Les lois de nécessité survivent-elles aux changements théoriques ?
Le réalisme structural et l'objection de Newman
Le réalisme structural prétend répondre au problème du changement théorique en faisant valoir que les relations, sinon le contenu des théories, sont conservées lors des changements théoriques. Ainsi la théorie de Newton est fausse quant à l'ontologie qu'elle postule : il n'y a pas vraiment de forces de gravitation dans la nature. Mais elle est vraie quant aux relations qu'elle décrit par ses lois.
Un problème est de savoir en quoi ceci ne revient pas simplement à affirmer que la théorie est empiriquement adéquate : si les équations de la théorie ne doivent être interprétées qu'empiriquement, en quoi fait-on plus que décrire des régularités superficielles dans les phénomènes observables ?
Ce problème peut être formalisé sous la forme de ce qu'on appelle l'objection de Newman envers le réalisme structural. A strictement parler, le réalisme structural veut affirmer plus que l'existence de relations entre nos observations. Il veut dire qu'il existe des relations "réelles" entre des objets inaccessibles de la réalité, et que ses relations se traduisent par des relations entre nos observations. Mais si l'on entend relation en terme purement logico-mathématique, dire ça, c'est ne rien dire du tout car l'existence de relations purement mathématiques sur un domaine d'objets est une affaire triviale. Il suffit de regrouper conceptuellement ces objets d'une certaine façon pour pouvoir affirmer qu'une certaine structure de relations existe.
Certes, mais l'on a bien dit qu'il s'agissait de relations "réelles", pas de n'importe quelles relations. C'est là tout le problème : que veut-on dire par là ? Il nous faut qualifier de quelles relations on parle. Et ce faisant, on risque de s'éloigner d'un pur structuralisme. En particulier, on peut se demander si ces relations, ainsi qualifiées, vont survivre aux changements théoriques. Si les forces de gravitation dénotent des relations "réelles" entre les corps massifs, en quoi survivent-elles au changement théorique, puisqu'il n'y a pas de forces de gravitation en relativité ? S'il s'agit simplement de dire que la théorie de Newton décrit correctement les relations entre la position, la vitesse et l'accélération des corps massifs, en quoi s'agit-il d'autre chose que de relations superficielles entre les phénomènes observables ? Comment qualifier ces relations pour faire du réalisme structural plus qu'un empirisme, sans en faire un réalisme complet qui serait victime des arguments basés sur le changement théorique ?
A noter que le problème se pose aussi bien aux tenants du réalisme structural ontique. Ceux-ci affirment que nos théories décrivent correctement une structure réelle, ontologiquement primitive, mais si cette structure est comprise en un sens purement logico-mathématique, ou seulement par la manière dont elle se rapporte aux phénomènes observables qui eux seuls seraient interprétés qualitativement, la position risque de se ramener soit à un platonisme mathématique, soit à un simple empirisme.
Les modalités à la rescousse
Melia et Saatsi proposent de parler de relations modales, c'est à dire de relations de nécessité dans le monde, et ça semble être également la voie choisie par les tenants du réalisme structural ontique. Affirmer qu'il s'agit de relations nécessaires permet en effet d'aller au delà de la simple description de régularités observables : on explique ces régularités, il s'agit de lois naturelles qui ne surviennent pas sur la distribution des phénomènes. Nous ne sommes plus dans l'empirisme. De plus il est légitime de penser qu'en effet les relations modales entre nos observations survivent aux changements théoriques : les lois de Newton sont bien remplacées par d'autres lois, celles de la relativité par exemple, mais si l'on considère que la relativité décrit toujours des relations modales, alors c'est toujours en vertu d'une nécessité dans le monde qu'on observe les relations décrites par la théorie de Newton.
Mais est-ce bien le cas ? Prenons un exemple plus simple que le passage de la mécanique de Newton à la relativité : celui de Galilée à Newton. La loi de gravitation à la surface de la terre nous dit que si je lâche un objet, il subira une accélération vers le bas de 9,8 m/s². Cette loi voit juste quand à des relations entre nos observations. S'agit-il de relations modales ?
Intuitivement, il semble que oui : non seulement tous les corps qui chutent subissent cette accélération, mais, pourrait-on dire, si j'avais lâché un corps quelque temps plutôt, bien que je ne l'ai pas fait, il aurait subit cette accélération. C'est donc plus que la description de régularité : c'est un rapport de nécessité.
