La physique quantique, ou l'échec du réalisme scientifique
Nous allons commencer par décrire la théorie elle-même, non de manière parfaitement rigoureuse, mais en proposant une compréhension simplifiée de celle-ci que j'estime globalement non trompeuse. Puis nous examinerons les différentes approches qui existent pour son interprétation, et nous nous attarderons sur les approches réalistes, en particulier l'interprétation d'Everett, pour montrer qu'elle ne semble pas pouvoir rendre compte de notre expérience.
Mais commençons par résumer le contenu de la physique quantique.
A ma gauche, le modèle théorique.
Une fonction d'onde est la représentation d'un système physique. Disons que c'est en quelque sortes la description des corrélations entre toutes les valeurs possibles de toutes les propriétés ou combinaisons de propriétés (ce qu'on appelle "observable" - l'énergie, la position...) du système. Cette "onde" évolue avec le temps de manière parfaitement déterministe et réversible. Elle est séparable si elle correspond à plusieurs sous-systèmes indépendants, intriquée s'il existe des corrélations entre les propriétés de différents sous-systèmes. Typiquement, quand deux sous-systèmes interagissent, ils deviennent intriqués.
Plus précisément, chaque "observable" correspond à une manière de décomposer le système entier en une superposition d'états, dont chacun correspond à une valeur définie pour cet observable, chaque état possédant un poids et une phase dans cette superposition. Mais ces différentes décompositions sont souvent incompatible, c'est à dire qu'un état pour l'une sera une superposition d'état pour l'autre, et vice versa. Par exemple, une valeur déterminée de l'énergie du système sera une superposition de positions ou de vitesses différentes. C'est à travers cette notion de décompositions différentes que s'expriment les corrélations entre propriétés portées par la fonction d'onde.
Les phases des états d'une superposition donnée font qu'ils interfèrent entre eux, comme deux ondes à la surface d'un liquide dont les pics et les creux de l'une s'ajoutent ou s'annulent avec les pics et les creux de l'autre. Cependant quand un système est plongé dans un environnement, on peut montrer qu'un certain observable est privilégié par l'environnement et que les phases des états superposés de cet observable sont décalées de manière contingentes, si bien que les différents états ne peuvent plus interférer. C'est ce qu'on appelle la décohérence.
Voilà pour le modèle.
A ma droite, la réalité empirique.
Quand nous mesurons une propriété d'un système, nous n'observons pas une superposition d'état, mais bien un seul état pour l'observable "privilégié" (l'appareil de mesure joue alors le rôle d'un environnement et privilégie l'observable qu'on souhaite mesurer). L'état mesuré n'est prévisible que statistiquement : la probabilité de mesurer un état est proportionnelle à son poids initial dans la superposition.
Cette probabilité inclue les effets des interférences, dans la mesure où l'état finalement mesuré est une superposition d'états pour les autres observables qui n'ont pas été mesurés (mais auraient pu l'être), et en un sens, chaque état superposé de ces autres observables non mesurés influe sur la probabilité de l'état finalement mesuré, ce qui traduit le fait que la superposition d'état est une réalité physique et non pas une simple commodité traduisant notre ignorance d'un état réel. Le fait qu'en théorie on aurait pu mesurer autre chose sur le système, et qu'alors on aurait pu observer les interférences de la propriété qu'on a finalement mesurée, en est une garantie. Mais puisqu'avec la décohérence les interférences disparaissent pour ce qui est finalement mesuré, il est impossible de savoir par une autre mesure si le système est dans une superposition d'état pour l'observable que l'on mesure. La seule garantie qui nous reste est l'évidence : nous n'observons qu'un seul état, pas une superposition...
Tout se passe donc comme si à un moment donné de la mesure le système s'était réduit, passant d'une superposition d'état à un état unique pour la propriété mesurée, et pour celle-ci uniquement. Si tant est qu'une telle réduction soit un phénomène physique, alors ce phénomène serait non-local et même atemporel. Tout se passe comme si les différents éléments du système "partagent le même hasard", et que celui-ci s'actualise de manière cohérente en fonction de ce qui est mesuré, même à des distances telles qu'aucune communication n'est possible à la vitesse de la lumière, et bien qu'on puisse montrer que le résultat de la mesure était imprévisible juste avant celle-ci (parce que la superposition est bien réelle, parce qu'on aurait pu décider de mesurer autre chose), les différents résultats sont toujours cohérents.
Cette réduction, qu'elle soit un phénomène physique ou non, s'apparente donc à une actualisation cohérente d'un "hasard partagé" au sein d'un système intriqué, de manière non locale et atemporelle, lors d'une mesure. Cependant avec la décohérence, cette réduction n'est pas elle même identifiable comme phénomène physique. Elle est inutile pour rendre compte de l'évolution d'un système physique. Elle est seulement nécessaire pour rendre compte de notre expérience finale, et même pour le simple fait de pouvoir déterminer l'état initial d'un système afin de décrire son évolution.
