Note de lecture – everything must go : metaphysics naturalised.
J'ai été plutôt surpris en bien au commencement de ma lecture de ce livre, dont j'avais déjà lu quelques commentaires m'ayant laissé penser qu'il devait s'agir d'une sorte de traité de scientisme « hard-core » qui prétendrait reléguer la métaphysique, ou bien la philosophie tout entière, aux oubliettes (après tout le premier chapitre s'intitule « in defence of scientism »). En fait il s'agit bien de faire de la métaphysique, et au final je me suis trouvé plutôt en accord avec les auteurs (Don Ross, James Ladyman et David Spurrett), du moins jusqu'à un certain point. Je propose ici un résumé du livre, suivi d'une brève discussion.
La métaphysique
Le premier chapitre expose une certaine conception de la métaphysique. D'après les auteurs, il faut purement et simplement abandonner la prétention d'expliquer le monde. Les intuitions du sens commun ne sont adaptées qu'à la vie courante. Certes, l'évolution nous a sans doute adapté à nous représenter le monde qui nous entoure avec efficacité, mais c'est du monde macroscopique uniquement qu'il s'agit, et bien que nous soyons habitué à penser en terme d'objets, de conteneurs et de contenu, de sources causales, il n'y a pas lieu de placer ces concepts au cœur de la métaphysique. La meilleure métaphysique qu'on puisse avoir devrait se fonder sur la meilleure science dont on dispose, pas sur ce type d'intuitions. Certes il n'existe pas de démarcation stricte entre ce qui relève de la science ou non, mais pour les auteurs, il faut voir cette dernière comme un filtre correcteur institutionnalisé en vue de découvrir le vrai, offrant donc une certaine garantie que n'a pas la pure spéculation « en fauteuil ». La métaphysique ne devrait donc pas fonctionner en vase clos, avoir pour objet de pures spéculations qui lui sont propres, mais toujours porter sur des faits scientifiques.
Les auteurs nous invitent donc à nous méfier des a-priori (après tout, les idées d'espace euclidien ou de temps absolu, si intuitives a-priori, ont été défaites par la relativité) et de toute recherche esthétique, ainsi qu'à prendre au sérieux les résultats de la science, et notamment sur deux aspects fondamentaux : les « bizarreries » de la physique moderne, d'une part, et la psychologie cognitiviste d'autre part. Mais prendre la science au sérieux ne signifie pas nécessairement être réductionniste : il s'agit là d'une position trop forte qui n'est pas elle-même fondée sur la science, puisqu'au contraire les différentes disciplines tendent à se diversifier sans se réduire strictement les unes aux autres. Non qu'il faille non plus en tirer un relativisme, une pluralité des sciences ou une incommensurabilité des différentes disciplines, mais plutôt se restreindre à un principe physicaliste affaibli qui voudrait que la physique apporte essentiellement des contraintes aux autres domaines, qu'elle a ceci de particulier qu'elle concerne l'ensemble des domaines de recherche tandis que les autres disciplines restreignent leur champ d'étude à des domaines particuliers et aux phénomènes particuliers qui y ont lieu.
Ce premier chapitre est un peu un réquisitoire contre la métaphysique telle qu'elle est majoritairement pratiquée aujourd'hui, qui est, selon les auteurs, devenue une nouvelle scholastique basée sur une science obsolète. Une théorie métaphysique ne devrait pas être une doctrine, mais plutôt, comme le conçoit Van Fraassen, une certaine attitude envers le monde. Il s'agit en fait essentiellement, on le verra ensuite, de préparer le terrain pour proposer en remplacement de la métaphysique classique d'objets et de propriétés une métaphysique des relations plus en phase avec la physique moderne.
