Émotion contre raisonnement en éthique
Le faible pouvoir de conviction de la raison pure
La vidéo récente de Mr Phi sur le spécisme m’a poussé à m’interroger sur mes propres conceptions de l’éthique à partir du constat suivant : le moment que je trouve le plus convaincant dans la vidéo, celui qui m’a le plus sérieusement amené à questionner mes pratiques alimentaires (globalement flexi-végétariennes pour des raisons environnementales), est le passage où sont décrites les pratiques de l’élevage intensif, comme couper la queue des cochons, accompagné d’images assez parlantes. Cette partie de la vidéo génère en moi une forme d’empathie envers les animaux, et une forme d’indignation envers les pratiques de l’industrie, et j’avoue qu’après ça, j’ai beaucoup moins envie de soutenir indirectement ces pratiques en consommant parfois de la viande issue d’élevages intensifs.
Le reste de la vidéo argumente de façon plutôt convaincante que le spécisme est une position philosophique difficilement tenable. Mais je me rend compte que le genre de réflexion que ça éveille en moi est bien distinct : ce n’est pas ça qui me fera changer de comportement alimentaire. Ce “debunking” en règle me convainc plutôt, au fond, que les arguments rationnels en éthique sont souvent à côté de la plaque : ce que les spécistes essaient de faire, c’est simplement de justifier rationnellement leurs adhésions implicite à des règles de comportement particulières (“l’élevage intensif ce n’est pas grave” ou juste “manger de la viande ce n’est pas grave”) en invoquant des théories toujours plus subtiles sur ce que seraient les normes morales absolues en la matière : peut-être qu’il faut être conscient et doté d’un langage pour être un sujet moral, etc. Et ça ne marche pas ! Ou bien ça semble très arbitraire. Mais pourquoi croire que ce type de reconstruction devrait marcher ?
Au cours de mon visionnage, il m’a semblé de plus en plus clair que l’entreprise poursuivie était vouée à l’échec non pas parce que le spécisme est faux en soi, mais plutôt parce que les sentiments moraux comme le rejet ou l’approbation de normes de comportement ne sont pas le genre de chose qu’on devrait essayer de justifier ou de rejeter en faisant appel à des principes fondamentaux hypothétiques. Ce type d'explication, légitime en science (parce qu'il est possible de vérifier les explications), n'a pas sa place en éthique. Ce ne sont pas les théories morales abstraites qui emportent l’adhésion, mais les sentiments comme l’empathie ou l’indignation, ou parfois rien de plus qu’un sentiment d’appartenance, l’envie de partager des valeurs avec d’autres et de faire ainsi communauté morale. Ce sont ces sentiments qui nous font changer nos comportements. Faire de la théorie morale à coups de principes absolus comme le font les spécistes sophistiqués, ce n’est pas justifier des comportements, c’est juste construire des systèmes autour des principes ou jugements qu’on avait déjà accepté pour d’autres raisons beaucoup plus concrètes et directes.
En somme, les arguments purement philosophiques présentés dans la vidéo ne me convainquent pas le moins du monde que les normes adoptées par les spécistes comme “on a le droit de manger de la viande” sont en soi invalides. Au mieux, ils me convainquent qu’elles sont arbitraires et (donc) égoïstes, et personnellement, je réprouve assez fortement l’arbitraire et l’égoïsme, et donc je réprouve le spécisme. Mais c’est vraiment la partie de la vidéo consacrée à l’élevage intensif qui appuie ce sentiment de réprobation de l’égoïsme vis-à-vis de la souffrance animale (je me dis : comment peuvent-ils être à ce point insensibles ?). Ou pour le dire autrement, si je suis anti-spéciste, c’est seulement au sens où j’éprouve (naturellement ou par éducation) une empathie similaire envers la souffrance animale et la souffrance humaine, et où je réprouve assez fortement ceux qui ne font pas preuve de la même empathie envers les animaux (je n’ai pas très envie de faire société avec eux). Et le constat est le même quand il s’agit de racisme ou de sexisme, avec une réprobation à vrai dire encore plus forte.
Et au fond, j’ai du mal à imaginer comment des arguments philosophiques rationnels pourraient convaincre qui que ce soit en matière d’éthique en l’absence d’une charge émotionnelle, à part peut-être des philosophes qui, à force de déformation professionnelle, entretiendraient un fort sentiment d’approbation morale envers des normes très abstraites telles que la cohérence logique, la simplicité théorique, l’unification conceptuelle et la réduction à des principes fondamentaux (c’est à dire des gens qui auraient des sentiments moraux très très bizarres !).
