Tous les modèles sont faux ?

On doit l'expression "Tous les modèles sont faux, mais certains sont utiles" au statisticien George Box. Que faire de cette affirmation ?

Aspects sémantiques

Commençons par une remarque d'ordre sémantique. Un modèle scientifique est souvent caractérisé comme étant soit une structure mathématique (l'oscillateur harmonique), soit un objet physique (un modèle d'échelle de la baie de San Francisco), soit quelque chose qui se rapproche d'une illustration (le modèle de la cellule eukaryote). Or une structure mathématique, une illustration ou un objet physique ne sont ni vrais ni faux. Ils sont, tout simplement. De même on ne dit pas généralement qu'une carte du monde est vraie ou fausse, mais plutôt qu'elle est bonne ou mauvaise, ressemblante ou non, correcte ou incorrecte (sauf quand il s'agit d'attester de son authenticité, comme quand on dit qu'un tableau de Picasso est "un vrai", mais alors il s'agit d'un sens différent de "vrai").

Un modèle n'est pas un objet linguistique, ce n'est pas une affirmation ou une proposition. À ce titre, dire "tous les modèles sont faux" semble relever de l'erreur de catégorie. Et si l'on remplaçait la phrase de Box par "tous les modèles sont mauvais / incorrects / non ressemblants", elle semblerait beaucoup moins convaincante : il semble bien que certains modèles scientifiques soient plutôt bons...

Mais faisons preuve de charité interprétative. Les modèles scientifiques sont généralement à propos de quelque chose : ils représentent un certain type d'objets, voire un objet concret particulier du monde, et ils le représentent d'une certaine façon, comme ayant certaines propriétés. Le modèle de l'atome d'hydrogène représente ce type d'objet comme ayant un électron et un noyau. Les modèles permettent de faire des inférences à propos des objets ou types d'objets qu'ils représentent, et les conclusions de ces inférences peuvent, elles, être vraies ou fausses. Autrement dit, un modèle a un contenu, et il semble légitime de dire que ce contenu est vrai ou faux. Comprenons donc la phrase "tous les modêles sont faux" comme un raccourci pour dire "le contenu de tous les modèles est faux".

Instrumentalisme ?

Comment comprendre cette affirmation ? Est-il faux que les atomes d'hydrogènes ont un noyau et un électron ? On peut bien sûr en douter si l'on est anti-réaliste. Ainsi une première interprétation de notre expression consisterait à penser que l'on ne doit pas prendre au sérieux le contenu des modèles, mais seulement avoir confiance en leur utilité prédictive. Il s'agirait de "fictions utiles". Dit comme ça, la phrase ne ferait qu'exprimer une forme d'instrumentalisme, du moins suivant une compréhension minimale de "utile".

L'instrumentalisme n'est plus guère défendue en philosophie des sciences. En effet, il est communément admis que la plupart des modèles théoriques jouent un rôle explicatif, et non seulement prédictif : ils nous permettent de comprendre les phénomènes.

On pourrait rétorquer que le "utile" de Box doit se comprendre de manière plus large que simplement prédictive, et peut-être que le rôle explicatif des modèles est lui-même de l'ordre de l'utilité. La compréhension que nous apporte un modèle ne serait rien de plus qu'une capacité à interagir efficacement, de diverse manière, avec l'objet représenté par le modèle. Par exemple, comprendre le mécanisme de la réplication de l'ADN ne serait rien de plus que posséder la capacité de contrôler certains phénomènes biologiques. Cette capacité de contrôle serait plus que simplement prédictive de par la variété, en principe illimitée et susceptible d'évoluer, des situations auxquelles le modèle pourrait s'appliquer, et peut-être par une forme de modularité, la capacité du modèle à être combiné à d'autres modèles. On pourrait parler d'utilité étendue.

Mais alors, dire que tous les modèles sont faux, mais "utiles" en un sens qui comprend leur pouvoir explicatif revient à dire qu'une explication peut être bonne tout en étant basée sur des affirmations fausses. Est-ce le cas ?