Le réalisme
Le second chapitre présente le réalisme scientifique et les problèmes auxquels il fait fasse. Le réaliste est celui qui croit, simplement, que les objets des théories scientifiques existent réellement (qu'il ne s'agit pas uniquement d'outils prédictifs). Son avantage est qu'il dispose d'une bonne explication au succès prédictif des sciences, une explication qui n'en fasse pas un miracle, pour reprendre l'expression de Putnam, y compris et surtout quand une théorie permet de prédire par avance des phénomènes qui n'avaient pas encore été envisagés. Van Fraassen explique ce succès en terme d'adaptation, suivant un argument darwiniste. Mais le réaliste fournit une explication non pas quant au « génotype » des théories mais quant à leurs « phénotype » : c'est une chose d'expliquer le mécanisme qui a permit aux oiseaux d'avoir des ailes par le darwinisme, c'en est une autre d'expliquer comment ils peuvent effectivement voler. De même, le réaliste explique non pas comment, mais en quoi nos théories sont « adaptées » à la réalité.
Un autre problème auquel fait face le réaliste est celui de la sous-détermination des théories par l'expérience (thèse de Duhem-Quine). Quand une théorie est contredite par l'expérience, il existe plusieurs moyens contradictoires de la réviser (invoquer un problème d'instrumentation ou revoir telle ou telle hypothèse), et ainsi on peut penser que plusieurs théories peuvent aussi bien rendre compte des mêmes phénomènes. Ce sont en général des valeurs épistémiques (la simplicité, …) qui nous aident à sélectionner la révision à apporter, pas uniquement l'adéquation empirique. Donc une théorie peut être empiriquement adéquate, mais tout autant que de multiples concurrentes et le réalisme comme explication à l'adéquation empirique ne tient pas. Mais pour les auteurs, cet argument est trop théorique. On pourrait aussi bien imaginer une sous-détermination impliquant une théorie identique à la relativité jusqu'à aujourd'hui et différente à partir de demain, ce qui nous amènerait à douter de l'induction. De fait, les cas de théories réellement en concurrence sont très rares.
Un argument plus sérieux, parce que fondé sur des cas réels, est celui des changements de théories (argument de l'induction pessimiste) : nos anciennes théories étaient empiriquement adéquates, pourtant on ne pense plus aujourd'hui que les objets impliqués existent réellement. L'éther, le flux calorique ou l'espace temps euclidien de Newton n'existent pas. Donc le succès de la science n'implique pas le réalisme. On pourrait affirmer, à l'instar de Psillos, que les objets passés aux oubliettes n'étaient pas essentiels aux nouvelles prédictions, et que les autres, centraux, sont restés, mais cet argument est un peu ad-hoc : pour qu'il soit valide, il nous faudrait un moyen de déterminer quels sont les objets de nos théories actuelles qui sont « centraux ». Il s'agit là d'un point de vue a posteriori.
Le problème de l'induction pessimiste est donc un véritable problème pour le réaliste. Le réalisme structural proposé par Worrall permet d'y répondre en affaiblissant le réalisme : il s'agit d'être réaliste non à propos des objets, mais à propos des structures relationnelles des théories, qui, elles, sont en continuité d'une théorie à l'autre. De plus ces structures relationnelles suffisent à rendre compte du succès empirique de la science. La meilleure position réaliste est donc le réalisme structural : nous devons croire que les structures relationnelles de nos théories existent réellement.
Le réalisme structural ontique
Le troisième chapitre présente et défend de manière détaillée le « réalisme structural ontique ». Il s'agit d'affirmer que la nature de la réalité est essentiellement relationnelle, par opposition au « réalisme structural épistémique » qui affirme non que le monde est constitué uniquement de relations, mais que c'est la seule chose qu'on peut en connaître. Les auteurs appuient leur position sur l'indiscernabilité des particules en physique quantique : les particules obéissent à des statistiques qui sont indifférentes aux permutations, mettant en échec le principe d'identité des indiscernables de Leibniz. En fait les particules se comportent plutôt comme les euros virtuels de comptes en banque numériques que comme de véritables euros dans des coffres physiques : échanger deux euros virtuels ne change rien à l'état du monde. Les euros virtuels sont donc indiscernables, mais pas identiques.
