Définir le pragmatisme (1) -- la pragmatique en philosophie du langage
Ayant revendiqué le qualificatif "pragmatiste" à maintes reprises, je souhaite, dans une série de deux articles, caractériser ce que j'entends par pragmatisme en philosophie des sciences.
Il s'agit d'un terme qui n'est pas toujours défini très précisément, généralement associé à une attitude mettant l'accent sur la pratique (scientifique) plutôt que sur les analyses abstraites, formelles ou métaphysiques, et souvent combinée à une forme de pluralisme. Mon ambition est d'en proposer une compréhension claire (sinon exclusive), à travers ce que j'estime en être les principales caractéristiques : l'emphase sur la performativité, la contextualité et la normativité des représentations.
Ce premier article a pour but d'introduire ces trois caractéristiques importantes dans le cadre de la philosophie du langage, puisque ce me semble être le meilleur cadre pour bien les comprendre. Je les transposerai dans un second article à venir à la philosophie des sciences, afin de réellement expliquer en quoi l'approche pragmatiste telle que je la conçois se distingue d'autres approches, en particulier réalistes, quand il s'agit d'interpréter ou de comprendre les sciences (c'est à dire l'activité scientifique aussi bien que les représentations qu'elle produit).
On peut comprendre le pragmatisme comme ce que Van Fraassen appelle une posture ("stance") quand il oppose la posture empiriste et la posture réaliste. Une posture est associée non seulement à des croyances ou positions substantielles, par exemple, pour le réaliste, la croyance que le but de la science est de décrire une réalité indépendante de nos représentations, mais aussi à des préférences, valeurs, choix méthodologiques ou méta-philosophiques, etc. Ainsi un réaliste mettra souvent l'emphase sur la nécessité d'expliquer, et un empiriste sur une certaine humilité épistémique. Pour Van Fraassen, adopter une posture philosophique relève de la conversion plutôt que du pur choix rationnel, à l'instar des religions ou positions politiques, puisqu'une posture n'est jamais justifiée de manière absolue sur une base rationnelle. Van Fraassen plaide pour une tolérance envers les différentes postures philosophiques tant qu'elles sont cohérentes avec une conception minimale de la rationalité, tolérance que je partage (ce qui n'interdit pas de défendre sa propre posture, de plaider en sa faveur, de critiquer les postures adverses pour les mettre en difficulté, etc). La posture pragmatiste que je défends est assez proche de la posture empiriste de Van Fraassen, mais elle se distingue sur le plan de la sémantique.
Pragmatisme et pragmatique radicale
Commençons par justifier ce détour par la philosophie du langage. Le pragmatisme comme mouvement philosophique n'est pas toujours associé directement à ce qu'on appelle la pragmatique en philosophie du langage ordinaire, sur laquelle je vais m'appuyer ici. Cependant les affinités sont indéniables et je pense que les parallèles sont assez éclairants. En effet, le pragmatisme en général se caractérise principalement par une emphase sur l'usage ou la pratique, emphase qui est également associée à la pragmatique.
On distingue typiquement, en philosophie du langage, la syntaxe (la forme du langage), la sémantique (le rapport du langage au monde) et la pragmatique (le rapport du langage à ses utilisateurs). Ce qu'on appelle pragmatique radicale consiste à considérer que la sémantique dérive de la pragmatique plutôt que l'inverse.
Dans une approche sémantique classique, on commence par élucider la signification des mots en termes de rapports absolus entre le langage et le monde, typiquement en termes de référence ou dénotation (les noms propres font référence à des objets, les noms communs et adjectifs à des classes d'objets et propriétés, etc), puis on rend compte de l'usage (de la pragmatique) à la lumière de la sémantique. L'approche de la pragmatique radicale, inspirée notamment par la philosophie de Wittgenstein, consiste, en gros, à faire l'inverse, c'est à dire à associer la signification des mots et des énoncés à leur fonction pour les locuteurs, mettant de côté les questions de l'ordre du rapport langage--réalité. Ce que signifie un énoncé est à comprendre avant tout en termes de ce que le locuteur veut en faire. La sémantique est secondaire.