Ici, on entre dans un domaine controversé. Mais au moins dans la vie courante, il semble que l'on assimile généralement le fait pour une explication d'être "la bonne" au fait de reposer sur des vérités. Si j'explique le retard d'un ami par une grève de métro, mais qu'il est faux qu'il y a eu une grève de métro, alors l'explication n'est pas la bonne. De même, dans le cas des modèles scientifiques, on pourrait penser que les explications qu'ils nous fournissent ne peuvent être bonnes que si le contenu de ces modèles est vrai, au moins le contenu jouant un rôle essentiel dans l'explication. Les atomes doivent vraiment contenir des électrons si l'explication qu'offre la physique aux raies spectrales et autres phénomènes est la bonne.

Explications fausses ?

Le rapport entre vérité et explication est cependant controversé dans la mesure où certains modèles expliquent à l'aide de fictions ou d'idéalisations. Prenons le cas de l'explication des marées : en océanographie, cette explication est systématiquement fournie dans le cadre de la théorie de Newton. On explique que la lune exerce une force gravitationnelle sur la terre qui provoque la montée des eaux en certains endroits de la planète. Cependant la théorie de Newton est strictement fausse : selon la théorie de la relativité, qu'on sait plus adéquate, il n'existe pas de forces de gravitation, mais seulement des déformations de l'espace-temps. Et pourtant jamais, pas même dans les revues spécialisées d'océanographie, n'explique-t-on le phénomène des marées dans la théorie de la relativité. Une explication peut donc être fausse ?

Il existe une littérature abondante en philosophie des sciences sur le thème des idéalisations et des "faussetés" jouant un rôle explicatif. Une réponse possible consiste à affirmer que les modèles faisant usage de fictions (comme les forces de Newton) auraient pour but de rendre compte des relations de dépendance entre variables d'intérêt (la hauteur de la mer, la position de la lune). Ils seraient "vrais", au moins en approximation, à propos de ces relations de dépendance. On peut aussi considérer que certains modèles isolent par construction les facteurs pertinents pour expliquer un phénomène. Par exemple, un modèle économique qui suppose que les agents ont une connaissance parfaite et instantanée du marché (une affirmation fausse) permettrait d'isoler certains facteurs pertinents pour l'économie, dans un contexte où la façon dont et la vitesse à laquelle ces agents acquièrent de l'information ne serait pas ce qui nous intéresse. Les modèles seraient "vrais" si non à propos de tous les aspects d'un phénomène, au moins à propos de ces facteurs pertinents.

Ces réponses permettent de restaurer l'idée que les bons modèles scientifiques sont approximativement vrais à propos de certains aspects qui intéressent les utilisateurs de ces modèles. En effet, si l'adage "tous les modèles sont faux" voulait simplement dire que les modèles ne representent pas de manière complète et exhaustive leurs objets, ce serait une trivialité : il est évident que les modèles portent sur certains aspects de leurs objets seulement, soit parce que c'est ce qui intéresse les utilisateurs, soit parce que, de manière objective, certains facteurs sont plus pertinents que d'autres pour expliquer un phénomène. Cela n'implique aucunement qu'ils soient faux, du moins une fois précisé "de quoi ils parlent".

Quelle notion de vérité ?

On pourra être légèrement insatisfait cependant. Si, par exemple, les modèles ne sont vrais qu'à propos des relations de dépendance entre variables d'intérêts, et si ces variables d'intérêts sont mesurable, alors on n'est plus très loin de l'idée que les modèles expliquent dans la mesure où ils sont prédictifs dans un nombre suffisament varié de circonstances. Et alors il ne serait pas juste de dire que, disons, le modèle newtonnien des marées est vrai à strictement parler, puisque les forces qui jouent un role dans l'explication n'existent pas vraiment.

Tout dépend en fait de ce que l'on entend par "vrai". Suivant une compréhension réaliste de "vrai", le contenu d'un modèle est vrai s'il entre en correspondance avec la réalité. Ceci suppose deux choses :

  • Le vocabulaire utilisé dans le modèle (les propriétés et types d'objets, comme "électron" ou "charge électrique" pour un modèle d'atome) fait référence à des propriétés et classes naturelles, à des catégories qui existent dans la nature indépendemment de nos représentations.
  • La structure du modèle correspond à la façon dont ces propriétés naturelles sont organisées dans l'objet représenté.