Différentes interprétations
Il existe plusieurs manière d'interpréter la physique quantique. La première est de comprendre la fonction d'onde comme une représentation de notre connaissance d'un système. La seule réalité est ce qui est mesuré. Alors la réduction n'est qu'un procédé heuristique permettant de faire des prédictions. Cette approche peut paraitre frustrante. C'est en quelque sorte un renoncement à toute description de la "réalité en soi". Elle pose des questions irrésolues : quid des interférences entre états, si ceux-ci ne sont pas "réels" ?
Une deuxième approche consiste à assumer la réalité de la fonction d'onde comme description d'un système. Mais alors ce n'est plus le modèle qui pose problème, mais la réduction de la fonction d'onde à un seul état observé... Il ne semble pas s'agir d'un phénomène physique. En tout cas il n'est pas observable en tant que tel. Si c'en est un, quand se produit-il ? Au moment où un être conscient observe le système ? Faut-il donner un statut ontologique particulier à la conscience ? Mais si au contraire le monde est une superposition d'états, pourquoi ne le vivons nous pas comme tel ?
L'interprétation d'Everett, ou interprétation des mondes multiples, pousse le réalisme scientifique à son paroxysme en proposant de considérer que la réduction de la fonction d'onde est une illusion due à notre immersion dans la réalité. Si la fonction d'un système observé est toujours dans une superposition d'état, alors son observateur est lui même dans une superposition d'états, chacun correspondant à l'état d'un observateur prenant conscience de tel résultat de mesure. Le monde se sépare incessamment en l'ensemble de ses possibilités. Nous suivons une seule "branche", en fonction de tout ce qui se produit autour de nous, mais d'autres "nous" suivent les autres branches de la réalité.
A l'extrême, on peut envisager que l'univers est un bloc contenant l'ensemble des mondes possible, et que l'écoulement du temps lui même est une illusion. En effet si les branches alternatives de la réalité "existent", bien qu'étant inobservable, pourquoi mon passé et mon futur n'existeraient pas ? Dans l'univers d'Everett, ils ont exactement le même statut par rapport à moi : celui de mondes pour moi non observables contenant des êtres conscients. On peut alors considérer que toute être existant ne pense avoir un passé immédiat que parce que son cerveau contient des souvenirs.
L'échec du réalisme
Cette vision est un aveu d'échec à toute tentative de rendre compte de notre existence d'être humain... Elle s'apparente à une forme d'auto-négationnisme, et mène à l'absurde, car si vraiment c'est le cas, si vraiment seul l'instant présent existe et que la continuité avec les autres moments n'est qu'illusoire, alors pourquoi même devrais-je croire que ce qu'on m'apprend de la science, ce que j'en lis dans les livres, est vrai ? Et donc pourquoi croire à l'interprétation d'Everett ? En fait j'ai bien plus de raison de croire à la réalité de l'écoulement du temps qu'à n'importe quelle théorie scientifique, puisque cette réalité est une condition pour pouvoir faire science.
L'alternative à cet univers-bloc qui mène à l'absurde, c'est d'indexer l'existence de chacun comme un trajet dans ce bloc. C'est donc remplacer l'absurde par l'arbitraire. Mais encore une fois rien ne me garantie que les autres soient conscients, qu'ils partagent mon présent. Les autres sont peut être des zombies. Mais alors, encore une fois, si c'est le cas, pourquoi croirais-je à ce que m'enseignent les manuels de sciences, puisqu'ils sont rédigés par des zombies ? Le système semble se nier lui même.
De nouveau on en arrive à une espèce de solipsisme qui ne semble pas vouloir rendre compte de notre existence et des choses qui, intuitivement, lui sont essentielles, et sont même essentielles à la science : l'écoulement du temps, l'interaction avec d'autres, ... Le pendant théorique à ce constat d'échec est sans doute l'impossibilité de dériver les probabilités de mesures suivant ce modèle.
On peut en conclure, en l'état de nos connaissances (c'est à dire sauf à spéculer sur l'existence d'une réduction physique de la fonction d'onde), que le réalisme scientifique est mis en échec par la physique quantique. Le modèle théorique fournit par la science ne suffit pas à décrire la réalité telle que nous en faisons l'expérience. Il faut ajouter, à ce modèle, un processus d'actualisation qui ne semble pas vouloir en faire partie, mais sans lequel le monde n'est que le déploiement d'une infinité de possibles sans aucune existence concrète possible.
Dans un prochain billet, nous tenterons de montrer en quoi repenser le statut de la réalité scientifique peut nous permettre de dépasser les problèmes d'interprétation de la physique quantique.
