Une nouvelle éthique des rapports de l'homme au vivant


En ces temps de progrès scientifiques, il peut être utile de repenser les rapports de l'homme à la nature, et de l'homme à la vie. Ces rapports sont en effet au cœur de bon nombre de débats actuel : le réchauffement climatique, la biodiversité, les organismes génétiquement modifiés, le clonage, mais aussi l'euthanasie, l'avortement et la conception assistée. Dans ces domaines nouveaux, nous manquons d’une référence éthique qui pourrait nous servir de base à la prise de décision.

L’influence religieuse

Commençons par nous défaire de la question religieuse. En effet a religion est souvent prescriptrice en ce domaine, et sert donc de référence. Pourtant les approches religieuses sont multiples et elles ne peuvent nous apporter de justifications vraiment rationnelles aux principes qui régiraient le rapport de l'homme au vivant.

Il y a bien longtemps que nous avons découvert, en observant la nature, que les mythes de nos ancêtres concernant par exemple la création du monde n'étaient pas fondé sur la réalité mais plutôt sur la spiritualité et les symboles, et peut être sur ce qu'on pourrait assimiler à une tentative d'explication fantasmatique du monde (ou révélée, c'est selon). Nous ne pouvons donc pas nous baser intégralement sur des savoirs anciens pour fonder notre éthique.

Notre démarche étant rationnelle, nous ne pouvons considérer les approches religieuses des rapports de l'homme à la nature et à la vie que comme des faits culturels, pouvant éventuellement trouver une justification dans une pratique traditionnelle éprouvée par le temps, ou encore comme une source d'information sur la conception que l'homme a de ses rapports au vivant. Ce qu'il est important de prendre en compte en cette matière, donc, c'est l'influence qu'on les approches religieuses sur les rapports que nous entretenons aujourd'hui avec la nature. Ainsi, une fois identifiées, nous pourrons prendre du recul par rapport à ces influences, et ensuite les accepter ou s'en détacher.

Les rapports de l’homme au vivant dans la religion

Dans la plupart des religions, sinon toutes, le vivant et en particulier la vie humaine possède une valeur qu'il faut préserver. La plupart des religions, y compris les religions orientales, proscrivent l'avortement et le meurtre, et généralement dissuadent ou proscrivent l'euthanasie active. L'attitude envers l'homme est donc non équivoque, puisqu'il faut préserver la vie humaine à tout prix. Certaines religions affirment que la vie est quelque chose de sacré. La position la plus extrême en ce domaine est celle de l'église chrétienne, qui interdit l'euthanasie même passive et encourage l'acharnement thérapeutique. La plus nuancée est sans doute celle du bouddhisme qui ne tranche pas sur l'euthanasie, même active.

Le rapport de l'homme avec les animaux est plus ambigu. La violence envers les animaux, hors sacrifices, est généralement proscrite par la religion. Mais si les animaux sont considérés comme des créatures de Dieu, la vision des trois principales religions monothéiste est indéniablement celle d'un homme dominant la nature. Dans la genèse, Dieu montre à Adam l'ensemble des animaux pour qu'il les nomme. Ce faisant, on peut considérer qu'il lui donne un certain pouvoir sur eux. Il existe par ailleurs dans les livres religieux de ces religions certaines prescriptions nutritives carnivores. Tuer un animal n'est donc pas proscrit.

La vision bouddhiste et de l’hindouisme est plus nuancée, puisque l'homme et l'animal sont tous deux soumis aux mêmes lois de la nature et l'un peut se réincarner en l'autre. Toutefois l'homme reste supérieur à l'animal et il existe une hiérarchie au sein de la nature. Le bouddhisme et l'hindouisme dissuadent toute violence envers les êtres vivants, ce qui peut pousser si l’on décide d’appliquer ces préceptes jusqu’au bout à s'abstenir de manger de la nourriture animal. Finalement, dans les rapports de l'homme à la nature, les positions des religions peuvent varier du végétarisme à l'affirmation claire de la domination de l'homme.

Ce que nous apporte la connaissance scientifique de la nature

La connaissance scientifique nous apprend des choses sur le vivant qui peuvent nous amener à modifier notre approche. L'utilisation de la raison et l'observation de la nature nous ont montré qu'une différence nette entre l'homme et l'animal n'existe pas, et chaque jour on découvre de nouveaux comportements intelligents, rationnels, sociaux, communicatifs ou émotionnels chez les animaux. Le temps de l'automate de Descartes est révolu de longue date. Finalement ce qui fait de l'homme ce qu'il est, ce n'est pas tant sa nature que l'émergence du phénomène extraordinaire qu'est la civilisation humaine.

