Etats de fait (physiques, mentaux) et événements

Pour poursuivre l'analyse, entamée dans un dernier billet, de la causalité de haut niveau (notamment mentale), il convient de s'intéresser à l'articulation entre états de faits et événements. Pour ce faire je vais repartir d'une thèse déjà développée sur ce blog (en la développant suivant les réflexions que m'inspire cet article de François Loth). Il s'agit de s'inscrire en faux contre les prémisses du débat métaphysique contemporain à propos de la causalité mentale, qu'on décide de lui donner une réponse dualiste ou physicaliste, et qui consiste à mettre sur le même plan propriétés / états physiques et mentaux, comme si ceux-ci cohabitaient dans le monde.

En fait tout dépend de ce qu'on qualifie de proprement "mental", mais il est coutume, en philosophie de l'esprit, de faire référence par ce terme aux aspects phénoménaux et intentionnels, privés, de l'expérience. Or je pense que suivant cette compréhension le mental et le physique n'appartiennent pas à la même catégorie ontologique : il s'agit plutôt en fait de différentes approches complémentaires pour décrire le même monde : soit sur le plan intentionnel, soit sur le plan de "ce qui est", c'est à dire ce qui s'offre à nos intentions. La thèse proposée ici s'apparente donc à un monisme neutre tel que celui défendu par Russell, et on peut en tirer des conséquences quant à la notion d'état en général et ainsi éclairer le débat sur la causalité.

On peut s'opposer de différentes façons à cette thèse : de manière seulement négative, en rejetant l'idée que le physique et le mental constituent des approches complémentaires à propos des mêmes phénomènes ; de manière positive, en défendant l'idée qu'états physiques et mentaux appartiennent bien, au contraire, à une même catégorie ontologique (qu'ils soient distincts, ou que l'un se réduise à l'autre). Commençons par cette dernière approche.

Etats mentaux et physiques sont-ils de la même catégorie ?

On peut remarquer en premier lieu que certains "états mentaux" semblent relever, comme leur nom l'indique, d'un état de fait au même titre qu'un état physique. Ainsi en est-il, par exemple, de ma nervosité ou de ma joie, et de manière encore plus flagrante quand il est question d'autrui : je parle de l'état mental d'un autre comme je pourrais parler de l'état physique d'un objet. Dans les deux cas ceux-ci s'apparentent à des dispositions à produire des événéments (la casserole est chaude si elle est disposée à me bruler la main ou à faire fondre du beurre, tu es nerveux si tu es disposé à répondre agressivement à mes sollicitations, ... ). Il s'agit d'une approche qui s'accorde bien avec la pratique scientifique puisque les états de fait sont mis en évidence par des mesures généralement quantifiées qu'on peut considérer comme des événements (on peut aussi y voir une forme de pragmatisme). Or cette conception dispositionnelle des états de faits pourrait très bien s'étendre aux états intentionnels en général : tu as tel désir si tu es disposé à agir de telle manière dans le but de le combler. Il est légitime de penser que dans le cas physique comme dans le cas mental, de tels états pourraient, idéalement, être fonctionnalisés et donc en théorie on pourrait obtenir une description unifiée du monde physique et du monde mental ainsi compris, ce qui tendrait à montrer qu'états physiques et mentaux appartiennent bien, après tout, à la même catégorie.

Cependant il faut ajouter plusieurs remarques. D'abord, qu'une telle description unifiée des états physiques et mentaux puisse exister en principe ne signifie pas qu'elle s'exprime dans des termes exclusivement physiques, au sens des sciences physiques. Peut-être peut-on dire qu'il s'agit d'une description physique en un sens large qui comprendrait, au fond, tout ce qu'on peut décrire dans le monde : des objets, organismes vivants, processus, institutions, et autres abstractions. Parlons alors de description objective, celle-ci pouvant revêtir des aspects mentaux ou physiques, mais pas seulement. Il parait alors évident que ces différents éléments se situent sur un même plan, puisque nous pouvons les mélanger dans un discours (les institutions peuvent agir sur les objets matériels, etc.), et nous sommes souvent prêts à étendre nos jugements mentaux à certains artefact : la nervosité d'une voiture par exemple. Si l'on arguera qu'il s'agit là d'un abus de langage, la possibilité d'une telle extension montre au moins qu'une part importante de ce qu'on appelle la "nervosité" n'est pas essentiellement mentale.

A ce point on pourrait croire que nous avons totalement donné raison à l'idée qu'états physiques et mentaux appartiennent à la même catégories (disons celle des dispositions à produire des événements), quand bien même on refuserait le physicalisme et le dualisme. Cependant on peut se demander si l'on a fait le tour de la question de ce que sont ces états en en apportant une telle compréhension objective, en terme de dispositions. En a-t-on épuisé la signification ? A-t-on épuisé la réalité de ce que sont ces états ? Par ailleurs, mais la question est liée, on peut douter que les états mentaux ainsi compris soient exactement ce dont on parle quand on parle de "conscience", "d'aspect phénoménal", ou de "ce que cela fait". Ils relèvent plutôt, en tant qu'ils sont objectifs, du comportement apparent. Et justement si nous n'avons pas fait le tour de la question concernant ce que revêt la signification de ces termes ou ce que sont réellement les états auxquels ont fait ainsi référence, c'est peut-être parce que cette composante proprement "mentale" aura été escamotée ou déplacée.