Contre l’absolutisme en éthique
À ce titre, les arguments philosophiques positifs en faveur de l’anti-spécisme, comme celui basé sur la quantité énorme d’animaux d’élevage à multiplier par la probabilité que le spécisme soit faux, ne me convainquent pas plus : encore une fois, on tente de rendre compte de sentiments moraux (une telle quantité, c’est horrible !) en faisant appel à des principes fondamentaux, ici un calcul de souffrance, et ça ne peut pas marcher : on connaît les difficultés de l’utilitarisme qui amène exactement au même type de sophistication un peu arbitraire que le spécisme.
Le problème, au fond, est que ce type de reconstruction théorique nous demande de par sa nature même d’adopter une position absolue de surplombs (considérer la quantité totale de mal dans l’univers) et alors elle perd immédiatement en pertinence vis-à-vis des sentiments moraux sur lesquels elle est basée à l’origine. En l’espèce (si je puis dire), dans le cas du spécisme, la responsabilité des acteurs, qu’ils soient consommateurs de viande, végétariens ou vegans, producteur intensif ou producteurs plus respectueux, décideurs politiques ou simples citoyens, voire riches ou pauvres, est inégalement distribuée, et ce sont leurs actes qui sont les objets ultimes de mes jugements moraux, pas la souffrance animale en tant que telle. De méme, une catastrophe naturelle peut me rendre triste, mais elle ne m’indigne pas. Ce qui ne va pas avec la souffrance animale, sur le plan moral, ce n’est donc pas la quantité de souffrance en tant que telle (bien que ça puisse être triste) : le problème moral est que cette souffrance est délibérément provoquée par certains membres de notre communauté et tolérée par la plupart des autres. Mais il n’existe personne qui soit à elle seule responsable de la situation des milliards d’animaux élevés chaque année.
Si c’était le cas, le problème moral serait en effet vite résolu : cette personne est horriblement cruelle, aucune raison d’en douter, ce même si la souffrance animale est en soi négligeable. Mais dans la situation actuelle, le nombre gigantesque d’animaux maltraités, bien sûr impactant, n’implique pas qu’il y a de meilleures ou plus de raisons d’être anti-spéciste (“au delà de tout doute raisonnable”) : il implique surtout qu’il reste énormément de monde à convaincre ! C’est une différence importante. Peut-on vraiment s’attaquer à ce problème sans voir que la responsabilité est extrêmement diluée, que donc c’est un problème moral difficile, et que la taille du problème tient avant tout au très grand nombre de personnes impliquées ? Pourquoi déconnecter ainsi le jugement moral abstrait d’une évaluation pratique de ce qu’il faut faire, et de qui doit le faire, dans notre communauté ?
Le déontologisme ne rencontre pas cette difficulté de l’utilitarisme en particulier, mais il souffre d’un problème similaire : la recherche de règles de comportement absolues finit par nous déconnecter des circonstances particulières dans lesquelles s’inscrivent nos jugements moraux. À la limite, on devrait agir suivant la règle même quand les circonstances nous font réprouver cette action. Mais pourquoi devrais-je approuver moralement l’adoption de règles intangibles ? Cette intangibilité n’est fondée sur aucun sentiment moral particulier (nous avons ici un problème similaire à celui de l’induction : la possibilité de généraliser n'est fondée sur aucune observation particulière).
Dans le cas du déontologisme comme dans celui de l'utilitarisme, on voit qu’une théorie normative qui cherche à attribuer une valeur morale objective et absolue à un état de fait ou à une action est nécessairement déconnectée de l’objet ultime de la morale, de sa vraie base. Cette base, c’est le sentiment moral, soit l’évaluation subjective d’actions intentionnelles par des agents en contexte, situés au sein d’une communauté. C’est cette évaluation subjective, en partie involontaire ou “donnée”, qui motive l’action et l’adoption de règles de comportement. Le sentiment moral est intrinsèquement normatif : il est motivant en lui-même, et non pas en vertu de quelque chose d’extérieur. Lui seul confère aux règles de comportement plus générales un pouvoir de motivation dérivé. Il n’y a donc pas lieu de théoriser sur d’hypothétiques normes ou valeurs absolues. Ça n’ajoute rien, au delà d’une satisfaction théorique, à la force de conviction de nos sentiments.