Le fait de mettre de côté la question du rapport langage--réalité ne revient pas à occulter entièrement ce rapport au monde, car un locuteur peut avoir pour but de transmettre des informations sur le monde. Il s'agit seulement de le détrôner. Le rapport au monde ne joue plus de rôle central ou essentiel dans la compréhension du langage, bien qu'il puisse jouer un rôle accessoire. La référence aux entités du monde est une fonction du langage parmi d'autres, et la notion de référence elle-même peut d'ailleurs être analysée, réflexivement, en termes pragmatiques plutôt que métaphysiques.
Cette attitude générale se retrouve clairement dans la définition pragmatiste de "vrai", celle qu'on associe plus directement au pragmatisme américain comme mouvement philosophique. L'idée est de comprendre ce qu'est la vérité sur la base de l'usage du mot "vrai", et de l'analyser en termes de normes d'assertion et de normes d'enquête (dire "c'est vrai", c'est s'engager à ce que notre affirmation soit vérifiable, à pouvoir la justifier, à la maintenir en l'absence de raisons contraires, etc.). Le pragmatiste en conclura par exemple que la vérité d'une croyance peut être associée à son utilité idéale, à sa capacité à survivre à toute enquête empirique. On oppose cette conception pragmatiste du vrai à la vérité correspondance, qui postule une relation langage--réalité transcendant nos représentations et l'usage, et qui suit donc l'approche de la sémantique classique décrite plus haut dans son analyse de "vrai".
On le voit, il existe des affinités évidentes entre le pragmatisme comme approche philosophique et la pragmatique radicale en philosophie du langage, les deux mettant l'emphase sur l'usage, affinités que je compte exploiter pour caractériser une certaine approche pragmatiste en philosophie des sciences.
Les caractéristiques de la pragmatique radicale : la performativité
L'emphase sur l'usage ou la pratique implique premièrement de comprendre la signification des énoncés relativement aux buts et intentions des locuteurs. Ceci nous amène à la première caractéristique importante de la pragmatique radicale : la performativité des énoncés, analysée notamment par Austin. Austin remarque que beaucoup de phrases, telles les promesses, les injures, les phrases de politesse ou les phrases de protocole comme "je vous déclare mari et femme", n'ont pas pour but de décrire, mais plutôt d'agir, quand bien même certaines semblent avoir un contenu descriptif. On parle à ce sujet de performativité. Austin postule que cette caractéristique est en fait parfaitement générale plutôt que restreinte à des énoncés particuliers : affirmer quelque chose, c'est aussi agir sur ses interlocuteurs, notamment leur transmettre des croyances dans un certain but.
À l'appui de cette façon de voir, un énoncé peut avoir un contenu descriptif, mais ce contenu n'épuise pas forcément ce qu'il y a à comprendre de l'énoncé. Si par exemple je vous dis "il y a du café sur la table", vous devez comprendre (typiquement) que je vous invite à vous servir. Mon énoncé, comme n'importe quel énoncé, sert un but, et le contenu descriptif de l'énoncé sert entièrement ce but, et vous permet de l'inférer. Un énoncé comme "il y a du café sur la table et une fourmi sur le plafond", même s'il est vrai, vous laissera sans doute perplexe, car vous ne saurez pas bien dans quel but je vous parle de la fourmi. On voit que la notion de vérité n'est pas si centrale qu'on pourrait le croire quand il s'agit d'interpréter le langage : l'intention semble jouer un rôle beaucoup plus important. Ainsi, la même phrase "il y a du café sur la table", associée au même contenu descriptif, aurait une connotation différente si mon intention était ostensiblement différente (si par exemple je voulais signifier qu'il faut retirer le café avant de déplacer la table lors d'un déménagement), et donc, pour un pragmatique radical, une signification au sens large différente.
De manière plus précise, on peut dire que la signification d'un énoncé correspond à une intention manifeste, une intention que le locuteur veut voir reconnue par les auditeurs. Grice propose une analyse en ces termes, mais limitée aux intentions de transmettre des croyances. Voir ici [anglais] pour plus de détails. Il existe également, pour compliquer les choses, une distinction entre contenu implicite et explicite sur laquelle je reviens un peu plus loin. Dans les exemples ci-dessus, les intentions décrites sont peut-être implicites plutôt qu'explicites, la seule intention explicite étant de transmettre une information, ce qui donnerait raison à Grice dans le cas des affirmations.
Ainsi pour la pragmatique radicale, la signification locale d'un énoncé est associée avant tout à la fonction performative de cet énoncé, aux intentions du locuteur, et le contenu descriptif est annexé à cette fonction.
