La vaine lubie de "l'ontologie primitive" en physique
Tout d'abord, Erratum. Dans un article récent, j'ai indûment propagé une vision erronée des théories de Bohm, GRWm et GRWf. J'y ai affirmé que GRWm était réaliste à propos de la fonction d'onde (l'interprétant comme une densité de matière) tandis que Bohm et GRWf en avait une interprétation probabiliste. Il aurait été plus juste de dire que chacune de ces trois théories est en un sens forcée d'être réaliste à propos de la fonction d'onde, mais postule des choses supplémentaires, tandis que la façon dont la fonction d'onde elle-même est interprétée (objet ou disposition) est une affaire plus ou moins indépendante. A vrai dire je tend à penser maintenant que GRWm et GRWf sont de pures lubies de philosophe, ces deux théories étant construites pour résoudre des problèmes qui n'existent pas, et j'éviterai simplement à l'avenir de les mentionner comme des alternatives possibles de GRW dans le paysage des solutions au problème de la mesure.
Je vais essayer de clarifier tout ça ici. Ce sera l'occasion pour moi d'évoquer un concept assez à la mode en philosophie de la mécanique quantique ces dernières années, et qui est au cœur de ces questions : celui d'"ontologie primitive". Je voyais jusqu'ici le sujet d'un peu loin, avec la bienveillance du néophyte, mais ce n'est que ces derniers jours que j'ai pu m'y plonger avec stupeur et effroi. Enfin, commençons par expliquer un peu de quoi il s'agit...
L'ontologie primitive
Nous avons vu dans l'article que j'évoquais qu'il existait plusieurs façons de répondre au problème de la mesure, problème consistant à réconcilier mécanique quantique et réalisme (ou l'attribution d'un état déterminé au monde). Il s'agit de postuler des mondes multiples, des processus de réduction de la fonction d'onde (GRW) ou des particules cachées dans cette fonction d'onde (Bohm).
Tout ça est très bien mais on peut juger que c'est insuffisant, et vouloir un peu plus que le simple réalisme : on peut vouloir notamment que la mécanique quantique s'accorde avec "l'image manifeste du monde", qu'elle en rende correctement compte. Cette image manifeste, c'est un monde aux propriétés bien déterminées, certes, mais aussi un monde en trois dimensions spatiales au sein duquel évolue de la matière. C'est ce dont il faudrait rendre compte, ce que la théorie devrait nous restituer.
Voilà un projet frappé au coin du bon sens, vous en conviendrez. Oui mais voilà : la fonction d'onde n'habite pas un espace à trois dimensions, mais dans un espace de configuration de 3N dimensions, ou N est le nombre de particules. Non seulement cet espace n'est pas facilement représentable, mais surtout il peut paraître difficile de voir comment en émerge notre "monde classique" en trois dimensions. En effet il n'existe pas de moyen clair d'extraire trois dimensions qui seraient privilégiées parmi tout ce fatras, ou bien de les simuler. Pourtant c'est dans ce monde classique en 3D que l'on fait des mesures physiques qui permettent de tester la théories... Comment croire, alors, que la fonction d'onde (quand bien même elle ne serait pas superposée) existe réellement et qu'elle soit un objet primitif ?
La question ne pose pas tant de problème si on pense la fonction d'onde en relation à d'autres objets. Traditionnellement, on se l'imagine comme une superposition de configurations de particules ponctuelles (d'où les 3N dimensions, nécessaires pour décrire une configuration de N particules). La fonction d'onde hérite directement de ce type d'objet physique. Mais, il est avancé, tout ceci ne fonctionne plus sans les particules : si la fonction d'onde se retrouve seule, elle n'est la configuration de rien du tout. Il y a donc un problème à être réaliste (et primitiviste), à propos de la fonction d'onde, qui est qu'il devient impossible de faire le lien avec le monde de l'expérience commune, comme celui du laboratoire.
Tout ceci n'est pas acceptable. Une bonne interprétation de la physique devrait nous dire de quoi parle la physique, et elle ne devrait pas nous le dire n'importe comment, nous dit-on, mais, précisément, en terme de distribution de matière évoluant suivant des lois dans un espace-temps à 3+1 dimensions. Magnanime, on pourra autoriser plusieurs façons de distribuer la matière : ce peut-être, au choix, des particules ponctuelles en mouvement, représentées par des trajectoires, une substance infiniment divisible représentée par un champs de densité ou encore des événements ponctuels, représentés par de simples points de l'espace-temps. Mais il faut qu'une interprétation de la physique nous fournisse cette distribution, qu'on appellera une "ontologie primitive". Cette distribution de matière, c'est, pourra-t-on alors dire, "ce qu'il y a dans le monde, ce qui existe".
Application du concept
Armé de ce nouveau concept, on peut alors s'attaquer aux interprétations de la mécanique quantique. Exclus d'emblée les mondes multiples, bien sûr, qui prennent trop au sérieux la fonction d'onde, et qui sont en première ligne de ce type d'argumentation anti-primitivisme-de-la-fonction-d'onde. Ils reviendront quand ils sauront nous fournir une image plus claire de "ce qu'il y a" dans l'espace-temps. Pour Bohm, c'est plutôt facile : on a déjà les particules, introduites pour répondre au problème de la mesure. Voilà une interprétation censée.