Mais commençons par résumer le contenu de la physique quantique.
A ma gauche, le modèle théorique.
Une fonction d'onde est la représentation d'un système physique. Disons que c'est en quelque sortes la description des corrélations entre toutes les valeurs possibles de toutes les propriétés ou combinaisons de propriétés (ce qu'on appelle "observable" - l'énergie, la position...) du système. Cette "onde" évolue avec le temps de manière parfaitement déterministe et réversible. Elle est séparable si elle correspond à plusieurs sous-systèmes indépendants, intriquée s'il existe des corrélations entre les propriétés de différents sous-systèmes. Typiquement, quand deux sous-systèmes interagissent, ils deviennent intriqués.
Plus précisément, chaque "observable" correspond à une manière de décomposer le système entier en une superposition d'états, dont chacun correspond à une valeur définie pour cet observable, chaque état possédant un poids et une phase dans cette superposition. Mais ces différentes décompositions sont souvent incompatible, c'est à dire qu'un état pour l'une sera une superposition d'état pour l'autre, et vice versa. Par exemple, une valeur déterminée de l'énergie du système sera une superposition de positions ou de vitesses différentes. C'est à travers cette notion de décompositions différentes que s'expriment les corrélations entre propriétés portées par la fonction d'onde.
Les phases des états d'une superposition donnée font qu'ils interfèrent entre eux, comme deux ondes à la surface d'un liquide dont les pics et les creux de l'une s'ajoutent ou s'annulent avec les pics et les creux de l'autre. Cependant quand un système est plongé dans un environnement, on peut montrer qu'un certain observable est privilégié par l'environnement et que les phases des états superposés de cet observable sont décalées de manière contingentes, si bien que les différents états ne peuvent plus interférer. C'est ce qu'on appelle la décohérence.
Voilà pour le modèle.
A ma droite, la réalité empirique.
Quand nous mesurons une propriété d'un système, nous n'observons pas une superposition d'état, mais bien un seul état pour l'observable "privilégié" (l'appareil de mesure joue alors le rôle d'un environnement et privilégie l'observable qu'on souhaite mesurer). L'état mesuré n'est prévisible que statistiquement : la probabilité de mesurer un état est proportionnelle à son poids initial dans la superposition.
Cette probabilité inclue les effets des interférences, dans la mesure où l'état finalement mesuré est une superposition d'états pour les autres observables qui n'ont pas été mesurés (mais auraient pu l'être), et en un sens, chaque état superposé de ces autres observables non mesurés influe sur la probabilité de l'état finalement mesuré, ce qui traduit le fait que la superposition d'état est une réalité physique et non pas une simple commodité traduisant notre ignorance d'un état réel. Le fait qu'en théorie on aurait pu mesurer autre chose sur le système, et qu'alors on aurait pu observer les interférences de la propriété qu'on a finalement mesurée, en est une garantie. Mais puisqu'avec la décohérence les interférences disparaissent pour ce qui est finalement mesuré, il est impossible de savoir par une autre mesure si le système est dans une superposition d'état pour l'observable que l'on mesure. La seule garantie qui nous reste est l'évidence : nous n'observons qu'un seul état, pas une superposition...
Tout se passe donc comme si à un moment donné de la mesure le système s'était réduit, passant d'une superposition d'état à un état unique pour la propriété mesurée, et pour celle-ci uniquement. Si tant est qu'une telle réduction soit un phénomène physique, alors ce phénomène serait non-local et même atemporel. Tout se passe comme si les différents éléments du système "partagent le même hasard", et que celui-ci s'actualise de manière cohérente en fonction de ce qui est mesuré, même à des distances telles qu'aucune communication n'est possible à la vitesse de la lumière, et bien qu'on puisse montrer que le résultat de la mesure était imprévisible juste avant celle-ci (parce que la superposition est bien réelle, parce qu'on aurait pu décider de mesurer autre chose), les différents résultats sont toujours cohérents.
Cette réduction, qu'elle soit un phénomène physique ou non, s'apparente donc à une actualisation cohérente d'un "hasard partagé" au sein d'un système intriqué, de manière non locale et atemporelle, lors d'une mesure. Cependant avec la décohérence, cette réduction n'est pas elle même identifiable comme phénomène physique. Elle est inutile pour rendre compte de l'évolution d'un système physique. Elle est seulement nécessaire pour rendre compte de notre expérience finale, et même pour le simple fait de pouvoir déterminer l'état initial d'un système afin de décrire son évolution.
Différentes interprétations
Il existe plusieurs manière d'interpréter la physique quantique. La première est de comprendre la fonction d'onde comme une représentation de notre connaissance d'un système. La seule réalité est ce qui est mesuré. Alors la réduction n'est qu'un procédé heuristique permettant de faire des prédictions. Cette approche peut paraitre frustrante. C'est en quelque sorte un renoncement à toute description de la "réalité en soi". Elle pose des questions irrésolues : quid des interférences entre états, si ceux-ci ne sont pas "réels" ?
