Le problème de l'induction : le monde est-il structuré ?
Il y a peu, les circonstances de la vie m'ont amené à loger dans une résidence étudiante pendant une semaine. Alors que je prenais mon repas dans la cuisine commune, un jeune garçon est arrivé pour préparer le sien. Il est allé manger dans sa chambre et un peu plus tard un autre gars est venu faire un peu de vaisselle. Le lendemain j'ai discuté brièvement avec un troisième qui étudiait dans le domaine de l'ébénisterie, puis le surlendemain un quatrième, un doctorant en Histoire originaire de Côte-d'Ivoire. J'ai alors procédé à un raisonnement inductif : il y a 7 chambres en plus de la mienne, et je n'ai vu pour l'instant que des garçons. Peut-être n'y a-t-il que des garçons à l'étage... Et quand j'ai rencontré un cinquième gars (un économiste de Djibouti) je me suis dit que cette nouvelle observation confirmait mon hypothèse.
Mais attendez... Est-ce bien le cas ? En fait tout dépend de la façon dont on raisonne. Si l'on raisonne en états de faits possibles, ce n'est pas vraiment le cas, en tout cas pas comme on le voudrait.
Par état de fait possible je veux dire : un état de fait attribue à chaque chambre soit un garçon, soit une fille. Il y a donc 128 états de faits possibles. Alors certes le fait de voir un garçon m'amène à éliminer un certain cas (celui où il n'y aurait que des filles) et en ce sens l'hypothèse qu'il y a 7 garçons devient plus probable. De même si j'en vois un deuxième : j'élimine les 7 états de faits possible dans lesquels il n'y a qu'un garçon (parce-que je sais qu'il y en a au moins deux). Mais l'hypothèse qu'il n'y a que des garçons reste minoritaire parmi tous les états de faits possibles : je n'ai éliminé que 8 cas sur 128. Et elle le restera presque jusqu'au bout : quand j'aurai vu 6 garçons il y aura encore une chance sur deux que la personne que je n'ai pas encore croisé soit en fait une fille.
Mais tout ça semble paradoxal. Après avoir vu 6 garçons j'ai tendance à penser que la probabilité que le 7ème soit aussi un garçon est plus forte que la probabilité que ce soit une fille. Suis-je irrationnel ?
Si je le suis alors c'est toute induction qui est irrationnelle, et toute la science. Comment donc saura-t-on que "tous les corbeaux sont noirs" si la probabilité que le suivant soit blanc reste de 1/2 ? Comment sait-on que le soleil continuera à se lever demain s'il y a plus d'états de fait concevables où il ne se lève pas ?
Structure contre mosaïque de faits
Voyons les choses autrement. Qu'est-ce-qui me fait penser que la 7ème personne sera aussi un garçon ? "Eh bien," me dis-je, "j'ai déjà vu 6 personnes. S'il y avait vraiment 6 garçons et une fille à cet étage, j'aurais sans doute déjà croisé cette fille parmi les 6. Quel hasard que ce soit la dernière personne que je croise ! C'est donc improbable qu'il y ait une fille." Ce raisonnement est-il valide ? En effet la probabilité que je n'ai pas encore rencontré cette fille si elle existe est faible, et donc ça accrédite la thèse suivant laquelle il n'y a en fait que des garçons.
Mais halte là, subrepticement j'ai cessé de raisonner en terme d'états de faits possibles pour raisonner en terme de configurations, de "structures" possibles. Car si je raisonne en terme d'états de faits possibles, la probabilité que je n'ai croisé aucune fille alors qu'il y en a une à l'étage, après avoir pourtant déjà croisé 6 personnes, est en effet faible. Cependant le nombre d'états de faits possibles pour lesquels il y a une fille et 6 garçons à l'étage est de 7 (suivant la chambre dans laquelle loge la fille) tandis qu'il n'y a qu'un seul état de fait possible pour lequel il n'y a que des garçons. Ce qui compense : l'un dans l'autre, il y a toujours une chance sur deux que la dernière personne, celle que je n'ai pas encore croisé, soit une fille. Et mon hypothèse n'est pas plus validée que l'hypothèse inverse par les observations.
Mais si je raisonne en terme de configurations possibles, c'est à dire en terme du nombre de garçons et de filles à l'étage indépendamment de leur répartition dans les chambres, et si j'attribue la même probabilité a priori à la configuration "6 garçons et une fille" et à la configuration "7 garçons", ou à tout autre ratio, alors en effet mon raisonnement est valide : il est fort probable qu'il n'y ait que des garçons, sinon j'aurai probablement déjà croisé cette fille. Parmi tous les ratio possibles c'est maintenant le plus probable.