Pourtant quelque chose peut nous troubler. Le fait que cette accélération soit de 9,8 m/s² est, à la lumière de la théorie de Newton, contingent. Cela tient au fait que nous nous trouvions à la surface de la terre et que la terre ait telle masse. Comment cette loi pourrait-elle être nécessaire si elle est contingente ? N'est-ce pas contradictoire ? La loi de Galilée serait nécessaire s'il était nécessaire que l'on se trouve sur terre, et alors les modalités de la mécanique newtonnienne (peut-être héritées d'une théorie plus fondamentale) se transmettraient de manière indolore à la loi de Galilée, mais ce n'est pas le cas : nous pourrions nous trouver sur la lune. D'où vient alors cette intuition que les corps subissent une accélération de 9,8 m/s² en vertu d'une nécessité physique ?
Une loi modale contextuelle ?
Une première idée serait de dire qu'il s'agit d'une loi "ceteris paribus" (toutes choses égales par ailleurs). Ce "ceteris paribus" contiendrait une clause du type "à la surface de la terre". La loi de Galilée nous demande d'envisager un certain nombre de situations possibles (et pas seulement actuelles, donc c'est bien une loi de nécessité) mais avec restriction. On a le droit de faire varier la vitesse initiale, la position, la masse du corps, mais pas le fait que nous sommes à la surface de la terre.Mais ceci amène à se questionner sur le statut de cette clause : pourquoi faire varier la position, la vitesse, et pas cette clause, plutôt que l'inverse ? En quoi est-il légitime de reléguer notre position sur terre au contexte, et pas le reste ?
On peut imaginer une première raison : la position ou la vitesse des corps sont des quantités dynamiques, si bien qu'il n'y a pas de sens à les tenir pour fixe, puisque ce sont les variations de ces quantités qu'on veut expliquer. La valeur du champs gravitationnel est, quant à elle, un paramètre externe à l'explanandum. Elle fait partie du contexte. Mais après tout la valeur du champs gravitationnel dépend également de la position, et donc il n'est pas si fixe que cela.
Voyons alors comment on explique la loi de Galilée dans un cadre Newtonien. On décrira un système à deux corps : la terre et notre objet. On pourra ensuite envisager, pour retrouver la loi de Galilée, que le centre de la terre est infiniment lointain, si bien que les variations de position de notre objet par rapport à la terre (et donc les variations de la force d'attraction) sont négligeables. Il faut aussi qu'elle soit infiniment massive pour qu'il y ait toujours une attraction, de façon à ce que le rapport entre cette masse et la distance au carré converge vers une valeur fixe qui correspondra au champ gravitationnel. C'est ainsi qu'on réduit la loi de Galilée à une approximation de celle de Newton : en faisant tendre certains paramètres vers l'infini, tout en gardant un certain rapport constant. Le passage de Newton à la relativité se fait dans des termes similaires.
En résumé nous avions deux corps dans notre modèle, et nous avons décidé d'en éliminer un, la terre, parce que sa dynamique n'est pas pertinente. Bien sûr il n'y aurait aucun sens à éliminer l'autre corps, celui qui nous intéresse, mais le fait que nous nous trouvions dans une situation où un des deux corps est éliminable est contingent, et tout ceci a, pour un réaliste, un petit arrière goût de pragmatisme. Si nous ignorons la terre, et la remplaçons par un potentiel gravitationnel constant, c'est parce que nous, humain, n'avons aucune prise sur elle et qu'elle est stable. En ce sens seulement le contexte est "nécessairement contingent" et donc la loi de Galilée est une loi de nécessité. Mais dans l'absolu cela n'a rien de relations de nécessité, et on pourrait être tenté d'y voir la description de régularités qui dérivent peut-être de lois nécessaires, mais qui n'en sont pas : le fait que tous les corps au sein d'une zone arbitraire de l'espace, la surface de la terre, subissent cette accélération précise.
Un problème pour le réalisme structural
On pourrait faire le même type d'argument pour le passage de la mécanique classique à la relativité : les lois de la mécanique classique sont des lois nécessaires uniquement si l'on tient pour nécessaire que nous nous situons dans un espace relativement plat, mais ce n'est pas le cas. De même pour la transition entre la mécanique classique et la mécanique quantique : la décohérence vaut parce que nous sommes dans un univers ayant un grand nombre de degrés de liberté, et peut-être parce que nos mesures "classiques" sur les systèmes quantique dépendent de ça, si bien que nous n'avons aucune prise sur la décohérence de par notre situation épistémique (elle est nécessaire à notre acquisition de connaissance). Et de même pour la thermodynamique si on fait dépendre sa dérivation de la physique statistique d'une hypothèse du passé.