Il est possible de se rabattre sur un principe plus faible, dû à Saunders, pour lequel il suffit qu'une relation asymétrique existe entre des entités pour les considérer comme discernables, mais alors il s'avère que l'identité des particules survient sur leur relation plutôt que l'inverse. Une autre solution est de penser les particules comme des quantas d'excitation d'un champs plutôt que comme des objets. Dans tous les cas, on se ramène à un primat de la relation sur l'élément relié. Par suite les auteurs adoptent une conception des objets comme des invariants par transformation ou symétrie. Il en va de même de nos représentations des objets de la vie courante : ce sont des invariants au cours du temps, ou suivant les différentes perspectives spatiales. Ainsi il est possible de définir les objets à partir de ces symétries, donc en terme de relations.
Si la réalité n'est que relation, on peut se demander ce qui exactement est relié. Une option est de considérer que les relations sont des universaux : on adopte alors une forme de platonisme mathématique. Une seconde option est d'affirmer que les éléments reliés sont d'autres relations. Une troisième possibilité adoptée par les auteurs est de concevoir que les objets sont second vis à vis de leurs relations, qu'ils n'ont aucune propriété intrinsèque et n'existe que comme les points de recoupement des relations.
On pourrait objecter au réaliste structural ontique que les événements expérimentaux sont au moins des éléments reliés par des relations. Mais pour les auteurs ces derniers sont purement heuristiques : ils nous aident à mettre au jour les relations qui existent dans le monde. On pourrait aussi évoquer la chose-en-soi kantienne, ou encore les qualia, en sus des relations, mais il s'agit là, pour les auteurs, de la « cinquième roue du carrosse » puisque ces éléments sont inutiles à la prédiction scientifique. Enfin on pourrait lui reprocher d'être incapable de différencier structure physique et mathématique, puisque cette distinction est non structurelle, mais il s'agit, pour les auteurs, d'une distinction non pertinente. Pour finir, les auteurs ne se prononcent pas sur le problème de la mesure en physique quantique, ou sur le fait que le monde soit une structure dynamique ou un multivers-bloc. Il s'agit selon eux de problèmes propre à la physique, et donc à résoudre au sein de la science, non de la métaphysique.
Les derniers chapitres portent plutôt sur les sciences spéciales (la biologie, …) et leur rapport à la physique. Les auteurs sont anti-réductionnistes. Ils considèrent que les objets des sciences spéciales sont des « patterns » (des motifs) d'information incompressibles et que l'individualité des objets en dérive. Ils sont essentiellement relatifs à notre propre perspective, en ce sens qu'ils ne sont appréhendables que par l'intermédiaire d'un « fond notionnel » propre à notre situation dans le monde. C'est en ce sens que les sciences spéciales ne se réduisent pas à la physique. Pour finir, les auteurs observent que la causalité et l'écoulement du temps semblent être éliminés des théories physiques. D'après eux, ces éléments sont aussi à comprendre comme un « fond notionnel » plutôt que comme une réalité physique. Il s'agit essentiellement de principes heuristiques à l'usage des sciences spéciales.
Discussion
Concernant le premier chapitre, j'avoue ne pas être assez au fait de la métaphysique contemporaine pour juger du bien fondé des critiques que les auteurs lui adresse, mais leur position sur ce qu'elle devrait être me paraît assez défendable. En particulier, il me semble évident que la métaphysique devrait être au fait des théories physiques modernes. J'aurais peut-être plus de réserves sur le fait qu'elle doive se contenter de porter uniquement sur des faits scientifiques, c'est à dire la vérité produite par les « filtres institutionnalisés ». Les auteurs, par exemple, entendent reléguer la phénoménologie à un chapitre de l'anthropologie. J'y vois une manière un peu rapide de mettre hors circuit les positions « englobantes » vis à vis de la connaissance scientifique. S'il me paraît légitime de questionner le bien fondé de nos intuitions sur le monde, j'aurai tendance à les distinguer de nos intuitions sur l'existence en tant que telle, puisque ces dernières, contrairement aux premières, sont impliquées dans la possibilité de la connaissance elle-même (par ailleurs peut-on véritablement parler d'intuitions ?). Il s'agit, je pense, d'un complément métaphysique essentiel à la représentation scientifique du monde, voire de concepts primitifs inéliminables dans la mesure où la représentation scientifique est finalement incluse dans l'expérience.