Le non-cognitivisme
Tout ça pour dire que le “debunking” du spécisme de cette vidéo m’a fait pencher encore un peu plus (malgré lui je pense) vers le genre de théorie méta-éthique qui me semble le mieux rendre compte de ce qu’est vraiment la morale, à savoir le non-cognitivisme (j’avoue avoir été un temps tenté par le réalisme moral, pour avoir été influencé lors de mon cursus universitaire, mais ce penchant réaliste s’estompe avec le temps).
Le non cognitivisme consiste à dire que les énoncés évaluatifs ou normatifs n’énoncent pas des vérités ou des faussetés, mais qu’ils expriment une adhésion ou un rejet envers certaines situations et règles de comportement. Une adhésion est plus qu'une simple déclaration : c'est un engagement, celui de baser ses propres actions sur cette règle et d'en accepter les conséquences. L'expression d'adhésion a souvent, c’est important, une visée performative au sens large du terme : exprimer son adhésion a généralement pour but de convaincre son auditoire d’adopter la même attitude ou les mêmes normes. C’est un fait essentiel de la vie en société, où il est souvent question de se coordonner autour de normes communes pour vivre ensemble. La morale, ce n’est rien de plus que ça de mon point de vue : une façon de se coordonner en fonction des intérêts et sentiments moraux de chacun. Mais rechercher un bien ou un mal ou une justification absolue, c’est courir après des chimères et se déconnecter de l’action pratique.
Un reproche récurrent envers le non-cognitivisme et qu’il ne rendrait pas bien compte des discours moraux, en particulier des débats argumentés. L’objection peut être résumée ainsi : les énoncés moraux ont la même forme grammaticale que les descriptions. Ils semblent superficiellement au moins avoir une valeur de vérité. De plus on peut les combiner dans des structures logiques ou inférentielles du type “Si c’est mal de torturer un chat, alors c’est aussi mal de pousser ton petit frère à torturer un chat”. Donc sur le plan sémantique, il faudrait accepter qu’un énoncé évaluatif ou moral est porteur de vérité ou de fausseté, et non une simple “expression sentimentale”. L’inverse supposerait en quelque sorte un “deux poids deux mesures” : une interprétation spécifique des connecteurs logiques suivant qu’ils s’appliquent à des énoncés factuels ou évaluatifs.
Remarquons que c’est également le cas des jugements esthétiques (“c’est un bon film”, ou encore “Si vraiment Batman est un bon film, alors Spiderman est génial”), même si l’on a moins tendance à penser que de tels jugement sont entièrement objectifs, et qu’on pourra plus facilement y voir une expression d’appreciation.
Ma solution au problème du deux poids deux mesures est, j’avoue, assez radical : je pense qu’on peut appliquer la même analyse aux énoncés factuels. Là où un énoncé évaluatif ou normatif vise à exprimer une adhésion émotionnelle ou morale, et à convaincre l’audience de faire de même, les énoncés descriptifs visent à exprimer une adhésion envers une croyance, et à convaincre l’audience de faire de même. Quand à la structure logique ou inférentielle, il faut bien voir que les connexions logiques ou inférentielles “pures” (celles qui “préservent la vérité en vertu de la forme des énoncés”) sont des idéalisations. Dans la réalité du langage naturel, un “si … alors” exprime plutôt une forme de loi entre deux énoncés : une espèce de norme inférentielle, justement, spécifique à un certain domaine de discours, à laquelle on adhère et que l’on souhaite voir adoptée par son audience. Et une méta-norme peut très bien concerner des relations entre normes même si elles n’ont pas de valeur de vérité (“on ne peut adhérer à N1 sans adhérer à N2”). De même dans le cas descriptif : “s’il y a de l’eau, c’est qu’il a plu” viserait à faire accepter une norme inférentielle : “on ne peut croire qu’il y a de l’eau sans croire qu’il a plu” (cette façon de voir est inspirée de l'inférentialisme du philosophie Robert Brandom).
