Pourquoi la physique quantique est importante ?

Les lecteurs assidus de ce blog auront remarqué que je fais régulièrement référence à la physique quantique dans mes différents articles, et notamment quand il est question de philosophie de l'esprit. On pourra s'interroger sur le bien fondé de ces références, et même y voir ce que les anglophones appellent du "quantum woo". Le terme est souvent utilisé afin de rejeter toute invocation de la physique quantique à propos de la conscience, principalement sur la base des arguments suivants :

  1. Postuler un rôle de la conscience pour résoudre le problème de la mesure en physique quantique, c'est donner un rôle ontologique particulier à l'être humain ou au cerveau, ce qui est douteux. Comment croire que la lune n'existe pas si personne ne la regarde, ou que le monde n'existait pas avant l'apparition de l'homme ?
  2. On ne peut invoquer la physique quantique pour résoudre le problème de la conscience, car les effets quantiques concernent les particules élémentaires et sont assimilables à un "bruit microscopique" au delà de cette échelle. Ils ne sont donc pas pertinents pour décrire le fonctionnement du cerveau humain. Le problème de la conscience est un problème biologique et non physique.
Pour ma part, je pense que la physique quantique a toute sa place dans les discussions relative à la conscience, et je souhaite ici justifier ma position. Pour la résumer brièvement, je dirais qu'affirmer que le problème de la conscience est strictement biologique, c'est faire peu de cas de sa profondeur ontologique, et qu'affirmer que le problème de la mesure en physique quantique se ramène à une histoire de "bruit microscopique" sans rapport avec la conscience, c'est faire peu de cas de sa profondeur épistémologique. Enfin je pense que les arguments (1) et (2) ci-dessus sont en fait quasiment circulaires et s'apparentent donc à une pétition de principe.

On a pu dire qu'établir un lien entre le problème de la mesure an physique quantique et le problème de la conscience, c'était prendre deux problèmes distinct pour s'en créer un troisième. Mais au fond, la philosophie de l'esprit et la philosophie des sciences, l'une s'attachant à décrire l'esprit du point de vue du monde et l'autre le monde du point de vue de l'esprit, ne font jamais que nous parler des rapports de l'un à l'autre selon deux perspectives différentes. Je vais essayer de montrer qu'en vertu des liens étroits que ces deux disciplines entretiennent, la contagion du problème de la mesure à la philosophie de l'esprit est inévitable, qu'au contraire elle est souhaitable, car c'est seulement en l'affrontant, démêlant ainsi les liens entre science et esprit, qu'on comprendra qu'au fond il n'y a jamais eu qu'un seul problème, qui est celui du rapport entre ce qui existe et ce qui apparaît.

Nous ne reviendrons pas ici en longueur sur la question technique du confinement microscopique des effets quantiques (c'est à dire en gros l'intrication), qu'on attribue généralement à la décohérence (c'est à dire en gros la dilution de l'intrication dans l'environnement). Disons simplement qu'il ne s'agit là ni d'un principe général s'appliquant à tout système, ni d'un fait empirique, mais plutôt d'une conséquence de la théorie qui bien que vérifiée expérimentalement, dépend largement des conditions d'applications et ne peut donc être généralisée. De plus en plus de recherches font état de sa non-applicabilité dans un certain nombre de cas, et en particulier... en biologie. Le problème de la conscience humaine, s'il est vraiment un problème biologique, risque donc d'avoir affaire à la physique quantique malgré tout...

Mais revenons maintenant, en réponse aux arguments cités plus haut, sur les deux aspects qui font de la physique quantique un élément selon moi incontournable en philosophie de l'esprit : sa double profondeur, ontologique d'une part, épistémologique d'autre part.

Le problème corps/esprit, un problème physique ou biologique ?

A propos du problème de la conscience, il convient de bien distinguer, à la suite de Chalmers, deux problèmes : le problème "facile", celui des aspects cognitifs et comportementaux de l'être humain, et le problème "difficile", qui est au fond le problème existentiel. S'il semble évident que le premier est bien un problème biologique, puisqu'il a trait aux différences entre l'humain, le vivant et l'inerte, les choses sont moins certaines pour le second.

Comment imaginer en effet qu'on puisse définir l'existence en tant que tel, notion éminemment métaphysique, en termes exclusivement biologiques ? N'est-ce pas là, justement, faire jouer un rôle ontologique particulier au monde biologique et au cerveau humain ? On sait pourtant que les frontières entre le vivant et l'inerte sont poreuses... Et pour peu qu'on accepte une certaine forme de réductionnisme scientifique, il faut bien admettre que la physique quantique est la description de la réalité la plus fondamentale dont nous disposons, celle dont dérive théoriquement (au moins en partie) les autres descriptions. Le problème existentiel étant un problème d'ontologie, il doit trouver solution sinon au sein de la physique, du moins en étroit lien avec elle.