Cette divergence fondamentale préfigure ce qui m'a un peu fâché dans la suite du livre. Certes, la physique ne parle ni de cohésion fondamentale pour nos objets, ni de causalité, ni d'écoulement du temps. Mais c'est justement, je pense, parce que ces éléments sont extra-théoriques. Y voir de simples aspects heuristiques ou notionnels consiste à se perdre dans nos représentations sans recul critique, ce qui nous amène à voir le monde comme un objet mathématique sans véritable instanciation physique. C'est l'aspect qui me semble le plus problématique. Cette position est valide si on pense que la représentation physique peut se passer de tous ces éléments notionnels pour rendre compte des phénomènes, mais cette question est intimement liée, justement, au problème de la mesure (notamment avec le problème de dérivation de la règle de Born qui implique causalité et écoulement du temps), ce que les auteurs semblent occulter en faisant de ce problème une question exclusivement physique. Autrement dit reléguer le problème de la mesure au domaine exclusif de la physique et affirmer que ce qui ne relève pas de la physique (ni n'est concevable comme « pattern ») est une « cinquième roue du carrosse » s'avère finalement être un raisonnement circulaire, une simple pétition de principe, voire peut-être, finalement, une doctrine métaphysique au même titre que le physicalisme réductionniste.
Pour finir, cette position ne rend pas justice à l'une des principales motivations historiques du réalisme structural : le fait que les aspects relationnels du monde constituent une limite épistémique fondamentale, dans la mesure où nous n'avons pas a priori accès à sa nature fondamentale, puisque nos mesures quantifiées et les concepts qui en dérivent sont essentiellement relationnelles (sans parler des contraintes de la reproductibilité). Postuler que les relations sont « tout ce qui existe », c'est faire de la conjonction du monde avec nos limites épistémiques un miracle inexplicable. Un réalisme structural épistémique subordonné à la temporalité et à la causalité comme concepts primitifs me semble donc bien plus à même de rendre compte du monde dans son ensemble : non seulement le contenu théorique des sciences, mais aussi l'expérience et la connaissance qui en son à l'origine. Nous ne sommes pas pour autant forcés de revenir à une métaphysique classique d'objet et de propriété si l'on pense que ce qui existe en sus de la structure relationnel n'est pas forcément pensable en de tels termes, mais a peut-être plutôt à voir avec ce « fond notionnel » constitué de la temporalité et de la causalité. En un sens, nous avons un accès de première main à la nature fondamentale du monde, à travers notre expérience même.
Reste que l'ensemble du livre est très stimulant, il amène de nombreuses réflexions dont j'ai peut-être insuffisamment rendu compte, et il fournit un précieux exposé des enjeux du réalisme scientifique et du réalisme structural.
La métaphysique
Le premier chapitre expose une certaine conception de la métaphysique. D'après les auteurs, il faut purement et simplement abandonner la prétention d'expliquer le monde. Les intuitions du sens commun ne sont adaptées qu'à la vie courante. Certes, l'évolution nous a sans doute adapté à nous représenter le monde qui nous entoure avec efficacité, mais c'est du monde macroscopique uniquement qu'il s'agit, et bien que nous soyons habitué à penser en terme d'objets, de conteneurs et de contenu, de sources causales, il n'y a pas lieu de placer ces concepts au cœur de la métaphysique. La meilleure métaphysique qu'on puisse avoir devrait se fonder sur la meilleure science dont on dispose, pas sur ce type d'intuitions. Certes il n'existe pas de démarcation stricte entre ce qui relève de la science ou non, mais pour les auteurs, il faut voir cette dernière comme un filtre correcteur institutionnalisé en vue de découvrir le vrai, offrant donc une certaine garantie que n'a pas la pure spéculation « en fauteuil ». La métaphysique ne devrait donc pas fonctionner en vase clos, avoir pour objet de pures spéculations qui lui sont propres, mais toujours porter sur des faits scientifiques.