Pour ce qui est de la vie en elle même, le phénomène est le même : plus nos recherches avancent, plus nos observations se font pointues et plus la frontière entre le vivant et l'inerte deviens indéfinissable, si bien qu'on serait tenté encore une fois d'y voir un continuum. Avouons toutefois que le phénomène de la vie, dont la définition même pose problème, reste en grande partie un mystère.

Force est de constater qu'au fur et à mesure de l'élargissement du champ de nos connaissances, nous sommes de plus en plus poussés à abandonner l'idée du sacré de la vie, ainsi que celle de la supériorité absolue de l'homme sur la nature. Ceci ne signifie pas qu’il est impossible d'accorder de la valeur aux choses, toutes choses n'étant pas équivalentes, ni que l'homme ne soit pas supérieur dans les faits aux autres espèces animales, mais les positions radicales de la religion sont à revoir à la lumière des connaissances scientifiques.

Aujourd’hui, l'homme et le vivant

La religion et la science ont toutes deux influencées l'homme dans son rapport à la nature et à la vie.

Aujourd'hui ce rapport est clairement un rapport de domination et d'exploitation. L'homme dans ses pratiques considère que la nature est à sa disposition. S'il la préserve, c'est pour en disposer plus durablement mais il n'a pas toujours ce souci. Au fur et à mesure que ses connaissances s'élargissent, ses possibilités de contrôle et d'utilisation deviennent plus importantes encore et ce qui était viable dans une nature quasiment infinie en comparaison de nos moyens atteint aujourd'hui ses limites.

Parallèlement à cela l'idée du sacré de la vie, et en particulier de la vie humaine, qui nous est transmise par la religion, reste très influente dans la société. Elle connaît même une recrudescence en réaction à nos progrès techniques en génie génétique et à notre exploitation démesurée de la nature. La religion reste la référence morale et éthique.Ainsi si les OGM sont plutôt rejeté par l'opinion publique en Europe, c'est en partie parce qu'ils sont associés à l'idée de transgression du vivant.

Aujourd'hui ces deux élans de l'homme, le contrôle de la nature et le respect de la vie, finissent par se rejoindre sur le même terrain et par entrer en conflit. Ce conflit, nous devrons le résoudre, sans sombrer dans un conservatisme réactionnaire qui empêcherait tout progrès par peur du danger, sans non plus continuer à agir sur notre environnement et sur le vivant sans limites comme nous le faisons aujourd'hui.

Le problème du sacré et celui de la domination humaine

On voit parfois aujourd'hui, en réaction aux problèmes écologiques, une réapparition du culte de la nature, et l'idéal d'un homme qui y serait parfaitement inséré, dans un état naturel.
La position qui consiste à décréter que la vie est sacré pose problème, non seulement parce que la science ne trouve pas de réelle définition du vivant, mais aussi pour des raisons pratiques. On ne pense pas sérieusement qu'il faille éviter d'écraser des moustiques, par exemple, ou en tout cas pas au prix d'un grand sacrifice. On ne peut pas non plus empêcher le chat sauvage de tuer des oiseaux. L'homme n'a pas de raison de s'interdire de tuer des animaux si eux-même le font. On pourrait objecter le principe suivant lequel la nature est un équilibre auquel on ne doit pas toucher. Autrement dit les animaux peuvent tuer car c'est dans leur nature, mais pas nous. Mais cette vision est erronée. La nature évolue sans cesse. Les équilibres sont bouleversés régulièrement. Il y eut au cours de l'évolution des extinctions durant lesquels 90% des espèces vivantes disparaissaient définitivement.

Ceci dit il y a quelque chose de singulier dans l’activité humaine. La modification de la nature n’a jamais été aussi brutale et rapide. Il faut en avoir conscience mais il ne faut pas pour autant sacraliser la nature et en faire quelque chose d’intouchable. Il est naturel qu’il "prenne" à la nature, dans la mesure où celle ci se régénère en permanence. Après tout est question de mesure entre cette régénération et la consommation. Aujourd'hui on atteint la démesure. L'éthique biocentrée que l'on connait actuellement ne fixe pas de limite. La position qui consiste à placer le sacré dans l'intégrité génétique, par exemple, n'a pas de sens non plus dans la mesure où les échanges de gènes sont des processus courant dans la nature.