Reste les théories à réduction spontanée du paquet d'onde (CSL ou GRW, suivant que la réduction soit continue ou non). Bien qu'elles répondent au problème de la mesure par la localisation spontanée des fonctions d'ondes, elles ne nous disent pas vraiment "ce qu'il y a" dans l'espace. En fait ces théories ne tournent pas rond, parce qu'à l'instar des théories mondes multiples, elles prennent bien trop au sérieux la fonction d'onde, et, rappelez-vous, la fonction d'onde ne vit pas dans notre espace mais dans un espace de configuration aux dimensions multiples. Mais, heureusement tout n'est pas perdu : il est possible de donner à ces théories (on prendra GRW, mathématiquement la plus simple des deux) une forme acceptable.
Et c'est ici qu'interviennent les deux options. La première, GRWm, consiste à introduire explicitement un champ de densité de matière, calculé à partir de la fonction d'onde, et à décréter que c'est "ce qu'il y a". La seconde consiste à introduire des événements ou "flash" là où les réductions ont lieu et, encore une fois, à dire que c'est "ce qu'il y a". (A noter que ces flashs ou densité n'ont pas de qualités particulières : ils ne sont là que pour remplir l'espace). Et voilà, le tour est joué : notre interprétation rentre parfaitement dans le moule de la métaphysique classique.
Voilà donc d'où viennent les fameuses interprétations "GRWm" et "GRWf" dont il était question dans l'article que j'évoquais plus haut.
Au moment de la rédaction dudit article, je pensais qu'il s'agissait simplement d'interpréter le formalisme. J'imaginais à tort que la densité de matière correspondait directement à la fonction d'onde et que les flashs possédaient toutes les qualités correspondant à la fonction d'onde qu'ils réduisent, donc qu'il s'agissait encore une fois de réinterpréter le formalisme sans rien y ajouter ni retrancher. Ce n'est pas du tout ça : les flashs et la densité son purement ajoutés au formalisme, de manière ad-hoc, pour satisfaire notre besoin irrépressible d'ontologie primitive.
Que devient la fonction d'onde ?
Écartons d'emblée un doute qui aurait pu surgir chez les lecteurs les plus charitables : l'ontologie primitive ne jouent aucun rôle prédictif. Les particules de la théorie de Bohm jouent bien un rôle : celui d'expliquer pourquoi nous n'observons pas des superpositions d'états. Cependant elles sont causalement inertes (elles se laissent simplement guider par l'onde pilote, c'est à dire la fonction d'onde). Quant à la densité de matière ou aux flashs, non seulement ils sont causalement inertes, mais ils ne servent même pas à résoudre le problème de la mesure (qui est déjà résolu par la réduction de la fonction d'onde dans ces théories). Il ne s'agit pas non plus, on l'a vu, d'interpréter la fonction d'onde d'une manière appropriée : la densité de matière se calcule à partir de la fonction d'onde, elle vient en surplus mais ne se substitue pas à elle. Enfin on ne peut pas non plus dire que la fonction d'onde porterait les propriétés causales de ces éléments, puisqu'en aucun cas elle ne s'applique à des éléments isolés de cette nouvelle ontologie.
Un problème se pose alors pour les partisans de l'ontologie primitive : comment faire en sorte que cette ontologie primitive puisse mériter de porter ce nom, comment affirmer que c'est "ce qu'il y a" si "ce qu'il y a" n'est doté d'aucun pouvoir causal (dans la mesure où c'est la fonction d'onde qui fait tout le travail) et n'est aucunement suffisant, ni nécessaire d'ailleurs, pour établir des prédictions ? Et que faire de cette embarrassante fonction d'onde dont on a toujours besoin dans l'histoire ? Si on garde la fonction d'onde comme objet physique à côté des flashs ou de la densité, voilà non seulement qu'on n'a pas le moins du monde résolu nos inquiétudes à son propos, mais en plus cette ontologie supplémentaire s'avère bien inutile puisqu'elle dérive entièrement de la fonction d'onde et des lois de la théorie.
La solution, que dis-je, le tour de force adopté par les partisans de l'ontologie primitive pour préserver la cohérence et le peu d'intérêt qu'a leur position, c'est de reléguer la fonction d'onde au domaine non plus des objets du monde, mais des lois qui régissent (ou décrivent) l'évolution des états physiques de l'ontologie primitive. La "fonction d'onde de l'univers" (ne doutons pas qu'une telle chose existe) s'apparenterait donc à une loi de la nature. Oui, oui, me direz vous, elle vit toujours dans un espace à multiples dimensions... Mais qu'importe sa complexité : c'est une loi, simplement une équation qui régit l'évolution des "vraies" choses.