La contextualité
La notion de fonction, contrairement à une relation absolue entre langage et réalité, peut être sensible au contexte : un même outil peut être utilisé pour des fins distinctes dans deux contextes différents, justement suivant les intentions ou buts de l'utilisateur, et de fait, la pragmatique en philosophie du langage s'intéresse principalement aux effets du contexte sur la signification.
Pour reprendre l'exemple précédent, on voit bien que la phrase "il y a du café sur la table" ne suffit pas à elle seule à déterminer l'intention du locuteur. Pour ce faire, il faut prendre en compte le contexte. La phrase est bien une invitation à se servir si, par exemple, je vous reçois pour le dîner, mais, on l'a vu, elle joue un rôle différent dans le cas d'un déménagement. Cette même phrase correspondra même à un contenu descriptif différent dans d'autres contextes : si vous êtes en train de chercher du café moulu pour le préparer, il s'agira d'un sachet plutôt que de café préparé, et si nous sommes en train de nettoyer la cuisine et que je vous invite à nettoyer la table, il s'agira de liquide renversé ou de taches de café. De même, savoir de quelle table on parle exactement demandera à prêter attention au contexte, y compris, éventuellement, à certains gestes accompagnant l'élocution. "La table" n'a pas de référent hors contexte, il n'y a pas qu'une seule table dans l'univers, pas plus que "du café" ne correspond à une description précise hors contexte.
Autrement dit, pour renforcer le point précédent sur la performativité, le contenu descriptif d'un énoncé n'est correctement reçu par l'auditeur que s'il a bien saisi au préalable l'intention du locuteur (éventuellement après avoir observé la situation et inféré quel contenu descriptif, donc quelle intention, y correspond le mieux), et cette intention est déterminée non seulement par la phrase prononcée, mais aussi, en large part, par le contexte.
Les tenants d'une approche sémantique classique ont tenté de rendre compte de cette contextualité tout en conservant l'idée que les énoncés ont une signification littérale non contextuelle (au-delà de la désambiguïsation et du phénomène d'indexicalité sur lequel je reviendrai un peu plus loin). On peut postuler par exemple que certains termes ont une signification ambigüe, seulement précisée par le contexte, ou encore une signification "par défaut" qui est seulement remplacée dans certains cas en contexte par une autre pour préserver la coopérativité du locuteur. Mais ces postulats ne rendent pas bien compte de tous les phénomènes linguistiques, ce qui joue en faveur de la pragmatique radicale. De manière plus précise, les philosophes du langage distinguent souvent le contenu propre de l'énoncé de ce qui est inféré sur la base de l'énoncé (explicature / implicature), et les débats concernent en particulier l'endroit où placer la frontière entre les deux. Les contextualistes pensent que le contexte agit de manière substantielle sur l'explicature, et donc qu'il n'y a pas de signification littérale non contextuelle. Je n'entrerai pas ici dans les détails des débats puisque mon but est seulement de présenter les notions importantes. Pour plus de détails techniques, voir par exemple ici [anglais].
C'est donc la seconde caractéristique importante de la pragmatique radicale que de penser que la signification locale d'un énoncé, y compris son contenu descriptif, est en général sensible au contexte, et ne dépend pas uniquement de la phrase qui est prononcée.
La normativité
On pourrait craindre que cette contextualité nous fasse perdre toute forme de systématicité : on ne pourrait associer aux mots et phrases d'un langage aucun invariant, puisque tout varie d'un contexte à l'autre. En effet, "il y a du café sur la table" n'a pas de signification absolue, mais un ensemble de significations possibles, ou ce que Recanati appelle un "potentiel de signification". Mais ça ne signifie pas forcément qu'il faille renoncer à toute systématicité: une fonction peut être sensible au contexte de manière systématique.
Prenons le cas des indexicaux : ce sont des termes comme "je", "ici", "ceci", "maintenant" dont le contenu (la référence) varie d'un contexte à l'autre. Pour autant, on dispose de règles d'interprétation pour les comprendre en toute situation, par exemple, "je" fait référence au locuteur et "maintenant" à l'instant de la locution. Il y a bien sûr quelques complications ("maintenant" pourra être plus ou moins étendu si l'on parle de l'évolution de notre civilisation, ou si l'on parle d'une action rapide se déroulant sous nos yeux, et de même pour "ici") mais au moins les locuteurs savent en général s'y retrouver. La manière dont la phrase prononcée et le contexte déterminent le contenu d'un énoncé n'est pas entièrement chaotique.