On pourra arguer qu'il faut distinguer l'existence "à la première personne" de l'existence "à la troisième personne". Seule la première serait de nature biologique, et dériverait de la seconde. Mais il est au fond loin d'être évident que l'une soit plus fondamentale que l'autre. L'existence "à la première personne", celle du cogito, semble bien être un terminus ontologique, une unité irréductible. Plus encore : si vraiment il fallait choisir des deux laquelle constitue le mode le plus fondamental de l'existence, c'est sans hésiter la première qu'il faudrait choisir, car l'existence des objets du monde, qu'on réduira parcimonieusement à ce que j'en peux connaître, peut tout a fait être dérivée de ma propre existence -- ils sont les objets de ma perception, "l'en soi" de Sartre -- tandis que la dérivation inverse, celle de l'expérience phénoménologique sur la base d'un substrat "purement matériel", s'avère bien plus problématique. C'est là justement tout le problème "difficile" de la philosophie de l'esprit.

Si donc l'existence à la première personne peut être distinguée de la conscience humaine en tant que processus cognitif et qu'elle constitue de plus un problème trop fondamental pour être biologique, il n'y a pas lieu d'en faire une exclusivité du cerveau humain. On peut alors affirmer sans risque que le cerveau est le siège de la conscience, sans pour autant se prononcer sur le fait qu'il soit le siège exclusif de l'existence, fusse "à la première personne". Au fond il se peut que toute existence "à la troisième personne" ne soit que l'autre face d'alter-existences "à la première personne", présentes en toutes choses de ce monde jusqu'à l'échelle microscopique, ce qui fait du versant difficile du problème corps/esprit (qu'on pourra renommer en problème matière/existence phénoménale) un problème non pas biologique, mais bien physique. Dans ce contexte, donner un rôle physique particulier à cette notion étendue d'existence ne revient plus nécessairement à attribuer un statut ontologique particulier à l'humain ou au cerveau.

Certes, il est difficile de nier qu'il existe un rapport entre le cerveau et l'existence, ne serait-ce que parce que le cerveau instancie ce mode d'existence particulier qu'est la conscience. Mais alors il en va du rapport entre conscience et existence comme du rapport entre le biologique et le physique, dans le sens où les systèmes biologiques sont des instances particulières de systèmes physiques. C'est cette notion d'instanciation qu'il conviendra de comprendre pour finalement résoudre entièrement le problème de la conscience.

Le problème de la mesure est-il étranger au problème de la conscience ?

Si la physique quantique est importante pour le problème de la conscience, c'est aussi par la profondeur du problème épistémologique qu'elle nous pose, qui, loin de se limiter à un simple problème scientifique, déborde largement du périmètre de la physique.

Rappelons brièvement le problème de la mesure (pour les lecteurs peu familier, j'ai créé une page le synthétisant un peu plus en détail). En physique quantique, la mesure que l'on fait du monde ne fait pas partie de la théorie physique, elle n'est pas elle même un processus physique mesurable. Pourtant sans elle, le monde est assimilable à une superposition d'états possibles, ce qui contredit l'évidence. Pour autant, la superposition d'état est bien "réelle", puisqu'en l'absence de mesure (à l'échelle microscopique en tout cas), les états superposés interfèrent entre eux de manière mesurable. La question à laquelle la physique ne répond pas est donc : qu'est-ce qu'un observateur, et à partir de quel moment un système, macroscopique ou non, instancie une réalité déterminée plutôt qu'une superposition d'états ?

Or le fait que la physique ne réponde pas à cette question, et qu'en conséquence (toujours si l'on adhère au réductionnisme scientifique) aucune théorie n'y réponde vraiment, est fondamental, car alors rien n'exclue, théoriquement, que la réalité ne s'instancie que lors de la prise de conscience d'un observateur conscient (ou "existant"), et au fond quand bien même j'accepte les résultats de la physique quantique, rien ne me force à croire que le monde possède un état déterminé en dehors de ce que j'en observe. Cette simple possibilité théorique établit d'emblée un lien entre la conscience phénoménale et le problème de la mesure, quel que soit la solution qu'on apportera ensuite à ce problème, puisqu'il en ressort au fond qu'en physique comme en philosophie, seul une spéculation gratuite, c'est à dire un acte de foi, peut me faire sortir du solipsisme (on remarquera d'ailleurs que la non-localité n’apparaît, en physique quantique, que dès lors que je suppose l'existence d'autres observateurs à même de mesurer le même système que moi).