Ce qu'il faut avaler
Bien sûr tout ça demande quelques ajustements. La fonction d'onde n'est-elle pas quelque chose qui évolue au cours du temps et dans l'espace ? Très bien, admettons que les lois de la nature varient elles-aussi dans l'espace et le temps. Un peu comme des états donc ? Mais une loi n'était-elle pas censée être une espèce de généralisation, quelque chose qui vaut en tout lieu et en tout temps plutôt qu'une chose propre à un système ? Oui, oui, ne chipotons pas, il faut savoir s'adapter... Mais n'était-ce pas l'équation de Shrödinger qui était censée être une loi d'évolution ? Qu'en fait-on ? Et bien disons simplement que c'est une méta-loi...
Voilà. Donc quand les scientifiques préparent un système physique dans une certaine superposition d'états et lui assignent une fonction d'onde, ne nous y trompons pas : ils instancient en fait une loi de la nature locale qui vaudra un certain temps... Jusqu'à ce qu'ils mesurent à nouveau le système et ajustent sa fonction d'onde : c'est en fait la loi de la nature valant dans cette nouvelle zone de l'espace-temps qu'ils mesurent... Et n'oublions pas, pour bien mesurer l'absurdité de ces contorsions, que tout ceci avait pour but de rendre intelligible la façon dont la théorie se rapporte à l'expérimentation.
Notons au passage que ce problème n'est pas propre aux théories GRW. Certes, dans la théorie de Bohm, "l'onde pilote" n'est pas influencée par les particules, mais elle varie néanmoins dans l'espace et le temps (d'une manière qu'il est impossible de faire fonction de la seule position des particules : d'où mon erreur à affirmer qu'on lui donne une interprétation probabiliste), et l'assimiler à une loi de la nature relève donc tout autant de la contorsion.
Pour répondre à une confusion possible sur mon propos : je ne veux pas nier qu'on puisse attribuer un caractère nomologique aux fonctions d'onde, considérer qu'elles représentes certaines dispositions. Je suis plutôt un défenseur de ce type d'approche. Pour être honnête, il existe une version à peu près intelligible de l'ontologie primtive (proposée par Esfeld pour GRWm, suivant une recommandation de Bedot) qui consiste à assimiler la fonction d'onde à des dispositions associées aux configurations matérielles. Ceci-dit même si l'on pense que les lois de la nature se réduisent aux dispositions instanciées dans les objets, il y a une différence entre disposition et loi (qui tient à la généralisation). Assigner des dispositions, ou un état à un système ou au monde, ce n'est pas foncièrement différent. Or la fonction d'onde de l'univers ne peut s'assigner, en dernier recours, qu'au monde dans son ensemble, et une fois qu'on l'a acceptée dans notre ontologie, ce surplus qui en dérive entièrement, flash ou densité de matière, ne semble plus jouer de rôle que décoratif.
Conclusion
Vous l'aurez compris, je ne suis guère convaincu par ce concept d'ontologie primitive. Je ne vois pas bien quel rôle il peut jouer, si ce n'est celui de sauver certaines intuitions pré-théoriques (ou issues de la physique classique peut-être).Le problème c'est que cette idée de sauver "l'image manifeste" du monde semble au final un peu floue. S'il était si difficile de concilier la théorie et les mesures expérimentales, est-ce que les physiciens pourraient travailler correctement ? En fait on peut suspecter que la théorie quantique dispose déjà des ressources à même de faire ce lien, et une fois le problème de la mesure résolu d'une manière ou d'une autre, on ne voit pas bien ce qu'il y a à "sauver" exactement.
L'argument le plus abouti consiste à observer que l'espace de configuration dans lequel vit la fonction d'onde (suivant une représentation possible, l'espace de Hilbert en est une autre, équivalente) est un espace à 3N dimension, et non 3. Mais il me semble que l'espace existe toujours de manière implicite en mécanique quantique, et de manière implicite, les dimensions mathématiques de l'espace de configuration sont associées à des dimensions physiques distinctes, qui sont les dimensions de notre espace commun. Cette interprétation reste valide, qu'il existe des particules ou non. Donc la fonction d'onde, même si elle est un objet complexe, plus qu'un simple champs sur l'espace, vit tout de même en un sens dans notre espace physique commun.
Pour finir sur une note méthodologique, il me semble que vouloir résoudre des problèmes d'interprétation philosophique en ajoutant des structures ad-hoc à une théorie est toujours une mauvaise solution. La structure mathématique de la théorie est avant tout prédictive. S'il y a des problèmes d'interprétation, allons voir comment les scientifiques s'en sortent en pratique, qu'elles sont leurs présupposés masqués, et donnons éventuellement une forme cohérente à ces présupposés au sein d'une métaphysique. Mais en tous les cas il ne s'agira que d'interprétation (c'est d'ailleurs ce même problème qui me fait généralement douter des interprétations réalistes de la mécanique quantique : pourquoi devrait-on compléter une théorie empiriquement adéquate au nom de préjugés métaphysiques ? Mais c'est une autre histoire...)
Commentaires
http://arxiv.org/pdf/1411.7545v1.pdf