Autrement dit le raisonnement inductif qui est un des piliers de la science contemporaine est possible uniquement si l'on pense en terme de structure du monde (ce qui ouvre la porte à des explications : il n'y a que des garçons parce-qu'il y a beaucoup d'étudiants d'étrangers, et ceux-ci sont majoritairement des hommes ? Parce-que les filles fuient les résidences étudiantes ?) plutôt qu'en terme de mosaïque de faits (qui ne demandent aucune explication : ce qui est le cas est le cas). Carnap l'avait bien compris, lui qui proposait justement un critère de confirmation des hypothèses exactement en ces termes.
En fait il y a comme une prémisse cachée dans le raisonnement inductif qui est la suivante : le monde est structuré, explicable (ce que nous ignorons c'est quelle est la bonne structure). Le raisonnement inductif, par exemple bayésien, n'est un raisonnement probabiliste valide qu'en tant que cette prémisse est acceptée. Peut-être que mon raisonnement était fallacieux dans le cas de la résidence si en fait les étudiants y sont introduits aléatoirement avec autant de candidats filles et garçons, mais s'il y a des causes, des lois qui régissent leur répartition, si leur distribution est structurée, alors mon induction est valide. Tout repose donc sur cette prémisse.
Hume
Ce n'est en un sens qu'une nouvelle réitération des observations de Hume, qui relevait le premier (?) le problème de l'induction. Pour Hume, inférer un rapport de nécessité à partir d'un nombre fini d'observations suppose de croire que le monde est régulier. Mais cette croyance elle même ne peut être issue de l'observation (ce serait une justification circulaire de l'induction par elle même) ni connue par déduction (l'hypothèse inverse n'a rien de logiquement contradictoire). D'où son scepticisme envers l'induction et envers la causalité, ou l'idée qui y ait une nécessité, quelque chose comme des lois dans la nature.
Le problème de Hume peut donc être ramené à celui-ci : la méta-hypothèse suivant laquelle le monde est structuré, régulier, et donc suivant laquelle il faudrait juger comme a priori equiprobables les hypothèses portant sur la structure du monde plutôt que sur la répartition des faits (le ratio garçon-fille plutôt que leurs répartitions dans les chambres), cette méta-hypothèse, même si elle n'a rien d'incohérent, ne peut elle-même être justifiée de manière indépendante. Nous n'y adhérons jamais que par dogmatisme.
Il est important d'expliquer pourquoi la validité de l'induction ne peut être justifiée inductivement, car c'est une tendance assez naturelle que de le penser. On se dit que si le raisonnement inductif a si bien marché jusqu'à présent il est raisonnable de penser que c'est un raisonnement fiable qui continuera de fonctionner. On fait en quelque sorte une méta-induction sur les types de raisonnements. Mais pourquoi ce qui a marché sur les corbeaux (imaginons qu'on ait fait le tour des corbeaux) marchera aussi sur les cygnes ? En quoi le fait que l'induction ait fonctionné dans les situations a, b et c implique qu'elle fonctionnera également dans la situation d ? Ou qu'elle fonctionnera encore l'instant d'après ? Encore une fois ça suppose que le monde est structuré (à une échelle supérieure). C'est ce qu'on pensait avoir montré, mais c'est en fait une hypothèse implicite au départ : notre raisonnement reste circulaire. L'induction n'est pas en soi incohérente mais elle n'est pas fondée rationnellement, elle ne peut être que dogmatique : que l'infime partie du monde qu'il nous a été donné d'observer jusqu'à présent était en effet structurée n'implique pas que le monde dans son ensemble l'est et continuera à l'être.
Tout ceci ressemble un peu à un raisonnement par l'absurde. Mais à ceci il y a, me semble-t-il, une réponse possible qui tient au fait que la justification n'est pas entièrement circulaire : chaque fois on en appelle à un niveau de structure d'ordre supérieur, pas au même niveau. Il s'agit en fait d'une régression plutôt que d'une circularité. Alors prenons un raccourci et rendons nous directement au niveau ultime de la régression.
Où est le dogmatisme ?
A ce niveau on aura les hypothèse suivantes : h1 := le monde est fondamentalement structuré, h2:= le monde n'est pas fondamentalement structuré. Si l'on pense que ces deux hypothèses sont a priori équiprobables, alors on est capable de justifier l'induction. Nos observations, sur une infime portion de l'univers, semblent valider h1 : la probabilité d'atterrir en un endroit de l'univers si structuré alors qu'il ne l'est pas dans son ensemble est faible.