Si l'on comprend "vrai" de cette manière, alors je serai personnellement prêt à dire, en tant qu'anti-réaliste, que tous les modèles sont faux. Mais rien ne nous force à adopter une telle conception métaphysique du concept courant de vérité. La notion de référence invoquée ici me semble en effet douteuse, et il me semble qu'on peut considérer beaucoup de choses vraies sans prétendre que les catégories qu'on utilise correspondent à de réelles classes naturelles, et sans même se poser ce type de question métaphysique.

Pragmatisme

Une conception alternative, pragmatiste, de la vérité consiste à examiner le rôle que joue le terme "vrai" dans notre langage. Généralement, dire "X est vrai" est plus ou moins équivalent à affirmer X (au delà de la force illocutoire qui distingue les deux). Nos affirmations ont une fonction. Elles nous engagent. Affirmer X, ce peut être s'engager à apporter des éléments en faveur de cette affirmation si quelqu'un l'exige, par exemple. De manière générale, on peut assimiler la vérité au fait, pour une proposition, d'être susceptible d'être idéalement maintenue à l'issue de n'importe quelle enquête empirique. Affirmer quelque chose, c'est s'engager ou s'attendre à ce que ce soit le cas.

L'avantage de cette conception alternative de la vérité est qu'elle permet de maintenir que les bonnes explications reposent sur des vérités, comme semble l'indiquer le sens commun. Ainsi l'explication des marées en termes de forces Newtonnienne est vraie en ce sens, précisément parcequ'elle nous informe correctement sur les relations de dépendance entre variables d'intérêt, mesurables, à savoir la position de la lune et la hauteur des marées, et peut donc être maintenue à l'issue de nos enquêtes empiriques sur le phénomène des marées. Les forces de Newton existent, au sens pragmatique, puisqu'elles jouent ce rôle explicatif (elles rendent compte des relations de dépendance entre corps solides), et donc la théorie de Newton est, pour le pragmatiste, toujours vraie, au moins dans un certain domaine d'application. Il n'est pas besoin, pour dire que la théorie de Newton est vraie, de penser que les forces de gravitation correspondent à de véritables propriétés du monde en un sens métaphysiquement chargé (idée qui serait mise à mal par la théorie de la relativité).

En ce sens pragmatiste, la vérité n'est rien d'autre qu'une utilité idéale, et affirmer que tous les modèles sont faux mais que certains sont utiles n'a pas beaucoup de sens.

Conclusion

On pourrait dire, d'un point de vue pragmatiste, que le défenseur de l'adage "tous les modèles sont faux" concède déjà trop au réaliste : il accepte sa notion de vérité. Ce faisant, de par son rejet du réalisme, il se prive d'un certain usage de termes courants ("vrai" et "faux", puisque si tous les modèles sont faux, user de la notion de vérité n'a plus d'intérêt) qui sont pourtant fort utiles pour caractériser le contenu des modèles, et il aboutit à des conclusions contreintuitives et problématiques, en rupture avec l'usage courant des termes, comme l'idée que les bonnes explications pourraient être fausses. Opter pour une conception pragmatiste de la vérité permet d'éviter ces écueils. Mais alors il n'est pas correcte de dire "tous les modèles sont faux".

Commentaires

Gaël Violet a dit…
Très intéressant billet, vraiment. Vous avez réussi, au passage, à exprimer des choses qu'on a un peu peiné à exprimer dans notre dernier article, où on est tombé dans quelques écueils que vous relevez (j'hésite d'ailleurs entre éditer l'article pour faire un renvoi vers le vôtre, et à le faire en commentaire - avec mention de compléments dans le corps de l'article.
Merci beaucoup, quoiqu'il en soit.
Gaël Violet a dit…
Du coup j'ai fait les deux ;)

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