, elle commence à voir.


Une nouvelle science ?

Ces nouveaux axes de recherches permettent de renouer le lien entre la physique et les autres disciplines, en réintroduisant le temps irréversible. Ainsi la loi n'est plus suffisante pour expliquer l'évolution des phénomènes naturels, les événements eux aussi sont déterminant. Ceci peut nous permettre, notamment dans les sciences humaines et l'histoire, de repenser le dialogue entre la structure, soumise aux lois, et l'évènement, soumis au hasard, l'un créant l'autre et vice versa. De la même façon, l'homme est le fruit à la fois de ses gènes et du hasard des événements qui fondent son expérience.

Au cours de son évolution, la science s'est toujours distancié de la question du sens comme étant une question hors de son domaine. Ce faisant elle dessinait une image du monde au sein duquel toute recherche de sens semblait vaine : un monde mécanique, prévu d'avance, poursuivant son cours inéluctablement dans un temps indifférent aux événements. Cette image ne permettait pas de répondre au problème du mystère de l'existence, mais elle correspondait à un idéal, celui de pouvoir prédire tous les phénomènes et ainsi de contrôler le monde, faisant de l'homme un être à part. Pourtant au même moment Darwin puis Freud mettaient à mal l'image de l'homme extérieur à la nature, et celui de l'homme maitre de son esprit.

Il aura fallut réintroduire la flèche du temps et l'indéterminisme, non pas un indéterminisme aléatoire et aveugle mais un indéterminisme créateur, pour pouvoir réconcilier la science et l'homme, la recherche de connaissance et la recherche de sens, pour offrir une vision du monde plus proche de celui que nous percevons intuitivement. Finalement l'étude des systèmes complexes marque certainement le début d'une nouvelle science.

Commentaires

Robert Branche a dit…
merci d'avoir mis un commentaire sur mon dernier texte sur le CAC40, car, du coup, je suis allé voir votre blog : je viens de lire avec intérêt vos 3 textes sur le temps. Il se trouve que je travaille sur un nouveau livre et que ce thème du temps est un des thèmes que je veux creuser... Donc je partage ce que vous avez écrit. Simplement pour compléter vos réflexions, je vous conseille - si ce n'est pas fait - de voir aussi côté sciences la théorie des cordes, pour ce qui est de l'évolution les théories de Varella (un brillant neurologiste, malheureusement mort trop tôt...) et enfin les points de vue du bouddhisme là-dessus...
Quentin Ruyant a dit…
Je suis votre blog avec intérêt depuis quelques temps.

Merci pour vos conseils. Il y a beaucoup à dire et à apprendre sur le sujet.

Posts les plus consultés de ce blog

Commentaire sur "où doit s'arrêter la recherche scientifique"

La philosophie inutile ? Dépassée par les sciences ? Sur les malentendus du positivisme naïf.