Enfin la position qui consiste à décréter que la vie humaine est sacré pose également des problème pratique, au delà des considérations scientifiques. Premièrement elle nous donne tous les droits sur la nature. Aujourd'hui ce n'est plus soutenable. Cette attitude pose problème. Ensuite elle pose des problèmes sociaux, ceux de l'avortement et de l'acharnement thérapeutique. Si nous étions capable de maintenir en vie ad vitam eternam des êtres vivants inconscients, devrions-nous construire d'immenses structures pour stocker des zombies mort-vivants ?

La valeur du vivant

L'idée de sacré n'est donc pas soutenable, pas plus que celle de la domination de principe de l'homme sur la nature. La solution du conflit consiste donc à refuser ces deux idées. Il consiste à promouvoir l'idée que le vivant, quel que soit sa forme, possède une certaine valeur qu'il faut préserver et développer.
Mais quelle valeur attribuer à une plante ? A un mammifère ? A un insecte ? A un fœtus de deux semaines ? De dix semaines ? A un adulte en pleine santé ? A un vieil homme sur le point de mourir ? A un invalide ?

Nous pourrions commencer à définir une échelle de valeur, en distribuant les points à tel ou tel être vivant en fonction de son espèce animale, de son état de santé, de son âge. Une telle démarche serait parfaitement arbitraire et vite limitée. Le risque est de définir la valeur du vivant en ne tenant compte que de ses intéractions avec l'homme, de son "utilité". Mais alors la question est de savoir en quoi les chiens sont plus à sauvegarder que d'autres éspèces comme le rat par exemple. Est-ce par ce qu'on les trouve mignons ? Encore une fois l'anthropocentrisme pose problème.

L'idée de hiérarchisation figée en elle même pose problème. Elle porte en elle les germes du totalitarisme. Si une telle éthique venait à être appliquée, on éliminerait des êtres vivants simplement pour ce qu'ils sont, dans un souci d'optimisation. Ce qu'il nous faut pour éviter ceci c'est un critère dynamique, qui donne de la valeur à chaque chose de manière rationnelle, valeur susceptible d'évoluer, une valeur qu'il faut non pas éliminer mais développer ert améliorer.

Comment repenser les rapports de l’homme au vivant


Pour trouver ce critère, on peut s'inspirer des sciences sociales.

Il existe un courant éthique en économie qu'on appelle l'utilitarisme. Son principe est de chercher à optimiser l'utilité collective, qu'on définira comme la somme des utilités individuelles, elles même basées sur le désir ou le besoin de l'individu. Cette doctrine est tout a fait critiquable. Par exemple on peut penser que quelqu'un qui est défavorisé aura tendance à limiter ses besoins et ses désirs, ce qui ne veut pas dire qu'il ne faut pas le favoriser. De manière générale elle favorise le résultat plutôt que de chercher à donner du potentiel et de la liberté aux hommes.

Dans "l'économie est une science morale", Amartya Sen oppose à l'utilitarisme l'idée de "capabilité", intégrant en particulier la notion de liberté positive. La liberté positive, c'est la possibilité qu'on les individus à définir et à réaliser leurs désirs. Elle est opposée à la liberté négative, qui est l'absence d'interdiction. Les deux types de libertés sont nécessaires à l'homme. L'éthique proposée a pour principe de maximiser cette liberté.

Il est possible d'étendre cette idée au vivant. L'approche consisterait à évaluer pour chaque être non pas ce qu'il est mais le potentiel et la liberté dont il dispose, c'est à dire sa capacité et sa liberté d'action sur le monde, et plus son potentiel est important, plus nous lui attribuons de valeur. Le but de toute décision collective réfléchie pourrait être le suivant : maximiser le potentiel et la liberté du plus grand nombre d'êtres vivants.

Une nouvelle éthique

Comme nous l'évoquions, l'éthique environnementale est partagée aujourd'hui entre l'éthique anthropocentrée, qui a l'inconvénient d'établir une séparation entre l'homme et la nature, et l'éthique biocentrée, qui est confrontée au problème d'un relativisme peu applicable. Ce que nous proposons, c'est une nouvelle approche qui permet de réconcilier ces deux courants, en proposant une éthique qui n'est pas centrée sur l'homme, mais qui ne nie pas son importance, tout ceci en établissant une hiérarchie fondée sur un principe rationnel et non figée.

