L'aspect intentionnel de la représentation scientifique

Dans "Scientific representation", Van Fraassen fournit plusieurs exemples éclairants de ce qu'est la représentation en général, et comme celle-ci se différencie d'une simple copie de ce qui est représenté.

Par exemple, une caricature (de Margaret Tatcher en dragon) ne prétend pas être une reproduction fidèle de son objet : elles implique certaines déformations volontaires qui ont pour but de mettre en avant des caractéristiques précises. Un plan du métro ne prétend pas non plus être une copie exacte du métro, il déforme la position exacte des stations dans la mesure où il sert un but précis : celui de se déplacer dans le réseau (et un plan qui servirait un autre but aurait une forme différente).

Contrairement à une simple copie, une représentation sert un but, elle ne prend sens qu'en rapport à une intention. Si par exemple je prend une photo d'une carte postale de la tour Eiffel, cette photo peut servir : à représenter la tour Eiffel directement dans le cas où je m'en sert également de carte postale, ou à représenter une carte postale de la tour Eiffel si je l'insère dans un ouvrage qui présente plusieurs cartes postales. Un même objet pourra donc représenter différentes choses suivant la manière dont on l'utilise. C'est cet aspect intentionnel de la représentation qui explique que la relation de représentation ne soit pas symétrique : la tour Eiffel ne représente pas la carte postale.

En conséquence, l'intention associée à la représentation ne peut pas être déduite de l'objet qui nous sert de représentation en dehors d'un contexte. Par exemple le tableau d'un prince peut ressembler d'avantage au frère dudit prince qu'au prince lui-même, ce qui n'en fait pas pour autant une représentation de son frère. Pour savoir qu'il s'agit d'une représentation du prince et non de son frère, il faut connaître le contexte.

La représentation scientifique

Toutes ces observations ont pour but de nous interroger sur la nature de la représentation scientifique. On peut penser qu'un modèle censé représenter un système physique ne prend sens lui aussi que vis-à-vis d'une intention, d'une application spécifique au système réel. Il n'est pas surprenant que le modèle procède à différentes idéalisations, qu'ils mette en avant certains aspects au détriments d'autres, que certains aspects non pertinents soient délibérement ignorés.

Van Fraassen est anti-réaliste. Il pense qu'une théorie scientifique en général n'est pas l'image de la réalité, ou du moins qu'on devrait être agnostique à ce sujet en se contentant de constater qu'elle est empiriquement adéquate. A l'appui de ceci, les réalistes invoquent souvent l'idée d'une correspondance entre nos représentations et la réalité, mais les observations précédentes devraient nous amener à penser qu'il n'y a pas de telle correspondance, puisqu'on l'a vu, la relation de représentation est asymétrique et dépend d'un contenu cognitif intentionnel.

Cependant on peut être tenté d'affirmer qu'une représentation donnée (un plan du métro) n'est pas arbitraire, et que différentes représentations qui servent des buts différents (creuser des tunnels entre des stations ou se repérer dans le réseau) doivent avoir une structure commune, indépendamment de l'intention associée à telle ou telle représentation. Et on peut être tenté d'être réaliste, sinon vis-à-vis des caractéristiques spécifiques à telle ou telle représentation, au moins vis-à-vis de la structure qu'elles partagent, de penser que cette structure correspond directement à la réalité. C'est à dire qu'on peut adhérer à un réalisme structural.

La question qui se pose, cependant, est de savoir s'il est possible d'évacuer toute notion d'intentionnalité. Si l'on en vient à penser qu'il existe une structure neutre, indépendamment de nos intentions à son égard, est-ce que ça signifie :

  • que la structure existe indépendamment de toute intention ?
  • que la structure existe quelle que soit l'intention (qu'elle synthétise toutes les intentions possibles) ?

La réalité est-elle seulement une structure ?

Il me semble qu'une structure "nue" est un objet mathématique plutôt que physique, et qu'une telle structure doit encore être interprétée pour devenir physique. Si l'on parvient à extraire un fond commun, une isomorphie, entre nos représentations d'un même objet qui servent différents but, ne s'est-on pas également appuyé sur une compréhension de la manière dont nos différents buts sont reliés les uns aux autres ?

Par exemple, un plan du réseau du métro (plan A) comprendra en un sens moins d'information qu'un plan qui permettrait de creuser des galeries (plan B), puisqu'il n'indique pas de manière fidèle la position géographique des stations. Mais il en comprendra également plus : il indique quelles sont les galeries qui sont praticables par le public, dans quel sens circulent les métros et à quels endroit on y accède. Si l'on veut extraire ce qu'il y a de commun entre ces deux plans du métro, il faut faire intervenir des présupposés : un chemin praticable par le public du plan A correspond nécessairement à une galerie du plan B (mais l'inverse n'est pas vrai), un accès au métro du plan A correspond nécessairement à une galerie qui débouche sur une voie ferrée du plan B. A l'inverse un endroit d'où l'on pourra creuser une nouvelle galerie sur le plan B correspondra peut-être nécessairement à une station du plan A (mais l'inverse n'est pas vrai).

Pour véritablement extraire une "structure réelle" dans un objet, il faut donc déjà élucider la structure de nos intentions. Mais alors cette "structure commune" entre les différents plans du métro se ramène encore à une "intention abstraite", qui correspond à ce qu'il y a de commun dans nos différentes intentions possibles : se repérer ou creuser des galeries (par exemple l'idée de se déplacer à pied). Et si on parvenait à abstraire encore différentes intentions possibles pour être le plus fidèle à ce qui fait la structure du métro, ou d'un système physique quelconque, il n'est pas certain qu'on parvienne à totalement éliminer le contenu intentionnel : peut-être plutôt se ramènerait-on à une "intention pure", correspondant à ce qu'il y a de commun dans toutes les intentions possibles (un rapport sujet / objet, une direction temporelle, ...).

Conclusion

Il me semble donc pour cette raison qu'un réalisme structural (ou un platonisme mathématique à la Tegmark) qui se contenterait d'affirmer que les structures existent dans la réalité, indépendamment de toute intentionnalité, n'est pas viable. Finalement une "structure réelle" est toujours une structure qui s'offre à différentes formes d'intentions, dont on aura peut-être abstrait les spécificités, mais pas l'aspect intentionnel en lui-même (voilà pourquoi, peut-être, on ne peut se passer de la règle de Born en mécanique quantique : le modèle abstrait les différentes mesures qu'il est possible d'effectuer sur un système, mais pas le fait que le système doit finalement être mesuré d'une façon ou d'une autre).

Faut-il alors, suivant Van Fraassen, être anti-réaliste ? La réalité est généralement comprise comme ce qui existe indépendamment de nous, et en particulier de tout contenu mental, mais en relativisant nos représentations à la notion d'intention, on semble ne plus vraiment pouvoir être réaliste à leur égard, puisque nos intentions nous appartiennent.

Peut-être la solution consiste-t-elle à naturaliser l'intention, à en faire un primitif ontologique qui peut exister dans le monde. Alors peut-être on peut envisager qu'il existe une correspondance, une isomorphie, entre la structure de nos représentations ainsi abstraites des différentes intentions possibles et la réalité, qui serait une structure d'intentions.

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