Je ne sais pas s'il est possible de se satisfaire de cette situation (et si mes quelques lecteurs ont un avis la dessus je suis preneur). Suffit-il qu'une relation dérive d'une relation modale et d'un contexte contingent pour la qualifier de modale ? Elle ne peut être absolument nécessaire, mais est-elle "semi-modale" ? On a bien l'impression que si les lois fondamentales de la nature sont nécessaires, alors les lois moins fondamentales le sont aussi en un sens, restreintes à leur domaine d'application, mais est-ce que ça vaut pour n'importe quelle restriction de domaine arbitraire ? Dans ce cas ne pourrait-on pas trouver des contre-exemples, des lois qui semblent absurdes parce que leur domaine d'application regroupe des éléments disparates ? Et dans le cas contraire, en quoi les restrictions anthropocentrées seraient-elles plus légitimes que d'autres ? Y a-t-il de "bons" domaines d'application autres que pragmatiques ?
Il me semble que ça menace en un sens l'idée que des relations modales seraient conservées lors des changements théoriques si ces relations n'apparaissent nécessaires que relativement à notre position contingente. A l'époque de Galilée, aurions nous pu savoir ce qui, dans la loi de la chute des corps, allait s'avérer nécessaire ou contingent ? Peut-être aurions-nous pu le deviner : c'est la constante de gravitation qui devait être incriminée (et nous pourrions incriminer toutes les constantes de nos théories). Mais dans le passage de Newton à Einstein les choses sont plus complexes puisque c'est la structure de l'espace lui-même qui s'avère contingente, et ici, on parle bien de relations. Donc l'idée que les relations sont conservées d'une théorie à l'autre est directement menacée. Finalement à propos de quoi doit-on être réaliste ?
Conclusion : quelques solutions
J'imagine bien quelques solutions pour résoudre se problème.
Une première solution serait d'invoquer la nécessité du passé, pour pouvoir affirmer qu'en effet le contexte dans lequel nous nous situons est nécessaire. Dans ce cas toute restriction de domaine serait légitime pour peu qu'elle s'appuie sur des faits passés. Reste à voir si ça ne trivialise pas toute forme de nécessité (si tout ce qui est présentement le cas est nécessaire, que reste-t-il de contingence, et pourquoi parler de lois modales ? Peut-être le déroulement futur d'une expérience reste contingent, dans un cadre indéterministe ?).
Une seconde solution serait de faire appel à des dispositions, c'est à dire à situer la nécessité non pas dans des lois abstraites, mais dans les phénomènes concrets qui sont instanciés. On peut dire alors que la loi de Galilée décrit correctement un ensemble de relations causales nécessaires, même si la façon dont cette loi regroupe ces relations (la restriction à un domaine particulier : les phénomènes à la surface de la terre) n'a rien de nécessaire, et alors de nouveau n'importe quelle restriction de domaine pourrait être légitime si elle correspond à la distribution des dispositions dans l'univers. Ceci impliquerait que la bonne forme de réalisme structural serait un structuralisme dispositionnaliste. Mais si la distribution des dispositions est contingente, que reste-t-il de la nécessité ? En quoi en avons-nous une connaissance ?
Enfin une troisième solution serait d'invoquer une hiérarchisation dans les rapports de nécessité comme le propose Lange : certaines lois seraient plus nécessaire que d'autres (celles des théories plus fondamentales). Il conviendrait alors d'expliquer en quoi les restrictions de domaine propre, par exemple, aux lois de Newton, sont de "bonnes" restrictions, peut-être en invoquant la notion de stabilité contrefactuelle que propose Lange. Peut-être qu'on peut combiner cette solution à la première : le passé serait nécessaire en un sens plus faible.
En tout cas le réalisme structural fait face à un problème sérieux s'il compte s'appuyer principalement sur le changement théorique dans son argumentation. Puisque nos théories actuelles ne sont pas le fin mot de l'histoire, il se peut que nos théories soient toujours "relativement nécessaires", et qu'il faille relativiser de manière implicite leur contenu modal à notre contexte particulier (ce contexte pouvant être élargit lors des changements théoriques), voire abandonner l'idée qu'il existe une nécessité absolue, hors contexte, dans le monde.
Commentaires