Une deuxième approche consiste à assumer la réalité de la fonction d'onde comme description d'un système. Mais alors ce n'est plus le modèle qui pose problème, mais la réduction de la fonction d'onde à un seul état observé... Il ne semble pas s'agir d'un phénomène physique. En tout cas il n'est pas observable en tant que tel. Si c'en est un, quand se produit-il ? Au moment où un être conscient observe le système ? Faut-il donner un statut ontologique particulier à la conscience ? Mais si au contraire le monde est une superposition d'états, pourquoi ne le vivons nous pas comme tel ?
L'interprétation d'Everett, ou interprétation des mondes multiples, pousse le réalisme scientifique à son paroxysme en proposant de considérer que la réduction de la fonction d'onde est une illusion due à notre immersion dans la réalité. Si la fonction d'un système observé est toujours dans une superposition d'état, alors son observateur est lui même dans une superposition d'états, chacun correspondant à l'état d'un observateur prenant conscience de tel résultat de mesure. Le monde se sépare incessamment en l'ensemble de ses possibilités. Nous suivons une seule "branche", en fonction de tout ce qui se produit autour de nous, mais d'autres "nous" suivent les autres branches de la réalité.
A l'extrême, on peut envisager que l'univers est un bloc contenant l'ensemble des mondes possible, et que l'écoulement du temps lui même est une illusion. En effet si les branches alternatives de la réalité "existent", bien qu'étant inobservable, pourquoi mon passé et mon futur n'existeraient pas ? Dans l'univers d'Everett, ils ont exactement le même statut par rapport à moi : celui de mondes pour moi non observables contenant des êtres conscients. On peut alors considérer que toute être existant ne pense avoir un passé immédiat que parce que son cerveau contient des souvenirs.
L'échec du réalisme
Cette vision est un aveu d'échec à toute tentative de rendre compte de notre existence d'être humain... Elle s'apparente à une forme d'auto-négationnisme, et mène à l'absurde, car si vraiment c'est le cas, si vraiment seul l'instant présent existe et que la continuité avec les autres moments n'est qu'illusoire, alors pourquoi même devrais-je croire que ce qu'on m'apprend de la science, ce que j'en lis dans les livres, est vrai ? Et donc pourquoi croire à l'interprétation d'Everett ? En fait j'ai bien plus de raison de croire à la réalité de l'écoulement du temps qu'à n'importe quelle théorie scientifique, puisque cette réalité est une condition pour pouvoir faire science.
L'alternative à cet univers-bloc qui mène à l'absurde, c'est d'indexer l'existence de chacun comme un trajet dans ce bloc. C'est donc remplacer l'absurde par l'arbitraire. Mais encore une fois rien ne me garantie que les autres soient conscients, qu'ils partagent mon présent. Les autres sont peut être des zombies. Mais alors, encore une fois, si c'est le cas, pourquoi croirais-je à ce que m'enseignent les manuels de sciences, puisqu'ils sont rédigés par des zombies ? Le système semble se nier lui même.
De nouveau on en arrive à une espèce de solipsisme qui ne semble pas vouloir rendre compte de notre existence et des choses qui, intuitivement, lui sont essentielles, et sont même essentielles à la science : l'écoulement du temps, l'interaction avec d'autres, ... Le pendant théorique à ce constat d'échec est sans doute l'impossibilité de dériver les probabilités de mesures suivant ce modèle.
On peut en conclure, en l'état de nos connaissances (c'est à dire sauf à spéculer sur l'existence d'une réduction physique de la fonction d'onde), que le réalisme scientifique est mis en échec par la physique quantique. Le modèle théorique fournit par la science ne suffit pas à décrire la réalité telle que nous en faisons l'expérience. Il faut ajouter, à ce modèle, un processus d'actualisation qui ne semble pas vouloir en faire partie, mais sans lequel le monde n'est que le déploiement d'une infinité de possibles sans aucune existence concrète possible.
Dans un prochain billet, nous tenterons de montrer en quoi repenser le statut de la réalité scientifique peut nous permettre de dépasser les problèmes d'interprétation de la physique quantique.
Commentaires
Je fais une recherche sur la phrase "La matière pense" et j'arrive ici sur le texte "La conscience matérielle". Bien. Très bien, même.
Après lecture du post et une visite sur google pour être sûr, je peux postuler que tu ne connais pas Emmanuel Ransford, bien qu'il y ait de fortes, d'énormes similarités dans les centres d'intérêts.
Je crois pouvoir dire que cette visite te fera quelque chose :
http://www.actu-philosophia.com/spip.php?article189