Ce que l'empiriste sceptique nous demande d'accepter, c'est que h1 et h2 ne sont pas équiprobables parce qu'il y a beaucoup plus de configurations concevables pour lesquelles le monde n'est pas structuré. Il y a beaucoup plus de façons d'être non structuré que structuré. Autrement dit il nous demande de penser comme équiprobables des répartitions possibles de faits plutôt que des hypothèses, ce qui rend la probabilité a priori de h2 beaucoup plus forte que celle de h1, et donc l'hypothèse h2 beaucoup plus difficile (en fait impossible) à défaire.
Les deux raisonnement se tiennent. Mais qui est dogmatique ? A la lumière de cette présentation il semble que l'empiriste sceptique ne l'est pas moins. Au fond le choix se situe entre une métaphysique de faits particuliers et une métaphysique de lois, toutes deux cohérentes. Nous y sommes au niveau ultime, et je ne vois pas pourquoi ces deux métaphysiques ne devraient pas elle même bénéficier d'une probabilité a priori identique, puisqu'à ma connaissance il n'existe pas un nombre plus grand de métaphysiques de faits que de métaphysique de lois. Ce n'est pas parce qu'une métaphysique de faits permet un plus grand nombre de configurations (ce qui resterait d'ailleurs à argumenter) qu'une métaphysique de lois est moins probable.
Autrement dit le sceptique, si on le pousse dans ses retranchements, est obligé d'admettre qu'il a lui aussi besoin d'une ontologie, qu'il est lui aussi en train de formuler une hypothèse d'ordre métaphysique sur le monde, et que cette hypothèse en vaut bien une autre. Il doit accepter qu'au niveau ultime nos degrés de crédence a priori sont à placer dans les hypothèses, puisqu'au niveau ultime, celui de la métaphysique, il n'y a plus que des hypothèses. Le raisonnement sceptique aurait été valide s'il était possible de se défaire de toute métaphysique, mais ce n'est pas le cas. Le sceptique, en proposant de juger équiprobables toutes les mosaïque de faits, est bien en train de défendre une métaphysique.
Et puisque notre sceptique reste empiriste il devra bien constater que sa métaphysique n'est pas particulièrement confirmée par l'expérience : la probabilité que nous nous situons dans une partie structuré du monde si celui-ci n'est que faits disparates est très faible. Mais si le monde est lois, cela n'a rien de surprenant. L'idée que le monde est régit par des loi est donc probable compte tenu de nos observations, ce qui en retour valide le raisonnement inductif : il est probable que celui-ci soit un type de raisonnement efficace.
Tout ce que ceci nous demande est d'accepter non pas l'induction, mais le raisonnement probabiliste. L'option reste ouverte de rejeter ce type de raisonnement, mais alors on n'est plus vraiment un empiriste sceptique, plutôt peut-être quelque-chose comme un quietiste ou un sceptique radical qui ne se pose même plus ce genre de questions. Le scepticisme de l'empiriste repose bien en effet sur l'assignation a priori de probabilités aux mosaïques de faits possibles plutôt qu'aux structures : c'est ce qui lui permet de rejeter l'induction.
J'ajouterai une remarque qui a plus pour but de prolonger la réflexion. Dans le cadre de la mécanique quantique on attribuera une equiprobabilité aux structures, aux configurations possibles, plutôt qu'aux états de faits possibles. C'est ce que traduisent le principe d'indiscernabilité des particules et notamment les statistiques de Bose-Einstein (la configuration "une particule dans l'état A et une dans l'état B" est indifférente au fait de savoir laquelle des deux est en A ou en B, elle a autant de poids que la configuration "les deux en A"). On croirait que quelque chose qui tenait plutôt jusqu'alors de la méta-hypothèse a été intégré au sein même de notre physique, comme si celle-ci, non contente de formuler des lois, incorporait directement une métaphysique de structures et de lois (et les "méta-lois" comme les principes de symétrie associés, ici la symétrie par permutation de particules identiques)... Est-ce un argument de plus en faveur de l'induction ? Pas si la physique repose elle-même sur l'induction, mais tout de même, il y a peut-être quelque-chose à en tirer.
Dans le prochain article je m'intéresserai à d'autres problèmes plus récents liés à l'induction : le paradoxe d'Hempel et le problème de Goodman
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