Les auteurs nous invitent donc à nous méfier des a-priori (après tout, les idées d'espace euclidien ou de temps absolu, si intuitives a-priori, ont été défaites par la relativité) et de toute recherche esthétique, ainsi qu'à prendre au sérieux les résultats de la science, et notamment sur deux aspects fondamentaux : les « bizarreries » de la physique moderne, d'une part, et la psychologie cognitiviste d'autre part. Mais prendre la science au sérieux ne signifie pas nécessairement être réductionniste : il s'agit là d'une position trop forte qui n'est pas elle-même fondée sur la science, puisqu'au contraire les différentes disciplines tendent à se diversifier sans se réduire strictement les unes aux autres. Non qu'il faille non plus en tirer un relativisme, une pluralité des sciences ou une incommensurabilité des différentes disciplines, mais plutôt se restreindre à un principe physicaliste affaibli qui voudrait que la physique apporte essentiellement des contraintes aux autres domaines, qu'elle a ceci de particulier qu'elle concerne l'ensemble des domaines de recherche tandis que les autres disciplines restreignent leur champ d'étude à des domaines particuliers et aux phénomènes particuliers qui y ont lieu.
Ce premier chapitre est un peu un réquisitoire contre la métaphysique telle qu'elle est majoritairement pratiquée aujourd'hui, qui est, selon les auteurs, devenue une nouvelle scholastique basée sur une science obsolète. Une théorie métaphysique ne devrait pas être une doctrine, mais plutôt, comme le conçoit Van Fraassen, une certaine attitude envers le monde. Il s'agit en fait essentiellement, on le verra ensuite, de préparer le terrain pour proposer en remplacement de la métaphysique classique d'objets et de propriétés une métaphysique des relations plus en phase avec la physique moderne.
Le réalisme
Le second chapitre présente le réalisme scientifique et les problèmes auxquels il fait fasse. Le réaliste est celui qui croit, simplement, que les objets des théories scientifiques existent réellement (qu'il ne s'agit pas uniquement d'outils prédictifs). Son avantage est qu'il dispose d'une bonne explication au succès prédictif des sciences, une explication qui n'en fasse pas un miracle, pour reprendre l'expression de Putnam, y compris et surtout quand une théorie permet de prédire par avance des phénomènes qui n'avaient pas encore été envisagés. Van Fraassen explique ce succès en terme d'adaptation, suivant un argument darwiniste. Mais le réaliste fournit une explication non pas quant au « génotype » des théories mais quant à leurs « phénotype » : c'est une chose d'expliquer le mécanisme qui a permit aux oiseaux d'avoir des ailes par le darwinisme, c'en est une autre d'expliquer comment ils peuvent effectivement voler. De même, le réaliste explique non pas comment, mais en quoi nos théories sont « adaptées » à la réalité.
Un autre problème auquel fait face le réaliste est celui de la sous-détermination des théories par l'expérience (thèse de Duhem-Quine). Quand une théorie est contredite par l'expérience, il existe plusieurs moyens contradictoires de la réviser (invoquer un problème d'instrumentation ou revoir telle ou telle hypothèse), et ainsi on peut penser que plusieurs théories peuvent aussi bien rendre compte des mêmes phénomènes. Ce sont en général des valeurs épistémiques (la simplicité, …) qui nous aident à sélectionner la révision à apporter, pas uniquement l'adéquation empirique. Donc une théorie peut être empiriquement adéquate, mais tout autant que de multiples concurrentes et le réalisme comme explication à l'adéquation empirique ne tient pas. Mais pour les auteurs, cet argument est trop théorique. On pourrait aussi bien imaginer une sous-détermination impliquant une théorie identique à la relativité jusqu'à aujourd'hui et différente à partir de demain, ce qui nous amènerait à douter de l'induction. De fait, les cas de théories réellement en concurrence sont très rares.