S'il est possible de s'y retrouver, c'est que le langage suit certaines normes de coopération qui permettent la compréhension mutuelle, ce qui nous amène à la dernière caractéristique du pragmatisme : la normativité. Si la signification locale d'un énoncé peut être comprise en termes d'intentions du locuteur, la signification générale d'éléments du langage, hors contexte, est à comprendre en termes de fonction pour l'usage, et cette fonction est établie non pas à l'échelle individuelle, mais plutôt à l'échelle collective. Les individus, de par leur appartenance à certaines communautés, en suivent généralement les normes pour les besoins de la communication. Les mots ont un usage flexible, mais approprié, déterminé par notre communauté linguistique (on doit également ce type d'analyse à Grice).
C'est de cette manière normative, et non pas en introduisant une relation absolue de référence entre termes du langage et entités du monde, qu'on peut rendre compte de la signification générale (non contextuelle) des mots et des phrases, celle qui est donnée dans le dictionnaire par exemple. Ces normes peuvent être plus ou moins locales, voire être rompues, et on peut ainsi facilement rendre compte de variations dans l'usage. Mais le point important est que cette signification générale est analysée sur la base d'une compréhension préalable de la signification locale conçue comme plus primitive (la signification générale est une norme d'usage portant sur la signification locale), alors que l'approche classique prétend analyser la signification locale sur la base d'une compréhension préalable de la signification générale conçue comme plus primitive (la signification locale est issue d'une éventuelle altération contextuelle de la signification générale). On a une inversion du sens de l'explication.
La troisième caractéristique de la pragmatique radicale est donc de comprendre la signification générale des mots et des phrases en termes de normes communales s'appliquant à leur utilisation contextuelle plutôt qu'en termes de relations directes et absolues à la réalité.
Généralisation
La représentation scientifique n'est pas forcément linguistique. Les scientifiques formulent des hypothèses en utilisant le langage, mais ils utilisent aussi des modèles implémentant ces hypothèses, des diagrammes, des représentations graphiques, etc. Cependant je pense que les caractéristiques présentées dans cette article peuvent être transposés assez facilement à la représentation scientifique, puisque le langage est une forme de représentation. La transposition de la pragmatique radicale à la philosophie des sciences correspond alors exactement à l'approche pragmatiste telle que je la conçois. Il s'agit d'adopter les principes suivant :
- Performativité :
- le contenu local d'une représentation scientifique (typiquement un modèle appliqué) est à comprendre en termes d'intention de la part de l'utilisateur ou de fonction pour l'utilisateur.
- Contextualité :
- la structure et les symboles d'une représentation scientifique ne suffisent pas forcément à déterminer son contenu local, y compris descriptif ; celui-ci peut aussi dépendre du contexte d'application.
- Normativité :
- l'interprétation générale des représentations scientifiques, y compris les théories, doit être comprise en termes de normes communales s'appliquant à la représentation locale (expérimentale) ; l'interprétation générale est fondée sur l'interprétation locale plutôt que l'inverse.
Ceci implique une manière différente d'appréhender l'activité scientifique, comme une activité d'élaboration de normes de représentation destinées à l'application expérimentale en général, cette dernière pouvant être sensible au contexte, plutôt que comme la découverte de vérités absolues sur le monde. C'est une approche déflationniste qui n'empêche à personne de proposer, en outre, des interprétations plus réalistes des représentations scientifiques, mais suivant l'approche pragmatiste, ce type d'interprétation relève de la métaphysique plutôt que de la science elle-même (comme défendu dans l'article précédent). Par ailleurs, un pragmatisme généralisé devrait rendre ce type d'interprétation suspecte.
On pourrait certes penser que la science est différente du langage ordinaire de par sa plus grande systématicité et par une volonté plus grande de s'affranchir des variations contextuelles. Je pense que c'est en effet le cas dans une certaine mesure, mais que ça ne justifie pas d'employer un cadre sémantique distinct. On peut comprendre cette recherche de systématicité et de stabilité en termes de contraintes sur les normes de la communauté scientifique, plus strictes que les normes du langage ordinaire. Cependant ça ne suffit pas, je pense, pour rendre l'approche pragmatiste équivalente à une approche réaliste. J'en dirai plus à ce sujet dans le prochain article.
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