On voit que le problème de la mesure est bien plus profond qu'un problème de "bruit microscopique". Au fond, le fait que la mesure ne soit pas mesurable en dehors d'elle même (puisqu'il faut mesurer pour savoir si une chose est mesurée), et le fait que la conscience phénoménale ne soit pas observable en dehors d'elle même, peut-être s'agit-il bien là du même problème.

Bien sûr on pourra essayer de rejeter cette possibilité théorique en faisant valoir qu'il s'agit là de donner un statut particulier à l'homme, comme l'illustre l'argument (1). Mais renversons plutôt le problème : la physique quantique, n'est pas nécessairement une théorie de ce qui existe "réellement", mais avant ça une théorie de ce qui existe du point de vue d'un observateur capable de mesurer le monde microscopique. Entendons nous bien, il ne s'agit pas ici d'une hypothèse aventureuse ou d'une quelconque spéculation, mais simplement d'une position de repli : l'affirmer, c'est faire preuve de prudence. C'est se refuser à aller plus loin pour l'instant. Ce n'est donc pas postuler que la conscience est spéciale dans le monde, mais seulement voir qu'elle est spéciale pour nous, puisque c'est l'endroit d'où on observe le monde. Dans ce cadre, l'argument (1) ne vaut que si l'on considère que la conscience phénoménale est exclusivement humaine, c'est à dire si l'on a déjà introduit ce statut ontologique particulier du cerveau au préalable. Or, nous l'avons vu, ce serait négliger la profondeur du problème existentiel.

La convergence du problème de la mesure et du problème de la conscience

On peut résumer la situation comme suit : les tentatives de rejet d'un lien possible entre le problème de la mesure et celui de la conscience illustrées par les arguments (1) et (2), s'appuient sur deux postulat. Le premier, en philosophie de l'esprit, consiste à affirmer que la conscience humaine est "spéciale" dans le monde. Le second, en philosophie des sciences, consiste à affirmer la clôture du monde physique, c'est à dire son existence indépendamment de tout observateur conscient. Or ces deux postulats, loin d'être étrangers, se légitiment l'un l'autre et constituent donc la base d'une argumentation circulaire.

En effet, l'hypothèse de clôture du monde physique (sur laquelle est fondé l'argument 2) légitime l'idée que ce dernier n'est pas lieu d'expérience phénoménale, puisqu'alors il n'est "que" la description physique qu'on peut en faire (si au contraire la réalité n'existe qu'en rapport à un observateur, alors elle est d'emblée une expérience phénoménale). Autrement dit il s'agit d'affirmer le primat de l'existence physique sur l'existence phénoménale, la seconde dérivant de la première. D'où l'idée, puisque le monde physique est en lui même privé d'existence phénoménale, que seul l'homme en dispose à travers ses aspects cognitifs propres. On déduit de cette spécificité humaine d'ordre biologique l'impossibilité de lui faire jouer un rôle physique (argument 1), ce qui légitime en retour la clôture du monde physique. La boucle est bouclée.

Si ces deux postulats sont problématiques, c'est précisément parce qu'ils sont à l'origine du problème de la conscience et du problème de la mesure. En effet c'est bien la naturalisation de la mesure dans une optique de clôture du monde physique qui pose problème dans l'interprétation de la théorie quantique. Elle nous oblige à introduire une séparation arbitraire entre le monde macroscopique et le monde microscopique, ou bien à postuler l'existence de mondes multiples, de variables cachées, d'actions rétro-causales, autant d'aspects invérifiables qui n'ont pour vocation que de sauver ce postulat réaliste sur lequel la physique moderne est désespérément muette. Si l'on considère que la physique quantique décrit le monde vu par un observateur, le problème ne se pose plus. Parallèlement, c'est bien le primat de l'existence physique sur l'existence phénoménale qui pose problème à propos de l'esprit, et qui nous oblige à introduire une forme ou l'autre de dualisme pour rendre compte du second type d'existence. On s'en convaincra en remarquant le rôle que joue la clôture du monde physique dans l'argument des zombies de Chalmers.

C'est en fin de compte parce que passant d'une "théorie de ce qui existe pour un observateur" (primat de l'existence phénoménale) à une "théorie de ce qui existe en soi" (primat de l'existence physique) on a vidé l'ontologie de tout aspect phénoménal qu'on se retrouve dans l'impossibilité de rendre compte de nos observations empiriques d'une part, et d'expliquer notre conscience d'autre part.