Un argument plus sérieux, parce que fondé sur des cas réels, est celui des changements de théories (argument de l'induction pessimiste) : nos anciennes théories étaient empiriquement adéquates, pourtant on ne pense plus aujourd'hui que les objets impliqués existent réellement. L'éther, le flux calorique ou l'espace temps euclidien de Newton n'existent pas. Donc le succès de la science n'implique pas le réalisme. On pourrait affirmer, à l'instar de Psillos, que les objets passés aux oubliettes n'étaient pas essentiels aux nouvelles prédictions, et que les autres, centraux, sont restés, mais cet argument est un peu ad-hoc : pour qu'il soit valide, il nous faudrait un moyen de déterminer quels sont les objets de nos théories actuelles qui sont « centraux ». Il s'agit là d'un point de vue a posteriori.
Le problème de l'induction pessimiste est donc un véritable problème pour le réaliste. Le réalisme structural proposé par Worrall permet d'y répondre en affaiblissant le réalisme : il s'agit d'être réaliste non à propos des objets, mais à propos des structures relationnelles des théories, qui, elles, sont en continuité d'une théorie à l'autre. De plus ces structures relationnelles suffisent à rendre compte du succès empirique de la science. La meilleure position réaliste est donc le réalisme structural : nous devons croire que les structures relationnelles de nos théories existent réellement.
Le réalisme structural ontique
Le troisième chapitre présente et défend de manière détaillée le « réalisme structural ontique ». Il s'agit d'affirmer que la nature de la réalité est essentiellement relationnelle, par opposition au « réalisme structural épistémique » qui affirme non que le monde est constitué uniquement de relations, mais que c'est la seule chose qu'on peut en connaître. Les auteurs appuient leur position sur l'indiscernabilité des particules en physique quantique : les particules obéissent à des statistiques qui sont indifférentes aux permutations, mettant en échec le principe d'identité des indiscernables de Leibniz. En fait les particules se comportent plutôt comme les euros virtuels de comptes en banque numériques que comme de véritables euros dans des coffres physiques : échanger deux euros virtuels ne change rien à l'état du monde. Les euros virtuels sont donc indiscernables, mais pas identiques.
Il est possible de se rabattre sur un principe plus faible, dû à Saunders, pour lequel il suffit qu'une relation asymétrique existe entre des entités pour les considérer comme discernables, mais alors il s'avère que l'identité des particules survient sur leur relation plutôt que l'inverse. Une autre solution est de penser les particules comme des quantas d'excitation d'un champs plutôt que comme des objets. Dans tous les cas, on se ramène à un primat de la relation sur l'élément relié. Par suite les auteurs adoptent une conception des objets comme des invariants par transformation ou symétrie. Il en va de même de nos représentations des objets de la vie courante : ce sont des invariants au cours du temps, ou suivant les différentes perspectives spatiales. Ainsi il est possible de définir les objets à partir de ces symétries, donc en terme de relations.
Si la réalité n'est que relation, on peut se demander ce qui exactement est relié. Une option est de considérer que les relations sont des universaux : on adopte alors une forme de platonisme mathématique. Une seconde option est d'affirmer que les éléments reliés sont d'autres relations. Une troisième possibilité adoptée par les auteurs est de concevoir que les objets sont second vis à vis de leurs relations, qu'ils n'ont aucune propriété intrinsèque et n'existe que comme les points de recoupement des relations.