Le rôle de l’argumentation en éthique
En un sens, on peut affirmer que les énoncés qui composent un “si … alors” doivent pouvoir être porteurs de valeur de vérité (soit vrais soit faux), mais seulement au sens ou dire “c’est vrai” sert souvent simplement à exprimer son adhésion. Alors on retombe, en quelque sorte, sur une analyse traditionnelle de la logique, brouillant la distinction entre cognitivisme et non cognitivisme, car on accepte que les énoncés évaluatifs peuvent être vrais ou faux et que les règles inférentielles concernent la préservation de la vérité (c’est-à-dire de l’adhésion). Mais tout ça n’a plus rien à voir avec une notion réaliste de vérité absolue comme correspondance à une réalité indépendante du locuteur. Il s’agit plutôt d’une conception pragmatiste de la vérité.
Dans ce cadre, les sentiments moraux ou encore esthétiques (l’indignation, l’admiration, le dégoût, l’enthousiasme) jouent exactement le même rôle vis-à-vis des normes morales et esthétiques que les observations directes jouent pour les croyances théoriques : ce sont des dispositions involontaires, “données” par l’expérience, à accepter certaines propositions descriptives ou évaluatives basiques : rapport d’observation ou jugement moral. Ces propositions basiques renforcent ou affaiblissent notre adhésion envers des règles de comportement générales ou des théories. Elles peuvent être défaites par réflexion (si les conditions d’observation ne sont pas optimales dans le cas des descriptions, ou les conditions émotionnelles dans le cas des évaluations : le contexte peut biaiser ou affaiblir mes jugements, et si je le sais, je peux le corriger). Les dispositions à former des jugements perceptifs ou évaluatif peuvent aussi en une certaine mesure être inculquées par apprentissage : on peut apprendre à “voir” des lettres et des mots plutôt que de simples traits sur du papier, comme on peut apprendre à aimer un bon vin ou un bon film ou à reconnaître par empathie une situation moralement problématique. Tout ceci ne veut pas dire que l’on perçoit des “valeurs réelles”, pas plus qu’on perçoit des “couleurs réelles” indépendantes de notre constitution, seulement que le discours, qu’il soit descriptif ou évaluatif, a pour visée une certaine robustesse intersubjective en vue de la coordination sociale.
Si l’on accepte ceci, on peut comprendre que l’argumentation en éthique n’est pas entièrement inutile. Pour convaincre son interlocuteur de changer son comportement, on peut soit essayer d’éveiller directement en lui des sentiments moraux en les exprimant (“c’est dégoûtant”), ou bien on peut l’amener à douter de la robustesse de ses propres jugements en mettant en avant des circonstances non favorables ou des biais (“tu dis ça parce que tu es énervé”), ou enfin on peut s’appuyer sur des “méta-normes” plus abstraites qu’on supposera encore mieux partagées que les sentiments parfois variables d'une personne à l'autre (“il faut être cohérent”, “ne fait pas ce que tu ne voudrais pas qu’on te fasse”, “il faut considérer les conséquences de nos actes”). Par contre, faire appel à des règles de comportement hypothétiques qui expliqueraient nos sentiments moraux ("il faut maximiser la somme des plaisirs et minimiser la somme des souffrances dans le monde", "tu ne commettra pas l'adultère"), et qui, à la base, ne sont pas naturellement partagées par tous, a beaucoup moins de chance de convaincre à moins de les imposer par la force : ça revient ni plus ni moins à inculquer une doctrine.
Ceci dit il y a peut-être un fond de vérité dans les doctrines conséquentialistes ou déontologiques : après tout, ceux qui les défendent se basent souvent sur des intuitions largement partagées. Le non-cognitivisme n’est pas forcément un relativisme si l’on conçoit que certaines méta-normes très abstraites, comme la cohérence logique, une forme d’empirisme pour la formation des croyances, ou une forme de conséquentialisme et d’universalisme ou de réciprocité pour la formation des règles de comportement, sont en principe partagées par tout agent cognitif quel qu’il soit (peut-être par simple définition de ce que c’est que d’être un agent cognitif et ce qu’est la morale ou la connaissance : je serais assez tenté d’en faire des principes purement analytiques). On peut alors qualifier cela de rationalité. Mais ce type de rationalité laisse au moins une place au pluralisme, et il ne peut à lui seul fonder la morale car il tourne à vide sans une base concrète à laquelle appliquer les principes abstraits : il ne faudrait donc pas surévaluer le pouvoir de conviction de l’argumentation rationnelle ni, surtout, la couper des expériences émotionnelles qui constituent sa base.
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