Conclusion

Si l'on prend au sérieux la profondeur de la question existentielle et la profondeur du problème de la mesure, qu'on fait du premier problème celui de mon existence pour autrui (ou pour le monde) et du second celui de l'existence du monde pour moi, c'est à dire si l'on fait de l'en-soi l'envers du pour-soi, on voit qu'alors une convergence entre le problème de la mesure et le problème de la conscience est possible dès lors qu'on s'autorise à distinguer l'existence phénoménale de la conscience, et la description physique propre à un observateur de la réalité objective. Alors ces deux problèmes ne font plus qu'un et se résolvent dans la conception de l'existence sous toutes ses formes comme instanciation d'une réalité pour autrui. L'existence est tout à la fois ce qui est relié et la relation : il n'est de monisme plus complet que celui-ci (et si l'on y voit une régression à l'infini, c'est du passé vers le futur qu'elle a lieu, fondant ainsi le temps vécu)

Une chose qui n'existe pas ne peut pas, bien sûr, être mesurée. Mais d'une chose qui ne peut pas être mesurée, en quel sens peut-elle alors exister ? Si l'on adopte le principe de parcimonie, la mesurabilité et l'existence "en soi" sont synonymes, et c'est à la mesure de la décohérence qu'on peut identifier ce qui existe.

Bien sûr tout n'est pas résolu, puisque la nature de l'instanciation d'une existence et sa relation avec la description physique, c'est à dire la possibilité de penser la description physique d'un observateur comme relation aux autres observateurs existants, et l'intégration du cerveau humain à ce tableau, reste à élaborer. On notera que le fait de rattacher la description physique à un observateur permet de réinterpréter l'indétermination quantique non comme hasard absolu, notion confinant à l'absurde, mais comme opacité ou privacité. On peut donc y voir, si l'on combine la notion de cohérence, le contour de l'existence d'autrui. Il est également possible de réinterpréter la réalité objective du monde macroscopique comme le corrélat des réalités des différents observateurs. Il s'agit alors de retrouver le monisme de Russell, c'est à dire de concevoir le monde mental et le monde physique comme émergeant tout deux d'un substrat plus profond, le tissu relationnel des existences.

Commentaires

Greg a dit…
Article dense et très intéressant. La référence au monisme de Russell appelle celle à la Substance de Spinoza.
Anonyme a dit…
Bonjour Quentin,

Merci pour votre commentaire sur le blog de François Loth, que je viens de trouver ce matin

[http://francoisloth.wordpress.com/2006/11/16/un-monde-clos-le-principe-de-completude/#comment-3636]

ainsi que le lien que vous y avez inséré vers votre propre post ici, concernant le lien entre physique quantique, existence et esprit. Je dois admettre que j'ai pas tout compris à cet article.

Voici ce que je crois comprendre de votre point concernant l'incomplétude causale du domaine physique :

1) La physique reconnait l'existence du phénomène de 'réduction de l'indétermination quantique' (entre les états superposés d'une particule), et reconnaît aussi son incapacité à identifier le moindre phénomène physique susceptible de faire office de cause de cette réduction ;
2) Mieux, la physique quantique reconnait que
- tout se passe comme si c'était en fait l'acte de détermination lui-même (la mesure) qui "causait" la réduction
- la mesure n'est pas identifiable comme processus physique en soi (dans le sens où l'on ne peut mesurer qu'une grandeur a bien été mesurée -- on ne peut que directement mesurer cette grandeur)
- si bien que la physique admet presque que (iii) la réduction de l'indétermination quantique (par l'acte de mesure) est un phénomène non-physique, néanmoins pourvu d'un pouvoir causal (celui de réduire l'indétermination)
3) La physique elle-même admet quelques limites à son propre principe méthodologique de clôture causale, si bien que la violation de ce principe ne saurait faire office de falsificateur dans le champ des théories de l'esprit.

Est-ce bien cela ?

Merci,
Khalil.
Quentin Ruyant a dit…
Bonjour,

Merci pour ce commentaire.

Ce résumé et sa conclusion me semblent globalement correctes, à quelques bémols près, principalement du fait que l'interprétation de la physique quantique est un problème ouvert.

Notamment, en (1), difficile de parler de "l'existence d'un phénomène", et en (2.iii) de "phénomène non physique". Il s'agit déjà d'une interprétation.

La réduction de l'indétermination quantique peut aussi être interprétée comme principe heuristique, ou bien comme une illusion (cf. interprétation des mondes multiples), ou encore comme un phénomène physique non identifié. Dans les deux derniers cas, la clôture du monde physique est restaurée par l'interprétation.

Je reformulerai donc plutôt les choses ainsi :
3) En physique quantique, le principe de clôture causale n'est pas nécessaire et ne va pas de soi, même s'il est possible de le restaurer suivant certaines interprétations, si bien que la violation de ce principe ne saurait faire office de falsificateur dans le champ des théories de l'esprit.

Quentin
Anonyme a dit…
Merci :-)

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