On pourrait objecter au réaliste structural ontique que les événements expérimentaux sont au moins des éléments reliés par des relations. Mais pour les auteurs ces derniers sont purement heuristiques : ils nous aident à mettre au jour les relations qui existent dans le monde. On pourrait aussi évoquer la chose-en-soi kantienne, ou encore les qualia, en sus des relations, mais il s'agit là, pour les auteurs, de la « cinquième roue du carrosse » puisque ces éléments sont inutiles à la prédiction scientifique. Enfin on pourrait lui reprocher d'être incapable de différencier structure physique et mathématique, puisque cette distinction est non structurelle, mais il s'agit, pour les auteurs, d'une distinction non pertinente. Pour finir, les auteurs ne se prononcent pas sur le problème de la mesure en physique quantique, ou sur le fait que le monde soit une structure dynamique ou un multivers-bloc. Il s'agit selon eux de problèmes propre à la physique, et donc à résoudre au sein de la science, non de la métaphysique.
Les derniers chapitres portent plutôt sur les sciences spéciales (la biologie, …) et leur rapport à la physique. Les auteurs sont anti-réductionnistes. Ils considèrent que les objets des sciences spéciales sont des « patterns » (des motifs) d'information incompressibles et que l'individualité des objets en dérive. Ils sont essentiellement relatifs à notre propre perspective, en ce sens qu'ils ne sont appréhendables que par l'intermédiaire d'un « fond notionnel » propre à notre situation dans le monde. C'est en ce sens que les sciences spéciales ne se réduisent pas à la physique. Pour finir, les auteurs observent que la causalité et l'écoulement du temps semblent être éliminés des théories physiques. D'après eux, ces éléments sont aussi à comprendre comme un « fond notionnel » plutôt que comme une réalité physique. Il s'agit essentiellement de principes heuristiques à l'usage des sciences spéciales.
Discussion
Concernant le premier chapitre, j'avoue ne pas être assez au fait de la métaphysique contemporaine pour juger du bien fondé des critiques que les auteurs lui adresse, mais leur position sur ce qu'elle devrait être me paraît assez défendable. En particulier, il me semble évident que la métaphysique devrait être au fait des théories physiques modernes. J'aurais peut-être plus de réserves sur le fait qu'elle doive se contenter de porter uniquement sur des faits scientifiques, c'est à dire la vérité produite par les « filtres institutionnalisés ». Les auteurs, par exemple, entendent reléguer la phénoménologie à un chapitre de l'anthropologie. J'y vois une manière un peu rapide de mettre hors circuit les positions « englobantes » vis à vis de la connaissance scientifique. S'il me paraît légitime de questionner le bien fondé de nos intuitions sur le monde, j'aurai tendance à les distinguer de nos intuitions sur l'existence en tant que telle, puisque ces dernières, contrairement aux premières, sont impliquées dans la possibilité de la connaissance elle-même (par ailleurs peut-on véritablement parler d'intuitions ?). Il s'agit, je pense, d'un complément métaphysique essentiel à la représentation scientifique du monde, voire de concepts primitifs inéliminables dans la mesure où la représentation scientifique est finalement incluse dans l'expérience.
Cette divergence fondamentale préfigure ce qui m'a un peu fâché dans la suite du livre. Certes, la physique ne parle ni de cohésion fondamentale pour nos objets, ni de causalité, ni d'écoulement du temps. Mais c'est justement, je pense, parce que ces éléments sont extra-théoriques. Y voir de simples aspects heuristiques ou notionnels consiste à se perdre dans nos représentations sans recul critique, ce qui nous amène à voir le monde comme un objet mathématique sans véritable instanciation physique. C'est l'aspect qui me semble le plus problématique. Cette position est valide si on pense que la représentation physique peut se passer de tous ces éléments notionnels pour rendre compte des phénomènes, mais cette question est intimement liée, justement, au problème de la mesure (notamment avec le problème de dérivation de la règle de Born qui implique causalité et écoulement du temps), ce que les auteurs semblent occulter en faisant de ce problème une question exclusivement physique. Autrement dit reléguer le problème de la mesure au domaine exclusif de la physique et affirmer que ce qui ne relève pas de la physique (ni n'est concevable comme « pattern ») est une « cinquième roue du carrosse » s'avère finalement être un raisonnement circulaire, une simple pétition de principe, voire peut-être, finalement, une doctrine métaphysique au même titre que le physicalisme réductionniste.