La compétude des dispositions

Envisageons donc que parler de la nervosité de quelqu'un peut vouloir dire plus que cela (et afin de ne pas nous embarrasser de problématiques propres à la philosophie du langage, on supposera également que nous faisons ainsi référence, avec succès, à un réel type d'état mental couvert par la signification de "nervosité"). Si tel est le cas, caractériser un état quelconque en terme de disposition à produire certains événements serait incomplet, ce qui se traduirait par la possibilité d'erreurs, d'une certaine incertitude dans l'assignation des états, de cas particuliers, etc. Pour appuyer ceci, remarquons que je n'ai pas accès à l'état mental d'une personne puisque je ne suis pas lui, et qu'en effet l'erreur d'assignation est toujours possible (il peut toujours simuler).

Mais à l'encontre de cette hypothèse, remarquons que cette incertitude est déjà recouverte par l'utilisation des dispositions (une disposition peut ne pas se manifester), et après tout, seuls des événements d'observation peuvent nous permettre d'assigner un état à quelqu'un. Le contexte d'observation joue sans doute également : je serais plus enclin à attribuer de la nervosité à quelqu'un si je sais, par exemple, qu'il se prépare à un événement important. Mais il s'agit plutôt là d'un aspect heuristique : on sait que la nervosité se manifeste dans telles situations, tandis qu'on peut penser que les manifestations observables de la nervosité sont plus essentielles à la signification du terme. En tout état de cause, la nervosité est un concept public, et à moins que nous ne disposions d'un accès épistémique privilégié à l'état mental des autres personnes, il faut bien admettre que tout ce qu'il peut y avoir au delà d'une conception dispositionnelle de la nervosité, associée peut être à des éléments de contexte, ne nous est d'aucune utilité pour déterminer si quelqu'un est ou non nerveux.

Mais il est une autre possibilité, qui est que tout le poids de la signification ait été reporté sur les événements que la nervosité d'une personne est disposée à instancier ainsi que sur les actions de sollicitations qui donnent lieu à ces événements. Or il se peut que certains de ces événements soient privés, et après tout, une action ou un événement d'observation quel qu'il soit ne se ramène-t-il pas nécessairement à un épisode privé ? Il est probable, en outre, que je sache mieux ce qu'est la nervosité si j'ai moi-même déjà été nerveux. Autrement dit la signification qu'on attribue à un type d'état de fait donné, et à plus forte raison les états de fait eux-même, pourraient n'être épuisés par une conception purement dispositionnelle que si l'on s'appuie en dernier lieu sur certains événements et actions subjectifs.

Deux aspects : événements et dispositions

Nous retrouvons la thèse présentée en début d'article suivant laquelle les aspects physiques et mentaux sont des aspects complémentaires, propres à n'importe quelle description plutôt qu'elles ne font référence à des types distincts d'états : les aspects mentaux, phénoménaux, qualitatifs, seraient du côté "événementiel" et les aspects physiques et objectifs du côté "dispositionnel". On peut aussi postuler que les états de faits sont d'ordre relationnels (la nervosité serait qui relie de manière synthétique les événements qu'elle est disposée à produire, accessibles ou non, d'où une certaine incertitude dans l'assignation d'un état de fait) tandis que les événements sont de purs particuliers. Il apparait en tout cas clairement que ces deux aspects font référence à des catégories ontologiques distinctes plutôt qu'à des états cohabitant dans le monde.

Mais cette vision des choses n'est pas sans amener quelques difficultés. On peut se demander si elle s'applique aussi bien aux états physiques. Par ailleurs n'existe-t-il pas d'événements physiques, ou objectifs ? Ne peut-on exprimer les événements de manière publique, au même titre que les états de faits ? Enfin si l'on postule que tout événement est privé ou subjectif, et donc que toute description d'un état de fait se ramène ultimement à des éléments subjectifs, ne risque-t-on pas de s'éloigner du réalisme ? De ne pas pouvoir rendre compte, même, de la signification ou du langage comme entité publique ? Et finalement ne peut-on pas réduire cette composante événementiel, phénoménale, à un aspect purement indexical, relatif à un point de vue qui n'a de particulier que sa situation dans le monde ?

Ces questions nous amènent à la seconde approche, négative, visant à rejeter la thèse présentée en début d'article sans nécessairement en proposer une alternative. Je pense qu'on peut lui opposer des arguments en s'appuyant sur la physique contemporaine et la manière dont elle peut nous amener à repenser les rapports entre événements et états de fait (et l'incertitude qui les relie). Mais je préfère, étant donné l'étendue du chantier, en reporter l'analyse à un prochain article.

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