Le fait que les animaux soient incapable eux-même d'appliquer une telle éthique, ce qui pourrait renforcer l'idée que seule une éthique anthropocentrée est valable, n'est pas un réel problème. En effet dans ce cadre on peut relever que c'est justement parce que l'homme a un potentiel et une liberté plus importante qu'il a une responsabilité plus importante pour appliquer cette éthique, et qu'il a même cette possibilité. Ainsi les droits accordés sont proportionnels aux devoirs imposés.

Enfin cette approche devrait s'appliquer à la fois aux problèmes environnementaux et aux problèmes humains liés à la bioéthique.

Conséquences sur quelques débats contemporains

A l’aide de cet outil d’évaluation nous pouvons repenser notre rapport à la nature.

Ainsi il apparaît clairement que l’utilisation de l’agriculture intensive nécessite d’évaluer non seulement les bénéfices pour l’homme, mais aussi les dégâts sur la nature, la réduction de la biodiversité qu’elle entraîne, et donc la diminution de la potentialité de la nature à créer de nouvelles espèces. Orienter toute la nature pour le seul bénéfice de l'homme est une hérésie. Cela revient à n'attribuer aucune valeur aux autres espèces vivantes.

S'interdire de manger de la viande animal paraît être une position assez radicale, en ce sens que l'homme a plus de potentiel que l'animal. Dans la nature les animaux se nourrissent les uns des autres, et les plus puissants des plus faibles. Mais on peut aussi remarquer que la consommation de viande n'a pas de raison d'être si importante qu'elle l'est, tant que notre vie n'est pas en danger et que notre santé est bonne.

Le processus consistant à remplacer ou injecter des gènes dans un organisme n'a rien de transgressif si l'on ne considère pas que la vie soit sacrée, d’autant plus qu’on s’appuie sur des mécanismes naturels pour le réaliser. De même pour le clonage ou l'insémination artificielle. Il n'y a aucune raison d'interdire ou d'entraver la recherche en génétique. Celle ci augmente notre potentiel.

L’implantation d’OGM à grande échelle dans la nature devrait par contre faire l'objet d'une grande prudence, au cas par cas, en mesurant les bénéfices réels sur l'ensemble de la nature et sans surestimer notre capacité à mesurer les conséquences de nos actes à long terme sur le système infiniment complexe qu’est la biosphère. Un OGM n'est pas l'équivalent d'un être naturel (dans la mesure où l'action de l'homme n'est pas équivalente au hasard) et ne possède pas autant de garanties d'intégration dans l'écosystème.

L’euthanasie et l’avortement sont à évaluer compte tenu des situations particulières. Un fœtus, en tant qu’homme en devenir, a très peu de capacité mais a un potentiel très important, et d'autant plus de valeur qu'il a de chance de survivre. C'est autant d'attention à sa survie qu'il faut accorder, en tenant compte de la restriction de la liberté qu’il peut provoquer chez sa mère. Avec l'age, l'homme acquière généralement plus de valeur. Quant au vieil homme, il a une expérience et un potentiel de transmission important, mais si son état ne lui permet plus de l’utiliser, sa valeur en est d'autant amoindrie.

Le clonage thérapeutique, l'utilisation de cellules souches et d'autres problématiques peuvent être repensées dans ce sens, en terme de potentialité, le tout étant de réussir à évaluer les bénéfices et les coûts.

Conclusion

Cette idée reste à approfondir, il s'agit d'une première approche. La notion de potentiel est à affiner et à étendre, par exemple en y intégrant la notion de bonheur et de souffrance.
Le principal problème qu'lle pose est son applicabilité : comment évaluer le potentiel du vivant ? Comment faire en sorte qu'il soit pris en compte, et que l'homme ne se focalise pas sur ses seuls intérêts ?
Toujours est-il qu’en suivant ces principes, on évite la radicalité qui consiste à considérer que toute forme de vie est sacré, et les problèmes sociaux que cela pose. De plus on évite de se focaliser uniquement sur l’homme et ses besoins comme prévalent sur tout le reste. Cette méthode permet de replacer l’homme dans la nature, sans pour autant négliger sa valeur.

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