Pour finir, cette position ne rend pas justice à l'une des principales motivations historiques du réalisme structural : le fait que les aspects relationnels du monde constituent une limite épistémique fondamentale, dans la mesure où nous n'avons pas a priori accès à sa nature fondamentale, puisque nos mesures quantifiées et les concepts qui en dérivent sont essentiellement relationnelles (sans parler des contraintes de la reproductibilité). Postuler que les relations sont « tout ce qui existe », c'est faire de la conjonction du monde avec nos limites épistémiques un miracle inexplicable. Un réalisme structural épistémique subordonné à la temporalité et à la causalité comme concepts primitifs me semble donc bien plus à même de rendre compte du monde dans son ensemble : non seulement le contenu théorique des sciences, mais aussi l'expérience et la connaissance qui en son à l'origine. Nous ne sommes pas pour autant forcés de revenir à une métaphysique classique d'objet et de propriété si l'on pense que ce qui existe en sus de la structure relationnel n'est pas forcément pensable en de tels termes, mais a peut-être plutôt à voir avec ce « fond notionnel » constitué de la temporalité et de la causalité. En un sens, nous avons un accès de première main à la nature fondamentale du monde, à travers notre expérience même.
Reste que l'ensemble du livre est très stimulant, il amène de nombreuses réflexions dont j'ai peut-être insuffisamment rendu compte, et il fournit un précieux exposé des enjeux du réalisme scientifique et du réalisme structural.
Commentaires
It confuses me that those who support scientism also must understand the Duhem-Quine thesis. Duhem's argument makes clear that we cannot have theories in a vacuum. Every theory has a history and has many auxiliary assumptions and hypotheses.
So these authors move directly from discounting metaphysics into an argument that basically guarantees that their theories will have metaphysical roots, a metaphysical history.
Secondly, if the authors think that causality, time and incompressible information (?) are somehow outside of physical reality, then are these just ad hoc additions to their scientism? It may be convenient to just have these as fundamental additions to a theory, but it is not metaphysically innocent to do so.
Moreover, they finally discard the Duhem-Quine argument as too theoretical, and observe that in practice theories are almost never in competition with others on the same domain.
About your second question, the authors do not claim that these are outside of physical reality but (as far as I understand) that they constitute a notional background which is specific to our situation in the universe (and to our constitution?). They are relative to a perspective.
Incompressible patterns however are fully objective patterns of structural information. They are physical but epistemically emergent (because incompressible). Special sciences track those patterns.
(I hope I don't get these ideas wrong. I must admit that my main interest was scientific realism and I paid a little less attention to the final chapters. )
Oh well, it still looks like an interesting book. Thanks for the review.
Anyway, thank you for your comments!
Une petite remarque en passant à propos des théories en concurrence : en physique il y a la gravité selon Newton et selon la relativité qui entrent en concurrence avec une excellente précision pour les deux théories dans le cadre de la description des mouvements orbitaux de planètes par exemple.
Bref il y a bien concurrence dans le cas de la gravité "en général" (et y compris pour les cas particuliers comme le périhélie de Mercure par exemple, à moins de considérer qu'un résultat juste à plus de 99% est faux ! :)
Cet "argument" est à mon humble avis beaucoup moins théorique que ne l'avancent les auteurs du livre, mais qu'importe car leurs conclusions restent largement valables (importance des relations plutôt que des objets eux-mêmes).
Aucun scientifique ne soutient la théorie de Newton face à la relativité.
Au passage : ce bon vieux Newton est malgré tout encore utilisé, par exemple dans des modèles numériques à N corps tournant dans des supercalculateurs (pour simuler une galaxie par exemple), car les calculs sont déjà suffisamment longs avec Newton ! :)